« Mon collègue ne raconte que des mythos et ça nuit à mon boulot » : comment réagir ?

31 oct. 2023

7min

« Mon collègue ne raconte que des mythos et ça nuit à mon boulot » : comment réagir ?

Chiffres trafiqués, excuses de retard bidon, vie alternative fantasmée… Lorsque les piles de bobards se transforment en montagne et que le fonctionnement de l’entreprise s’en trouve menacé, réagir devient un impératif. Mais entre confrontation directe et délation auprès d'un supérieur, reste à savoir comment s’y prendre pour canaliser ces Pinocchio de bureau - et éviter tout drame d’open space.

« Lorsque notre chargée de com’ m’a annoncé qu’elle était enceinte d’une star de la chanson française (1), j’ai compris que quelque chose ne tournait pas rond », rejoue avec gravité Patrice (2), au moment de se remémorer le plus rocambolesque « fait d’arme » de celle qu’il en était venu à surnommer « Madame Pipeau ». Derrière ce sobriquet pas franchement flatteur, il y a Natacha. « Une nouvelle arrivée, détaille notre chef de projet événementiel. La plus jeune de la boîte - sympathique sous tous rapports et particulièrement intègre. » Du moins jusqu’à ce que ce séduisant mirage se dissipe. « Ça a commencé par un désinvestissement vis-à-vis des missions avec, pour prétexte bancal, plusieurs activités dont elle n’avait jamais fait mention, comme du volontariat associatif. »

À mesure que les mois passent, « Nat’ » est de moins en moins disponible, et de plus en plus évasive sur ses motifs d’absence. De sorte que certains suivis client sont « mis en péril » ; alors lorsque, pour la énième fois, elle s’éclipse prématurément d’une réunion, Patrice la questionne en aparté sur la « cause réelle » de son départ. « Et là, elle balance qu’elle doit faire l’échographie d’un enfant dont l’un de nos chanteurs vedette serait le géniteur. » Problème : par-delà l’incongruité du scoop, l’âge de ladite vedette rend a minima improbable sa paternité et Madame ne montre pas le moindre signe de grossesse, malgré le mois de gestation tardif évoqué. Le masque tombe : Natacha est une affabulatrice. Une vraie de vraie. Dès lors s’impose « la » question : comment réagir ?

« J’étais partagé entre la compassion, et le sentiment d’être pris pour un con. » Si, dans le privé, battre en brèche un mensonge de cet acabit peut relever du jeu d’enfant, dans le milieu professionnel, « on est sur une autre paire de manches », pointe Patrice, qui a d’abord adopté l’approche « investigatrice ». « J’ai fait mine de rentrer dans son jeu », déroule celui qui, jour après jour, creuse la question en singeant un intérêt sincère pour la prétendue idylle. C’est alors que le mensonge fait effet boule de neige.

« Il y avait toujours une réponse à tout. Puis elle a commencé à répandre la nouvelle dans le bureau, en précisant qu’elle était depuis des années non seulement la maîtresse secrète de son amant - mais également sa parolière, sur plusieurs albums. » Une absurdité criante aux yeux de Patrice, pour qui, « dans le showbizz, aucun parolier ne bosse incognito, ne serait-ce que pour des raisons légales, ou de revenus liés à la SACEM ». Et alors que notre Sherlock Holmes improvisé cherche du soutien parmi ses collègues, il découvre avec stupéfaction que nombre d’entre eux donnent crédit à ce récit pourtant mirobolant. « Au moment où Natacha nous a annoncé qu’elle allait devoir passer en full télétravail à cause d’une fausse couche provoqué par un accident de voiture - qui n’avait laissé aucune séquelle, notons - la plupart se sont montrés compatissants. » Plus c’est gros, plus ça passe, comme dirait l’autre. Mais alors quoi, mettre fin à cette mascarade XXL en confrontant directement la concernée ? « Impossible », balaie Patrice d’un revers de main.

