« C’est désormais le graal absolu » : faut-il vraiment rêver être influenceur ?

02 juin 2022

6min

« C’est désormais le graal absolu » : faut-il vraiment rêver être influenceur ?
auteur.e
Elise Assibat

Journaliste - Welcome to the Jungle

Lena Situation, Squeezie, EnjoyPhoenix, Mister V… La liste est longue pour énumérer tous les influenceurs·euses qui dominent aujourd’hui le web et ses nombreux réseaux sociaux. Suivies, admirées, fantasmées sur YouTube, TikTok, Snapchat et autres, ces personnalités accompagnent les jeunes au quotidien et les inspirent dans leurs vocations professionnelles. Ces derniers seraient ainsi de plus en plus nombreux·euses à vouloir devenir influenceurs·euses à leur tour. Ils et elles seraient même près de 86% du côté des jeunes américains à en rêver. Alors, pourquoi ce métier attire-t-il toujours plus les jeunes générations ? Et quelle réalité derrière cette utopie ? Décryptage.

Qu’est-ce que tu voudras faire quand tu seras grand ?” A cette question, enfants et ados ont de toute date répondu par des synonymes de “star”. Et chaque génération a son fantasme absolu. « De la même manière que l’on a rêvé d’être chanteur avec la radio, ou acteur de cinéma avec la télé, être influenceur est désormais le graal absolu car ce sont les réseaux sociaux qui dominent de nos jours », observe Samuel Durand, expert du futur du travail pour le LAB de Welcome. Et de fait, impossible pour la génération Z de passer à côté : les 11-24 ans ont grandi avec un usage quotidien de ces nouveaux moyens de communication. En 2019, les jeunes Français passaient en moyenne près de 4h par jour les yeux rivés sur leurs écrans, soit 2h de plus que leurs aînés. « La présence des influenceurs sur les différentes plateformes n’est donc que la continuité logique de leurs habitudes », observe Frédéric Abecassis, directeur de l’école de marketing d’influence ffollozz. A force de les “côtoyer”, les frontières se brouillent et les plus jeunes s’identifient alors à leurs personnalités préférées, qu’ils perçoivent comme leur grand frère, leur grande sœur, leur ami. « Et puisqu’ils ont le sentiment de les connaître personnellement, tout en maîtrisant les mêmes outils qu’eux, vient la question fatidique du : pourquoi pas moi ? », poursuit le directeur.

Car à la différence des sphères artistiques, être influenceur ne nécessite en apparence aucun talent particulier. Une simple connexion à Internet suffit pour se lancer. Logan Sicoli, plus connu sous le nom de “Logfive”, cumule à lui seul presque 2 millions d’abonnés sur TikTok après s’être lancé dans des sketchs sur la plateforme de partage de vidéos. Un succès tel qu’il lui a permis de quitter son CDI au sein d’une agence de communication en janvier dernier pour se consacrer entièrement à ses projets personnels. Pour l’influenceur de 25 ans, si l’attraction pour la sphère du digitale explose, on le doit aussi aux confinements. « L’arrivée de TikTok a un moment où les écrans ont été sursollicités par les plus jeunes n’est pas anodin et cet usage excessif a participé à accélérer la tendance », constate Logan Sicoli.

C’est donc désormais tout un écosystème qui gravite autour des réseaux sociaux avec son lot de nouveaux métiers à la clé. Influenceur mais aussi, agent, spécialiste de stratégie d’influence pour les marques… Alors qu’aux Etats-unis et en Chine, de plus en plus de cursus forment au marketing d’influence depuis 2017, la toute première école française, ffollozz, verra le jour à Paris à la rentrée prochaine. « Entre l’ampleur des audiences sur les réseaux sociaux, l’investissement financier des annonceurs et les débouchées qu’offre le marketing d’influence, énumère Frédéric Abécassis, il y avait de quoi créer une école pour accompagner toutes ces nouvelles vocations. » En septembre 2022, une classe de quinze à vingt élèves à Bac+3 sera donc initiée au droit à l’image, au marketing, à la communication de créations de contenu mais aussi à l’influence éthique. Un moyen de former ces derniers à ces nouvelles professions encore peu cadrées, mais aussi de leur donner les outils pour se démarquer dans un secteur plus bondé que jamais.

La réalité derrière le fantasme

Si Internet ne présente pas de barrière à l’entrée, l’intérêt croissant pour le métier n’est pas sans failles. Plus les influenceurs se multiplient, plus la concurrence se fait rude. Selon une étude menée sur les perspectives de carrière en Grande-Bretagne auprès des 11-16 ans, l’activité d’influenceurs sur les réseaux sociaux serait d’ailleurs la deuxième plus convoitée, suivie de près par celle de vidéaste sur youtube. « Les jeunes sont si nombreux à vouloir englober la profession qu’il est désormais rare de connaître l’ascension des plus grands à tous les coups, explique Frédéric Abecassis. Une réussite comme celle de Lena Situation ou Squeezie ne serait pas possible aujourd’hui. » Pour Leïla Lévêque, ancienne pro dans le web influence et aujourd’hui responsable communication dans l’énergie, la capacité à émerger face à la totalité des comptes existants en France paraît même infime si l’on considère qu’un maximum de 1 000 profils seraient aujourd’hui “influents”. « D’autant que parmi ces derniers, on retrouve aussi des artistes, des joueurs de foot, des médias… », ajoute l’experte. Et même lorsqu’un compte se fait remarquer, il peut retomber dans l’oubli rapidement après. « J’ai très souvent vu de nouveaux influenceurs voir leur nombre d’abonnés chuter après un bad buzz ou par manque d’intérêt ou de régularité », constate Leïla Lévêque.

