« Colleague zone » : pourquoi votre collègue ne veut pas être votre ami ?

03 nov. 2022

6min

« Colleague zone » : pourquoi votre collègue ne veut pas être votre ami ?
auteur.e
Romane Ganneval

Journaliste - Welcome to the Jungle

contributeur.e

Vous n’arrivez pas à dépasser le cadre de la relation de travail avec votre voisin d’open-space ? Il se pourrait que vous soyez coincé dans la « colleague zone ».

Qui n’a jamais raté une approche et fini par tomber dans la « zone amie » dans l’esprit de la personne que vous convoitez ? Vous avez beau sortir vos plus beaux apparats lorsque vous refaites le monde ensemble, partagez vos goûts musicaux ou dînez en tête-à-tête, vous savez que rien ou presque ne pourra vous faire décoller de ce maudit piège amical. Cette situation n’est ni tenable ni souhaitable sur le long terme, à moins bien sûr de s’en contenter en rongeant le frein de son désir si profondément que l’on en oublierait presque que nous sommes (avant tout) des êtres sexués. Dans la littérature érotique et sentimentale, ce « rejet » de l’autre qui nous a en quelque sorte « condamné » au rôle d’ami éternel plutôt qu’à celui d’amant ou d’amoureux, est défini par le terme de « friendzone ». Et aussi étrange qu’il y paraît, un concept très similaire existe dans le monde professionnel : la « colleague zone », un néologisme qui a intégré l’Urban Dictionary dès 2015. De quoi s’agit-il concrètement ? Comme lorsqu’on parle de « friendzone », une déception préfigure la « colleague zone », sauf que cette fois, elle concerne des collègues qui n’arrivent pas à devenir ami avec les personnes dont ils partagent les bureaux.

Une barrière amicale infranchissable

Juliette travaille dans le même open-space qu’Alexandre depuis deux ans. Les deux commerciaux se sont rapidement pris d’affection l’un pour l’autre. Ils s’accompagnent lors de leurs pauses clopes respectives, se rendent en afterwork bras dessus-dessous et partagent même des sandwichs pour tester le plus de saveurs possible en un seul déjeuner. Seulement, quand il s’agit de se voir le week-end ou de s’appeler sur leurs téléphones personnels en dehors des heures ouvrées, personne n’a encore osé franchir le pas. Il y a six mois, Alexandre a bien tenté une approche en proposant à sa binôme d’aller au concert de leur groupe préféré, mais la trentenaire a préféré couper court à la conversation et réorienter la discussion sur leurs objectifs (inatteignables) du mois. « C’est assez étrange parce que je sens qu’on pourrait être de bons amis en dehors du bureau, mais je sens une réticence chez elle, quelque chose qui coince. » Même remarque chez Louise qui a récemment immigré aux Pays-Bas et qui pensait créer facilement des liens avec ses collègues : « Avec Marie, une autre expat’ française, il y a une barrière entre nos vies professionnelles et nos vies personnelles qui semble infranchissable. C’est assez dur parce que je souffre beaucoup de solitude ici et ça m’aiderait d’avoir une personne avec qui je pourrais partager autre chose que des discussions de machine à café. »

Des salariés plus autocentrés

D’après une étude du Wall Street Journal publiée en 2021, le travail est traditionnellement le deuxième lieu le plus prisé pour rencontrer de nouvelles personnes et nouer des relations solides, après le voisinage. Mais les habitudes et les mentalités changent. À en croire un récent sondage, les salariés américains ne verraient plus les liens avec leurs collègues comme un facteur de satisfaction au travail. Et pour cause : « Les confinements successifs ont mis la question de la séparation entre la vie privée et la vie professionnelle au centre des préoccupations des salariés, si bien qu’aujourd’hui, pour éviter de ramener le travail à la maison, ils compartimentent davantage », observe Albert Moukheiber, docteur en neurosciences et expert du Lab. Avec une nouvelle organisation du travail centrée sur le mode hybride avec une alternance de télétravail et de présentiel, la crise sanitaire semble avoir eu pour effet de favoriser l’individualisme au travail.

Dans cet élan, l’autonomie se place désormais dans le trio de tête des facteurs de bien-être au travail des salariés, loin devant la collaboration. Mais n’allez pas penser que le recentrage sur soi et sur ses besoins personnels est un phénomène nouveau. Selon le sociologue italien Federico Tarragoni, auteur de Sociologies de l’individu (Éd La découverte, 2018), l’affirmation de la singularité de l’individu contemporain serait une conséquence des mouvements d’émancipation culturels ayant émergé à partir des années 1960 (contre-culture, black power, féminisme…), l’érosion des institutions et l’affirmation du sujet en tant que personne spécifique. Pour résumer cette idée en quelques mots, le titre de l’ouvrage du sociologue américain Christopher Lasch, la « civilisation du narcissisme », en serait une très belle illustration.

Cet excès d’individualisme aurait un autre effet sur nos relations de travail : « Les salariés ont de plus en plus peur de dévoiler leurs vies privées parce qu’une personne pourrait utiliser certains éléments contre eux, notamment lorsqu’il y a des déséquilibres de niveau de vie », estime la psychologue Caroline Dumas. Comme nous l’avons vu pendant les confinements et l’explosion des visios à domicile, dans certains milieux professionnels hostiles, les salariés font en effet davantage attention à ce qu’ils montrent pour éviter de faire des envieux ou pour éviter que des éléments personnels soient utilisés à tort dans un contexte professionnel. « C’est en quelque sorte une nouvelle stratégie de défense individuelle », ajoute la spécialiste.

