Dans la tête des big boss : « Ils ont à gérer des trucs qui te fractureraient l'âme »

08 févr. 2024

5min

Dans la tête des big boss : « Ils ont à gérer des trucs qui te fractureraient l'âme »
auteur.e
Ariane Picoche

Journaliste et responsable de la rubrique Decision Makers @ Welcome to the Jungle

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Qui sont les grands patrons qui nous « gouvernent » ? Cette question, Viktor Cohen est l’un des rares à pouvoir y répondre. Son métier de ghostwriter lui permet d'accéder, le temps d’un livre, à la vie secrète des dirigeants. Interview.

Viktor Cohen est prête-plume : il écrit des livres pour des VIP, notamment des grands patrons, et ce en toute discrétion. Diplômé de l’ENS et de Sciences Po, il a d’abord envisagé une carrière dans l’enseignement avant de se tourner vers l’édition. Il a commencé comme assistant dans une prestigieuse maison parisienne et a publié quelques textes dans des revues littéraires. C’est là qu’on lui a proposé d’écrire un premier livre en tant que ghostwriter. Derrière l’anglicisme, se cache un quotidien pluriel, qui nécessite des talents de caméléon et un certain bagout. Et ça, Viktor Cohen n’en manque pas.

C’est quoi le job d’un ghostwriter ?

C’est faire exister un livre. Et cela va bien au-delà de l’aspect rédactionnel. Il s’agit de conceptualiser un projet pour un client, qui manque de temps ou de compétences en la matière. Ce métier exige un large éventail de skills, allant de l’excellence en écriture à la capacité à comprendre les gens et à nouer des liens de confiance. Il faut aussi être attentif aux tendances du storytelling et aux préférences du public. Surtout, la polyvalence intellectuelle est cruciale pour assimiler rapidement des sujets variés et développer une expertise approfondie. Les projets peuvent être très différents. D’ailleurs, il est presque impossible d’en gérer plusieurs en parallèle, un seul livre demandant déjà énormément d’énergie.

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Qui sont tes clients ?

J’en ai trois grands types : les personnalités issues des médias, les experts de tel ou tel domaine, et les chefs d’entreprise. Ces derniers se distinguent par leur position intermédiaire entre les deux autres. À l’inverse des experts, ils ont souvent une identité sociale et une visibilité dans la société, ce qui influence le ton et le contenu de leur livre. Les motivations varient selon les patrons. Certains cherchent à exprimer des idées novatrices et à remettre en question les normes établies, quand d’autres ont des objectifs plus institutionnels ou personnels, comme raconter l’histoire de leur entreprise ou leur parcours.

« J’ai eu des clients avec lesquels je n’ai pas échangé un seul email, tandis que d’autres m’ont accueilli chez eux pendant plusieurs mois. »

Comment travailles-tu, y a-t-il un processus type ?

L’expérience dure de 3 à 6 mois, et chaque projet est unique dans sa méthodologie de travail. Par exemple, j’ai eu des clients avec lesquels je n’ai pas échangé un seul email, tandis que d’autres m’ont accueilli chez eux pendant plusieurs mois au milieu de leur famille. Les interviews sont une composante essentielle du processus. La manière dont je les mène fluctue en fonction de la personnalité et des besoins de chacun. Contrairement à la croyance populaire, je ne fais pas d’enregistrement, mais je prends des notes rapides en direct. Cette méthode me permet de synthétiser efficacement les informations et de transformer un document brut en un texte structuré. Ensuite, pour conserver la « voix » du client, je vise l’équilibre entre neutralité, c’est-à-dire le ton d’un article du Monde, et personnalisation, via l’ajout d’expressions distinctives.

Tu dis avoir vécu plusieurs mois chez un client. Ce mélange entre pro et perso, ce n’est pas bizarre ?

Travailler dans une grande maison en Corse avec vue sur la mer, ça ne me semblait pas bizarre du tout ! Mon client avait un côté bienveillant et paternel, il veillait à ce que je ne manque de rien : nourriture, soleil et cigarettes… Mais cette proximité n’a jamais entravé mon travail, au contraire. Établir une relation amicale a tendance à faciliter la collaboration. En fait, il y a une forme d’intimité dans mon métier, notamment lorsque les clients partagent des histoires personnelles pour leur livre. Et sur toutes les confidences que l’on me fait, 20 % resteront en off : cette discrétion correspond à une partie de ma rémunération.

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La discrétion, c’est donc la qualité n°1 d’un ghostwriter ?