« Dès qu’un jeune voit son nombre d’abonnés grimper, il pense qu’il est influenceur, regrette Logan Sicoli. Mais il y a une différence entre faire des vues et créer sa société. » Et si tout le monde peut poster une photo de ses vacances sur Instagram, rares sont ceux capables de s’assurer un revenu mensuel sur la durée. Sur l’ensemble des comptes dits “publics’’ qui peuvent potentiellement un jour se faire approcher par des marques, ils ne seraient que 1% à pouvoir en vivre, d’après Leïla Lévêque. Sans compter que la diversification de l’influence notamment par le biais les candidats de téléréalité, a participé à décrédibiliser le métier. « Mais si la maîtrise des réseaux sociaux est au cœur des compétences, il s’agit surtout de développer toute une stratégie digitale originale pour gérer son image au même titre qu’une marque », confie Logan Sicoli.

Car l’objectif ici est bien de travailler avec les annonceurs pour en tirer un bénéfice financier. Or ce n’est pas parce qu’une création de contenu est digitalisée qu’il est pertinent d’en tirer un partenariat. Et si Leïla Lévêque a étroitement collaboré avec des influenceurs lorsque la vague a déferlé en 2017, elle n’y voit que peu de bénéfice aujourd’hui. « À cette époque toutes les marques voulaient communiquer ainsi et il y a eu des opérations très réussies, atteste-t-elle. Mais petit à petit la rareté s’est perdue et les projets étaient moins aboutis, moins cohérents. » Depuis, la spécialiste a fait marche arrière et s’appuie de nouveau sur les journalistes et les médias pour présenter un produit. Et en effet, le risque quand on se lance dans ce métier sans avoir étudié le digital ou sans être passé par une entreprise avant, c’est d’avoir du mal à s’adapter au monde réel ensuite, reconnaît Logan Sicoli. « Pour ma part, avoir travaillé dans une agence de com m’aide beaucoup à avoir les pieds sur terre, poursuit le TikTokeur. Ça m’a appris à comprendre comment fonctionne une cible mais aussi à développer mes réseaux, à définir ma ligne éditoriale et à communiquer avec les marques. »

Un indice de mutation du travail

Encore fragile, l’émergence du secteur de l’influence dans notre époque n’a décidément rien d’anodin. « Quand j’ai quitté mon CDI pour me consacrer à mes projets, ça a été une libération de découvrir ce que c’était que d’être mon propre patron en faisant ce qui me plaisait, révèle Logan Sicoli. En fait, l’influence c’est surtout un moyen de sortir du cadre en bossant autrement. » Car au-delà de l’accessibilité apparente que constitue le métier, on retrouve aussi l’idée d’un travail qui traduit les désirs de toute une génération. À commencer par l’envie profonde de plus de liberté « S’enfermer dans un bureau huit heures par jour, cinq jours sur sept, subir une hiérarchie, un patron est loin de correspondre à leurs attentes », constate Samuel Durand. L’influence apparaît alors comme un moyen de renoncer au tristement célèbre métro-boulot-dodo mais aussi de s’affranchir des contraintes du salariat une bonne fois pour toute. « D’ailleurs, les nouvelles générations parviennent plus facilement à créer du contenu justement parce que des réseaux sociaux ne cessent de se créer pour encourager cette liberté de création », poursuit-il. Pour le spécialiste, il existe aujourd’hui des milliers de sous-catégories dans chaque plateforme qui permettent d’imaginer les nouveaux métiers de demain. Et puisque les jeunes n’ont pas peur de profiter de ces opportunités, il est très probable que cette relation privilégiée à l’audience, avec des canaux directs, perdure encore longtemps. « À mon sens, l’influence va continuer d’attirer avec de nouveaux outils, de nouveaux réseaux et encore plus de nouvelles possibilités de monétisation », conclut Samuel Durand.

Pour certains cela pourra devenir une profession à plein temps, pour d’autres une passion quelques années avant de passer à autre chose où même simplement demeurer un side project. Rien n’est fixé et c’est justement cette liberté qui peut effrayer, en comparaison avec l’univers très codifié du salariat. Mais au-delà d’une simple carrière sur le digital, les réseaux peuvent également s’avérer un tremplin pour s’ouvrir à d’autres vocations. Logan Sicoli par exemple, rêve de monter sur scène pour raconter ses sketchs et compte bien y parvenir grâce à sa visibilité naissante. « Tous ceux qui ont percé ont leur projet à côté, affirme-t-il. L’influence ouvre plein de portes, il ne faut pas en faire une finalité. »

Article édité par Clémence Lesacq
Photo Thomas Decamps

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