Pénurie dans l'hôtellerie-restauration : cet été, les enfants au travail ?

27 juin 2022

5min

Pénurie dans l'hôtellerie-restauration : cet été, les enfants au travail ?
auteur.e
Maureen Damman

Journaliste

Alors qu’en France l’été pointe le bout de son nez, le secteur de l’hôtellerie-restauration retient son souffle : y aura-t-il assez de main-d’œuvre pour assurer la période estivale ? Combien d’établissements pourront tenir face à cette pénurie inédite - 250 000 personnes à date - de serveurs·euses, cuisinier·e·s et autres réceptionnistes ? Face à ce noeud gordien, certain·e·s restaurateurs·trices ont tranché : ce sera le travail des enfants, ou rien…

« Elle est travailleuse, et en plus elle est disponible chaque été vu qu’elle habite dans le village. On peut vraiment compter sur elle ! » “Elle”, c’est Léa, 17 ans, habituée à venir mettre la main à la pâte dans le bar-restaurant de Philippe depuis plusieurs années déjà. La soixantaine et le ton bourru, le restaurateur du pays-basque enchaîne : « De toute façon, tout le monde le fait ici, il faut bien se relever de deux années à vide. »

Horaires décalés, bas salaire et travail acharné, c’est le triptyque proposé par le secteur de l’hôtellerie-restauration à ses travailleurs. Avec la crise sanitaire, et ce malgré les quelques gages données aux salariés du secteur en début d’année (comme l’augmentation de 16% des salaires en moyenne et la possibilité d’un treizième mois), 10% d’entre elles et eux ont quitté le navire pour de meilleures conditions de travail et de vie. À l’approche de la saison estivale et touristique, 250 000 postes seraient à pourvoir.

Une pénurie historique

Face à une pénurie historique, certains cherchent des solutions. Comme le président de l’Union des Métiers et des Industries de l’Hôtellerie, Thierry Grégoire qui cite : la fermeture quelques jours par semaine des établissements, l’augmentation déjà effective des salaires, de nouvelles organisations du travail sans coupure… Mais avec les précédentes années déjà difficiles pour le secteur, peuvent-ils vraiment se le permettre ? Pour Alain Jacob, consultant senior pour le cabinet AJ recrutement, la pénurie de main-d’œuvre était déjà flagrante avant mars 2020, notamment en cuisine, ou au service des étages. « Les émissions de télé-réalité avaient donné un « coup de boost » aux inscriptions en école hôtelière, mais cela reste bien insuffisant pour compenser les départs à l’international et la désaffection persistante pour un métier qui reste compliqué sur le plan de l’organisation du travail et donc des horaires. » À court-terme, dit-il, les solutions pourraient être de davantage faire confiance aux seniors, de faire venir des travailleurs des DROM-COM, ou de simplifier les formalités administratives pour accueillir des travailleurs étrangers ayant déjà une bonne pratique de la langue française.

Et puis, il y a une autre solution. Celle de Philippe et d’autres restaurateurs en manque de bras : faire travailler un ou deux mineurs, comme Léa. Un schéma autorisé en France à partir de 14 ans. « On fait travailler les petits neveux, les filles et fils des copains, bref, ceux qui prendront peut-être la relève de ce métier que tout le monde avoue difficile autant sur le plan psychologique que physique », lance Philippe, qui sait bien qu’il faudra en passer par là pour ne pas que certains mettent la clé sous la porte.

En France, un hôtel ou un restaurant a tout à fait le droit d’employer des saisonniers mineurs, sous certaines conditions : « Dès lors qu’ils ont plus de 14 ans, les jeunes peuvent être embauchés dans le cadre d’un job d’été, à condition, s’ils ont moins de 16 ans, de disposer d’un nombre de jours minimum de vacances scolaires » stipule le ministère du Travail. Des règles particulières doivent être respectées : forme du contrat de travail, conditions de travail adaptées, rémunération minimale, indemnité de congés payés en fin de contrat, temps de travail… Les rémunérations perçues par le jeune salarié peuvent même être exonérées d’impôt sur le revenu. Pourtant, Maître Johan Zenou, avocat spécialisé en droit social, y voit de possibles dérives à venir. « La demande sur le travail des mineurs est de plus en plus grande, et tout cela est à l’avantage des patrons. Quoi de mieux qu’une main-d’œuvre flexible, non syndiquée, pas chère et corvéable à merci ? » Pour les patrons, l’avantage financier est plus qu’intéressant : le SMIC est minoré de 20 % avant 17 ans, et de 10 % entre 17 et 18 ans, quand ils sont déclarés.