Car même si l’imposture le pousse dans les retranchements d’une attitude méfiante - « Comment lui faire confiance, même s’il ne s’agissait que d’un coup de fil client ? » -, notre interlocuteur ne peut s’empêcher d’être attendri. « Ou bien elle était érotomane, ou bien, quelque part, son mensonge visait à attirer l’attention sur elle, à être accepté dans une boîte entourée de collègues à forte expérience qui, peut-être, l’intimidaient. Démasquer la supercherie aurait été trop brusque pour elle. » Tout à la fois « apitoyé » de ces fraudes et échaudé par le cuisant sentiment d’être « pris pour un con », il décide de l’éviter au maximum, tout en penchant dorénavant pour la politique de l’autruche. Et pas question de devenir « le méchant de service », en étant le seul de la boîte à monter au créneau pour avertir le DRH.

Dénoncer ou se taire à jamais ?

« Personne n’a envie d’endosser le rôle de la balance », abonde Chelsea qui, elle, a bien dû « s’y coller ». Partageant le même bureau au service commercial d’une grande entreprise qu’un collègue « bon chic bon genre », notre interlocutrice n’a pas tardé à réaliser que celui qu’elle en était presque venue à considérer comme son ami était « bidon de A à Z ». « Il se présentait comme l’employé-modèle, doublé d’un type aux milles vies et évidemment, ça fascinait - moi comprise. J’ai commencé à avoir des soupçons en remarquant qu’il gonflait certains chiffres de ventes, et se vantait d’avoir “hameçonné” des clients qui, pourtant, n’avaient jamais entendu parler de lui ». Face à la répétition de ces mensonges d’autant plus troublants qu’ils étaient « aisément démantelables » à l’appui de preuves matérielles, Chelsea relit toutes les rodomontades de son « partenaire » sous un éclairage neuf - et cru.

« Son voyage au Machu Picchu, son parcours en compétition de judo… J’ai passé au crible chacune de ces histoires qui lui servaient à briller, pour découvrir que rien ne tenait debout - mais sans que celui-ci ne se démonte jamais ! », hallucine encore notre interlocutrice. C’est bien simple : il y a toujours une explication et rien n’est jamais de sa faute. Chelsea en vient à l’effarante conclusion que, quelque part, son collègue croit « vraiment » à ce qu’il raconte. De sorte que, face à l’impossibilité d’obtenir le moindre aveux, elle se retrouve dos mur. Comme prise en tenaille par un dilemme cornélien. « Fermer les yeux, ou dénoncer auprès de la hiérarchie celui qui était, un temps, mon coworker de cœur, telle était la question », rejoue-t-elle, en reprenant le goût de l’humour.

Étant considérée comme la plus proche du concerné - et donc la plus au faîte de sa tendance mythomane -, Chelsea se sent responsable. « Il fallait bien que quelqu’un prenne le taureau par les cornes, sinon la faute allait retomber sur notre chef de service ou - qui sait ? - un autre collègue. Alors je suis allée toquer à la porte de notre manager, qui l’a lui-même confronté en lui montrant que le nombre de contrats qu’il revendiquait ne collait pas à la réalité. » Pas de sanction, simplement un avertissement. Et, depuis, son débit de bobards - pro comme perso - a dégringolé « comme par magie ». Sans que Chelsea ne soit jamais associée par son collègue à ce « coup de filet ». « C’était il y a maintenant quatre mois. Mais il apprendra sans doute la vérité un jour car, tôt ou tard, tout finit par se savoir dans une entreprise. J’appréhende ce moment, et c’est souvent avec honte que je repense à mon “mouchardage”», confie-t-elle, soudain amère. Avant de se reprendre : « Je sais que j’ai été droite dans mes bottes et puis, au fond, qu’aurais-je pu faire de mieux ? »

Identifier, puis gérer un mythomane : mode d’emploi

Pour y voir plus clair sur l’approche à privilégier dans l’épineuse situation qu’ont vécu Patrice, Chelsea - et tant d’autres -, Hugues Delmas, professeur de psychologie à la Sorbonne Paris-Nord spécialisé dans la détection du mensonge, et co-auteur de Le Mensonge (édition Dunod, 2019), a accepté de nous apporter son éclairage.