Moins de fidélité à son entreprise et à ses collègues

Seulement, le recul du collectivisme dans nos sociétés libérales et la plus grande méfiance sur les intentions des personnes que nous côtoyons au travail, ne peuvent pas à elles seules expliquer la dégradation du lien que nous entretenons avec nos collègues. Penchons-nous une minute sur d’autres traits que partagent Louise et Alexandre pour identifier une nouvelle piste : ces jeunes gens ont moins de trois ans d’ancienneté dans leur entreprise et comme la plupart des salariés aujourd’hui, ils n’hésiteront pas à aller voir ailleurs si de meilleures opportunités se profilent. Ils ne sont bien évidemment pas les seuls dans cette situation, puisque selon une enquête Ifop publiée en mars 2021, 68% des cadres souhaitent changer de poste, de métier, d’entreprise, voire quitter le statut de salarié ou préparer une mobilité géographique. Le manque de fidélité à l’entreprise - généralement motivé par l’appât du gain et/ou l’amélioration des conditions de travail - pourrait ainsi participer à cette plus nette séparation entre relations de travail et celles qui dépassent ce cadre formel. « Comme on est davantage dans une quête d’un travail qui fait sens pour nous et dans lequel on se sent bien, les relations avec nos collègues sont plus accessoires. Ce n’est plus une quête en soi », observe Fanny Garnier, psychologue clinicienne spécialisée en en santé mentale au travail.

Isabelle, la mère de Louise est restée trente ans au même poste avant de changer d’employeur après un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE). En plus de trois décennies, la quinquagénaire a eu le temps de nouer des relations profondes avec quelques-uns de ses collègues qu’elle continue de fréquenter même si leurs chemins professionnels se sont séparés. « En tant que manager, j’ai par exemple été présente lorsque Didier a eu ses deux derniers enfants, je l’ai écouté quand il a divorcé et de son côté, il m’a remplacée quand j’ai été arrêtée pour des problèmes de santé. On a beau vouloir séparer notre vie professionnelle de notre vie personnelle, il y a des circonstances qui font qu’on est obligé de se rapprocher », raconte cette dernière. Pour elle, une relation qui dépasse le contexte professionnel nécessite de pouvoir s’inscrire dans le temps et de faire abstraction de la compétition qui se joue au sein de l’entreprise. « Malheureusement, de nos jours, c’est assez compliqué d’y faire totalement abstraction parce que le travail est de plus en plus perçu comme un moyen d’obtenir une reconnaissance, un statut, un salaire, qu’un endroit où l’on peut s’épanouir et partager ensemble », analyse Albert Moukheiber.

Pour continuer dans les métaphores, comme certains éternels célibataires s’amusent à jongler entre plusieurs partenaires rencontrés sur des applications de rencontre pour les ghoster à la première contrariété, la plus grande mobilité professionnelle des salariés aurait pour conséquence d’avancer la date de péremption de relations qui se créent au bureau.

Dernière hypothèse, nouer des liens avec ses collègues serait en réalité contraire à notre culture occidentale. « Souvenez-vous à l’école primaire, les professeurs nous remontaient déjà les bretelles quand on bavardait avec nos camarades et bridaient, en quelque sorte, notre propension naturelle à collaborer », explique Fanny Garnier. Depuis notre plus tendre enfance, on aurait ainsi intégré que le travail était quelque chose de sérieux où il n’y avait pas de place pour nos sentiments et nos affects.

Sortir de la colleague zone

Sachant cela, pourquoi vouloir à tout prix créer des liens plus profonds au travail ? Les amitiés qui naissent dans un environnement professionnel peuvent être très bénéfiques, tant sur le plan professionnel que personnel. Par exemple, d’après les résultats d’une étude réalisée par Harvard Business Review, les personnes qui ont développé des relations amicales avec leurs collègues sont plus heureuses au travail et trouvent leurs missions plus amusantes. Les chiffres ne trompent pas : les salariés ayant des amis dans leurs équipes doublent leur satisfaction et leur motivation. Et quand l’employé en question collabore avec son meilleur ami, celle-ci se multiplie par sept ! « Au-delà de l’ambiance chaleureuse, c’est le soutien du collectif dont on a besoin pour trouver de la motivation dans son travail et en accepter les conditions parfois difficiles », conclut Audrey Aptel, psychologue du travail.

Comme nous l’avons vu, face aux résistances individuelles, culturelles, générationnelles et sociétales, dépasser le cadre professionnel avec ses collègues n’est pas chose aisée. Pour autant, si vous souhaitez en sortir, prenez le temps d’avoir des échanges réguliers avec les personnes dont vous vous sentez proche, intéressez-vous à leurs histoires, proposez leurs des activités (hors pause-déjeuner). Et lorsqu’un rapport de confiance s’installe avec un ou plusieurs, n’hésitez pas à vous dévoiler. Si dans les relations sociales, il est impossible de forcer la main, la prochaine fois qu’un collègue vous propose d’aller boire un verre le weekend ou d’aller voir une expo, pensez à tout ce que pourrait vous apporter cette amitié. Peut-être qu’il ne mérite pas d’être tout de suite « colleague zoné ».

Article édité par Gabrielle Predko
Photo par Thomas Decamps

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