Inflation : 40% des Français envisagent de prendre un deuxième job

09 janv. 2023

6min

Inflation : 40% des Français envisagent de prendre un deuxième job
auteur.e
Barbara Azais

Journaliste freelance

Face à la hausse des prix à la consommation, 40% des Français·es auraient déjà pensé à prendre un deuxième job pour boucler les fins de mois. Certains ont déjà sauté le pas, au risque de dépasser les durées maximales légales de travail hebdomadaires et de s’épuiser.

« Qu’est-ce que je pouvais faire d’autre ? Vendre de la drogue ? Faire du black sur les chantiers ? Je préfère travailler dans la légalité, j’assumerais si l’Urssaf me tombe dessus. » Mickaël, 34 ans, est responsable d’exploitation dans l’assainissement depuis plusieurs années et, depuis peu, cuisinier dans un restaurant le week-end. Face à une inflation quasi-historique (à +5,9% au mois de décembre), comme d’autres Français et Françaises, il a été obligé de chercher une solution pour joindre les deux bouts. Alors que l’économie était déjà fragilisée par la crise sanitaire, qui a bouleversé les chaînes logistiques planétaires et entraîné des pénuries et des hausses de prix, elle a également subi la flambée des cours de l’énergie et des matières premières engendrée par la guerre en Ukraine.

Des salaires stagnants face à l’envolée des prix

Un contexte politico-économique mondial tendu qui a provoqué une hausse conséquente des prix à la consommation, face à laquelle il n’a pas toujours été possible pour les entreprises d’augmenter les salaires. « La rémunération, c’est la dernière chose qu’on fait évoluer car une fois qu’on augmente quelqu’un, on l’augmente “à vie” », expliquait récemment Bénédicte Tilloy, experte du Lab de Welcome to the Jungle, DRH et ex-DG de SNCF Transilien. « De plus, si on indexe la rémunération sur l’inflation, automatiquement, on augmente le prix du produit que le collaborateur fabrique et on entretient l’inflation en créant une spirale. »

Alors, aux grands maux les grands remèdes. Selon un sondage Qualtrics réalisé à la fin de l’été 2022, près de 21% des actifs déjà en poste ont déjà cherché un deuxième emploi, et 20% d’entre eux envisagent de le faire. Ainsi, 40% des Français auraient dernièrement pensé à jongler avec au moins deux jobs pour s’en sortir. « C’est davantage le cas des métiers à faible niveau de qualification et de rémunération, qui sont encore plus contraints qu’avant de trouver un deuxième job pour faire face financièrement, observe Eric Gras, spécialiste du marché de l’emploi et du recrutement chez Indeed France. La majeure partie des gens qui cherchent un deuxième emploi par contrainte vivent dans des zones rurales et ont besoin de trouver un complément de revenus, parce que les seuls jobs qu’ils trouvent sont des CDD, des emplois partiels ou en intérim. »

Mais la tendance s’accentue également chez les cadres. Kate, 31 ans, product manager dans le tourisme, y songe sérieusement : « On s’est engagés dans des travaux sur la base de notre niveau de vie d’avant, mais là ça ne suit plus. C’est exponentiel : notre panier de courses a augmenté de 30 à 40%, le budget essence de mon compagnon a subi une hausse d’environ 250 euros par mois et on ne chauffe plus qu’au bois alors qu’on utilisait aussi le gaz l’année dernière. On n’arrive même plus à mettre d’argent de côté. » La solution, estime-t-elle : trouver un complément de revenus « d’au moins 200 euros par mois », pour que le couple soit à nouveau à l’aise.

Jusqu’ici, Kate et son compagnon faisaient pourtant partie de ce que l’on nomme la classe moyenne, relativement épargnée par les aléas de l’économie. Mais autant qu’elle pousse à changer nos modes de vie et de consommation, l’inflation redessine les contours des classes sociales. « Normalement, la force d’un pays comme la France c’est sa classe moyenne, analyse pour Ecorama Marc Touati, économiste et président du cabinet ACDEFI. Il y a un peu de très riches, un peu de très pauvres et une belle classe moyenne. Là, le problème c’est que la classe moyenne d’en bas est en train de tomber, de se détériorer. »

Le non-respect des durées maximales de travail

Face à une situation personnelle qui se complique, certains ménages se retroussent les manches, au risque de dépasser les durées maximales de travail hebdomadaire légales… et de s’épuiser. En plus des 39 heures qu’il effectue du lundi au vendredi pour un salaire net de 2 400 euros, Mickaël travaille ainsi 18 heures supplémentaires du vendredi au dimanche, pour un deuxième revenu net de 700 euros. Soit un total hebdomadaire de 57 heures pour 3 100 euros net. « Tout le monde me dit que je suis courageux parce que je travaille 7 jours sur 7… mais c’est interdit ! » Dans les faits, la durée de travail effectif quotidienne d’un salarié ne doit en effet pas dépasser 10 heures et celle du travail effectif hebdomadaire ne doit pas excéder 48 heures sur la même semaine, ou 44 heures sur une période de 12 semaines consécutives. Sauf en cas de dérogation pour circonstances exceptionnelles.