Je dois être comme un médecin avec le secret médical. C’est cette confidentialité qui conditionne la confiance. Impossible de ne pas respecter cette règle avec une clientèle d’élite comme celle des grands patrons. Ils sont déjà un peu paranoïaques, ils imaginent qu’il y a des micros partout et qu’on les espionne… Certains sont très fermés ou formels, et ont du mal à s’exprimer autrement que par monosyllabes. Ils ont tellement l’habitude de contrôler leur discours, qu’ils ne disent rien. D’autres présentent des versions un peu spéciales des choses, et quand tu leur signales : « J’ai fait des recherches et je vois plutôt ça comme ça », ils te répondent : « Oui, vous avez raison, mais je ne pouvais pas vous le dire ». Il faut donc être capable de lire entre les lignes pour éviter de tourner en rond.

Justement, comment pousse-t-on un patron à s’ouvrir ?

J’utilise plusieurs techniques, comme détendre l’atmosphère avec une blague ou partager des aspects de ma propre vie. J’ai travaillé avec un patron qui avait une maison à Paris, or mes parents en ont une aussi. Lui a commencé à se livrer quand je lui ai parlé des fissures dans les murs et des travaux sans fin qu’il fallait faire chez nous. Partager ces anecdotes crée une connivence et ouvre la voie à une conversation plus sincère. C’est comme aller chez le coiffeur, où l’on peut se retrouver à se confier sans même s’en rendre compte. Il faut être attentif aux signes et aux sujets qui les intéressent pour faciliter l’échange. Il y a presque un côté « date » amoureux !

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Les chefs d’entreprise sont-ils une population à part ?

C’est une clientèle étrange ! Les patrons ont souvent des parcours et une mentalité uniques, ce sont des primus inter pares. Ce qui les distingue du commun des mortels, c’est leur perception du monde. Leur position leur confère un genre de surplomb, et leur échelle de valeurs est titanesque, que ce soit en termes d’argent, de timing ou de responsabilités. Leur semaine est comme une année pour nous, et leurs priorités sont très différentes. Ils n’ont pas le temps de rêvasser en regardant les papillons se poser sur des marguerites… Ce qui peut les rendre robotiques. Leur expérience les a par ailleurs dotés d’une intelligence et d’une capacité de compréhension impressionnantes. Ce ne sont pas des monsieur et madame tout le monde. Ils ont à gérer des trucs qui te fractureraient l’âme.

Comment te traitent-ils en général ?

Avec respect et courtoisie. Ils reconnaissent que, même si ma compétence peut sembler minime comparée à la leur, je sais comment faire un livre. Cela crée un rapport d’égalité, car je ne suis pas leur salarié. Ma démarche entrepreneuriale leur rappelle celle d’autres libéraux tels que les avocats et les médecins. Cependant, les contraintes qui pèsent sur eux peuvent engendrer des situations difficiles, surtout lorsque je suis pris entre leurs attentes et celles des éditeurs.

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Toi qui as l’habitude de raconter des histoires, dirais-tu que la maîtrise du storytelling est devenue une compétence incontournable pour les patrons actuels ?

Mes grands patrons à moi sont plutôt des boomers, ils n’ont pas LinkedIn et s’en foutent. Ils veulent qu’on les contacte le moins possible, pour réduire les pertes de temps et les opportunités de dire une bêtise. En fait, leur storytelling, ça s’appelle le silence ! Évidemment c’est différent pour les chefs d’entreprise plus jeunes, pour qui le personal branding est un outil précieux. Et il y a des exceptions, comme Xavier Niel, mais ces dirigeants stars sont obligés de tout compartimenter. Par ailleurs, les grands patrons peuvent se raconter mais dans des situations très spécifiques : quand ils ont terminé leur carrière ou quand ils ont envie de défendre un sujet au sein de la société. Ils maîtrisent aussi un autre type de storytelling, tourné vers l’interne. Je me souviens d’un patron qui adressait des genres de lettres à ses 300 000 salariés, pour les embarquer dans sa vision, et c’était magnifique à voir.

« Un patron est tiraillé entre de multiples menaces et engagements. »

Auraient-ils intérêt à parler plus d’eux ?

Oui car leur métier, qui est au cœur de notre modèle économique, reste un mystère pour beaucoup. Plus de transparence me semble crucial pour la démocratie et une meilleure appréhension de l’économie. On pourrait croire qu’un grand patron manage des gens, mais ce n’est pas le cas. Ou c’est loin de n’être que ça. Sa vie est un dialogue constant avec les actionnaires, le conseil d’administration, les concurrents, les politiques, le public, les clients, les prestataires… Il est tiraillé entre de multiples menaces et engagements. La plupart sont motivés par la protection et la croissance de leur boîte, ce qui explique leur obsession pour le cours de l’action, qui est en quelque sorte la serrure de leur entreprise. Communiquer davantage sur leur quotidien et casser l’imaginaire des années 80 qui voudrait que le patron soit un odieux capitaliste dans son immense bureau, permettrait de mieux saisir ces réalités.


Photos : Thomas Decamps pour WTTJ

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