Adolescence sacrifiée

Pour l’avocat en droit social, une hausse du travail des enfants dans le secteur est nécessairement à prévoir, voire à contrecarrer, que ce soit dans un cadre légal ou illégal. Il y a d’une part le travail des enfants mineurs isolés et sans papiers, ceux qui peuvent vous livrer votre pizza à vélo ou en scooter, mais il y a aussi les sans papiers qui se cachent en cuisine ou dans les chambres… Enfin, il y a le travail des enfants totalement banalisé : c’est le travail intrafamilial des petits restaurants et hôtels.

Nicolas, 37 ans aujourd’hui, ne garde pas un très bon souvenir de ses étés passés à travailler dans l’enseigne de ses parents, dans le quartier de Bibi Beaurivage, à Biarritz. « Ma sœur jumelle et moi avons commencé à les aider quand on avait 13-14 ans, on lavait et repassait le linge… Puis, on a fait le ménage chaque soir, et ensuite véritablement assurer le service en cuisine. » À 17 ans et après trois ans d’ “aide” gratuite, Nicolas demande à ses parents de le salariser et de compter ses heures. « On était une main-d’œuvre activable, facile et qui ne peut pas vraiment dire non » souffle-t-il en évoquant une adolescence et une vie sociale sacrifiées. Hésitant, il ajoute cependant : « mais mes parents n’avaient honnêtement pas trop le choix. »

Une expérience formatrice ?

Malgré tout, pour certains enfants de restaurateurs devenus adultes, ce premier pas dans la vie professionnelle reste une bonne expérience. Chloé, 29 ans, se souvient qu’en travaillant ado dans le restaurant de sa belle-mère, elle avait de quoi partir en vacances avec ses copines. Elle se sentait respectée par les clients, pouvait boire et manger au restaurant.

Pour Clémence et Lola, 15 et 17 ans, réceptionniste et serveuse dans les Landes, c’est presque un devoir de le faire pour la famille. « On est en début de saison, les parents n’arrivent pas à trouver de personnel fiable. Nous, au moins, on est là à l’heure, on travaille, on ne ferait pas n’importe quoi. » Elles sont là « depuis un moment », soit en remplacement de dernière minute, soit le week-end, soit en saison, quelques jours par-ci par-là. Elles sont payées “au black”, mais toujours comme il faut, affirment-elles. Pour leurs parents qui témoignent : il faut voir ça avant tout comme une bonne expérience de vie, un emploi formateur et responsabilisant. Et puis, ils n’ont pas vraiment le choix, « le métier est compliqué en ce moment et on ne trouve pas chaussure à son pied facilement, encore moins ici. »

Pour Maître Johan Zenou, le risque est également que cet appel d’air pour faire travailler les plus jeunes, voulu temporaire mais qui pourrait durer dans le temps, entraîne un décrochage scolaire. Souvent issue de milieux défavorisés, une part de cette main-d’œuvre jeune et malléable peut y voir une source de revenus non négligeable et disponible immédiatement. L’heure est grave, assure l’avocat, et la boîte de Pandore a été ouverte : les lobbys font déjà pression depuis quelques années, à commencer par la réduction de l’âge légal minimum du travail, qui est passé, sous conditions, de 16 à 14 ans en 2018. Ne vont-ils pas tenter d’abaisser encore l’âge légal ? « Ce serait clairement voler l’enfance et l’épanouissement des mineurs » réplique-t-il. Et ce n’est pas Nicolas qui le contredira.

Article édité par Clémence Lesacq
Photos par Thomas Decamps pour WTTJ

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