« Faudrait pas qu’il m’arrive quelque chose c’est sûr, concède le sudiste. C’est vrai que ça ajoute du stress à ma situation, notamment parce que je manipule des couteaux, je suis fatigué, je fais les trajets en voiture. Un accident du travail est vite arrivé. Mais on a un bébé et on rembourse deux crédits immobiliers depuis 6 mois, parce que notre premier appartement, qu’on tente de vendre, ne trouve pas preneurs à cause de la hausse des taux d’emprunt. »

Le non-respect des durées maximales de travail est en effet perçu comme un préjudice fait au salarié, qu’il appartient à l’entreprise de dédommager. « L’employeur a une obligation de sécurité et doit s’assurer que le salarié vient travailler suffisamment reposé », explique Delphine, Responsable des Ressources Humaines dans un grand groupe. Les entreprises ne risquent rien si elles ignorent que leur salarié cumule plusieurs emplois et dépasse les durées maximales de travail hebdomadaire. « Dans le cas contraire, elles s’exposent à ce que l’on appelle une faute inexcusable. C’est d’ailleurs le seul risque vis-à-vis des salariés pour lequel s’assurent les employeurs. Car si un patron a connaissance d’un risque pour la sécurité de son salarié, comme un cumul d’emplois, qu’il n’a rien fait et que cela conduit à un accident du travail ou de trajet, il en sera tenu responsable. » Il lui sera alors demandé de dédommager son salarié en tenant compte de tous les préjudices éventuels (moral, physique, familial, d’apparence, sexuel…) et de rembourser les frais versés par la sécurité sociale (soins de santé, maintien de salaire, etc). « Généralement, la somme à payer est de minimum 100 000 euros. »

Les risques sanitaires du cumul d’emplois

Les durées maximales de travail effectif prévues par le Code du travail sont indispensables à la protection des intérêts des salariés. Sans elles, nombre de travailleurs feraient l’impasse sur leur temps de récupération. « J’ai le statut cadre, je fais déjà de grosses journées, analyse Kate. Ce sera très compliqué de concilier les deux, je m’interroge quant à l’organisation. On ne voulait pas toucher au repos du week-end mais là, on se pose sérieusement la question… », confirme justement la trentenaire. Or, à bien des égards, le cumul d’emplois peut être éprouvant et impacter considérablement la santé.

Selon une étude menée sur le sujet de 2000 à 2016 par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), travailler plus de 55 heures par semaine augmenterait le risque d’AVC de 35% et celui de mourir d’une cardiopathie ischémique de 17%, par rapport au fait de travailler 35 à 40 heures hebdomadaires. Un constat alarmant qui place la pluriactivité au centre des préoccupations en termes de santé et de bien-être au travail : « Maintenant que nous savons qu’environ un tiers de la charge de morbidité liée au travail est imputable aux longues heures de travail, cela en fait le premier facteur de risque de maladie professionnelle », a estimé l’OMS.

« Le premier critère d’un·e candidat·e lorsqu’il ou elle cherche un job, depuis toujours mais encore plus aujourd’hui, c’est la rémunération. » - Eric Gras, expert Indeed

Les politiques des entreprises en première ligne

Si la Banque centrale européenne (BCE) espère que le taux d’inflation redescende à 2% en 2023, certains économistes semblent moins optimistes : « En début d’année, on sera autour de 8 à 10% en France et on reculera progressivement à 4-5% », estime pour sa part Marc Touati. Alors quelles sont les perspectives pour les travailleurs et travailleuses en 2023 ? Selon l’étude “inflation salaires” menée par Alixio, un groupe de conseil en ressources humaines, et relayée par le Parisien, près de 200 DRH et responsables des rémunérations au sein de moyennes et grandes entreprises envisagent d’augmenter les salaires de 4,3 % en 2023 (après des hausses de 2,9% en 2022 et 2,5% en 2021). Une initiative destinée à compenser la perte de pouvoir d’achat de leurs collaborateurs. « Il y a une tendance très forte qui ressort dans nos études, analyse Eric Gras de chez Indeed, c’est l’aspect rémunération. Le premier critère d’un·e candidat·e lorsqu’il ou elle cherche un job, depuis toujours mais encore plus aujourd’hui, c’est la rémunération. »

De leurs côtés, de plus en plus de patrons incapables d’augmenter les salaires proposent des avantages complémentaires comme des primes, ou encore la prise en charge de la hausse des titres de transports (+12% pour le passe Navigo depuis le début du mois de janvier par exemple). « Ce sont des solutions réversibles, donc on comprend bien pourquoi ils préfèrent recourir à ces avantages », explique au Parisien l’économiste Gilbert Cette. Le climat social pourrait être encore tendu dans certaines entreprises à la rentrée de janvier. « On sait que l’inflation sera forte les deux premiers trimestres 2023. Mais si cela dure plus longtemps, certaines entreprises devront rouvrir des négociations en cours d’année pour éviter des dissensions. »

Article édité par Clémence Lesacq ; photo : Thomas Decamps pour WTTJ

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