  • Commençons par les bases. Qu’est-ce qu’un mythomane ?
    Dissipons d’emblée un malentendu : la mythomanie n’existe pas, en tant que pathologie clinique recensée par le DSM-5 (la Bible de la classification des troubles mentaux, NdlR). Mais si l’on se réfère à la définition commune, le terme renvoie au moment où une personne n’a plus conscience qu’elle profère des mensonges, tant la frontière entre réel et imaginaire s’est brouillée à ses yeux.

  • Comment être certain que l’on est face à une tromperie ?
    Précisons d’abord que le mensonge, décrit en psychologie comme “l’intention délibérée de tromper autrui” est un phénomène banal qui a une fonction sociale avérée. Imaginez une société où personne n’utiliserait de filtres lors de ses échanges - une catastrophe ! Par ailleurs, lorsqu’il s’agit de détecter des mensonges, l’humain n’est intuitivement pas “bon”, puisqu’il a en moyenne une chance sur deux d’en repérer un durant une interaction. Ce score bas s’explique notamment par la théorie de la “vérité par défaut” qui suppose qu’un individu ne remet a priori pas en question la parole de son interlocuteur. Tout simplement parce que ce serait trop épuisant d’évaluer à chaque phrase la véracité du propos énoncé. Mais lorsque quelque chose de louche affleure, il y a deux options. Ou bien une preuve substantielle, objective, permet de mettre en avant une contradiction, ou alors l’on est dans le subjectif - sa version contre la nôtre, en somme. Et il est alors impossible d’être sûr à 100 % que l’on se heurte à une supercherie.

  • Quelles peuvent être les motifs du mensonge, dans le cadre professionnel ? Il existe deux grandes catégories de mensonges : les égoïstes et les altruistes. La différence entre les deux se jouant sur le bénéficiaire dudit mensonge. Un manager peut mentir pour protéger son équipe par exemple, tandis que les cas que vous avez évoqués pointent plutôt vers une volonté de se mettre en avant, qui flirte aussi avec une stratégie d’esquive des tâches. Quant aux éventuelles raisons “profondes” de ce comportement - un complexe d’infériorité, par exemple - ce serait à des proches, ou un thérapeute, de creuser.

  • Face à un collège tombé dans la spirale du mensonge, faut-il aller d’emblée à la confrontation directe ?
    Dans un premier temps, préférez obtenir un avis extérieur car, confrontés aux mensonges répétés, nos biais cognitifs inversent la tendance de la “vérité par défaut”. Par conséquent, vous pourriez être amené à soupçonner des mensonges là où il n’y en a peut-être pas d’aussi grave que vous le soupçonnez.

  • Dans le cas d’un mensonge patenté, comment pousser l’autre à la confession ?
    En lui posant des questions ouvertes qui permettraient, idéalement, de pouvoir établir “matériellement” la facticité d’une affirmation. L’idée, n’est pas de penser qu’il y a forcément une volonté de duperie, mais plutôt de se placer sur le plan de l’écoute et de la compréhension : “J’ai mon avis, tu as le tien, pourrions-nous prendre le temps de nous mettre d’accord ?” Que ce soit entre collègues ou en la présence d’un manager, c’est l’approche à adopter, pour accompagner l’autre vers un éventuel “aveu” et éviter de le braquer. Ce qui conduirait au mieux à un silence renfrogné, ou une autre couche de mensonge - et au pire à un coup d’éclat. “ Quoi ? Mais comment pouvez-vous m’accuser d’une chose pareille ?

  • Parmi les options sur la table, y en-a-t-il une à éviter absolument ?
    Celle qui consiste à mettre des œillères, à faire “comme si”. En définitive, ne pas aborder le nœud du problème pourrait en coûter à l’équipe. Et ce ne serait pas nécessairement rendre service à l’intéressé non plus. Qui sait ? Une confrontation pourrait bien être la première étape d’un processus libérateur.

(1) L’anonymat a été requis
(2) Tous les prénoms ont été modifié

Article édité par Gabrielle Predko, photo Thomas Decamps pour WTTJ

Les thématiques abordées