“Code-switching” : quand les minorités s’adaptent aux “codes” blancs

06 janv. 2022

8min

“Code-switching” : quand les minorités s’adaptent aux “codes” blancs
auteur.e
Aminata Kone

Freelance writer & energy regulation analyst

Sur nos lieux de travail et dans nos rencontres pro, nous ne sommes jamais “comme à la maison”. Mais pour certains, minorités en premier lieu, la modification des comportements est beaucoup plus forte. Il faut gommer un accent, une musicalité dans la voix, des expressions, changer ses vêtements… pour coller aux standards “blancs” de la vie de bureau. Rencontre avec les premiers et premières concernés.

« Un jour, j’ai appelé ma mère à son travail. Elle était secrétaire à la Nasa. Quelqu’un a décroché et j’ai demandé à lui parler. La personne m’a répondu ‘Coucou mon cœur, c’est moi !’. C’était ma mère au bout du fil ! J’ai été choqué de ne pas l’avoir reconnue – à cause de cette voix spéciale ‘bureau’. » Ce jour-là, Myles Durkee, aujourd’hui assistant-professeur en psychologie à l’université du Michigan, est confronté pour l’une des premières fois de sa vie au phénomène de “code-switching”. Sa mère avait décidé de gommer son anglais spontané et naturel, davantage afro-américain, au profit d’une élocution et d’un vocabulaire moins stigmatisés. « J’ai appris, en observant mes parents et sans que nous échangions un seul mot sur le sujet, à me présenter au monde et à me comporter différemment selon les contextes. »

La notion de « code-switching » fait de plus en plus parler d’elle, notamment dans le monde du travail. Ce mot-valise renferme des définitions et vécus propre à chacunˑe. Nous avons échangé avec des personnes vivant dans différentes régions du monde pour qu’elles nous parlent de ce « changement de mode racial » dans des contextes professionnels où la majorité des collaborateurs a la peau blanche.

Qu’est-ce que le code-switching ?

Cette expression a pour la première fois été utilisée en 1954 par le linguiste Hans Vogt pour décrire le passage spontané d’une langue à l’autre chez les individus multilingues. Un concept bientôt élargi à la façon de s’exprimer, qui englobe l’accent, les dialectes, mais aussi les contextes où cela se produit, et qui tente de comprendre quand et pourquoi une telle adaptation se met en œuvre.

L’expression désigne aujourd’hui, et plus largement, les choix que nous opérons dans notre manière de nous présenter au monde selon les contextes — que ce soit en matière de sexualité, de religion ou d’origine, par exemple. Le phénomène peut prendre différentes formes : changement de code au travers du langage, mais aussi, entre autres, de notre façon de nous habiller, de nous comporter ou au travers des goûts que nous exprimons.

Et au bureau ?

Le travail est un endroit où nous devons tous et toutes nous adapter à un certain niveau. Notre attitude, notre façon de parler ou de nous habiller ne sont pas les mêmes à la maison et au bureau, selon la culture qui prévaut sur place.

Mais d’après Myles Durkee, ce que nous considérons comme « professionnel » n’est en réalité qu’un « scénario étriqué, balisé, façonné par une majorité blanche ». Dans un environnement où la mixité de peau n’existe presque pas, l’attente peut être double : il faut non seulement parler la langue dominante, mais également ne pas avoir d’accent. Une tenue vestimentaire qui serait jugée professionnelle dans une culture non-occidentale pourrait, dans la même veine, sembler hors cadre dans des bureaux américains ou européens. En résumé, avoir un accent ou porter des habits auxquels les autres ne sont pas habitués peut attirer, sur les personnes non blanches, un regard disqualifiant, sans aucun rapport avec leurs conduite et aptitudes professionnelles effectives.

Au bureau, les enjeux sont loin d’être minces : de quoi mettre une vraie pression sur les épaules de ceux et celles contraints de code-switcher encore plus que leurs collègues. Pour le dire de façon plus directe : au travail, l’envie ou le besoin de prouver qu’elles sont « comme tout le monde » peut conduire les personnes de couleur à gommer certaines dimensions de leur identité liées à leurs origines. Plusieurs études américaines menées auprès de minorités, à l’image de celles publiées par la Harvard Business Review et la Cornell Law Review, illustrent bien cette pression. Miranda, jeune diplômée, résume ainsi les choses : « C’est comme si on nous disait “Venez comme vous êtes, mais voici comment vous devez être”. »

Ce que l’on entend

Il suffit d’échanger avec les intéresséˑe·s pour comprendre que le code-switching se met en place dès qu’ils et elles ouvrent la bouche. « Pendant mes entretiens, je modifie mon accent et la façon dont je parle », témoigne Hind, business analyste. Elle explique en revanche ne pas se sentir contrainte à continuer une fois embauchée. « (En entretien) Je n’ai juste pas envie qu’on me demande d’emblée d’où je viens, qu’on me pose des questions là-dessus et pas sur autre chose. »

Les « code-switchers » sont cependant nombreuxˑses à “retoucher” leur voix de façon bien plus permanente. « Ma voix n’a rien de neutre, confie Don, qui travaille dans la tech. Je n’ai pas envie que ma prosodie arabe (la musicalité de la langue NDLR) joue en ma défaveur. Je sais très bien que, de l’accent arabe à l’étiquette ‘Incapable de s’adapter à nos valeurs’, il n’y a qu’un pas. »

Des témoignages qui corroborent les constats de Myles Durkee : chez les jeunes Américains de couleur, se comporter “comme un Blanc” est avant tout une question d’expression orale — où se joue la différence entre leur façon habituelle de parler et une élocution qui serait davantage « appropriée ». Dr Nilep, spécialiste en linguistique socioculturelle à l’université de Nagoya au Japon, détaille : « Nous exprimons nos idées au travers de la parole, certes. Mais elle nous sert aussi à parler de nous, à faire passer des messages. La langue est à ce titre un outil. Et la manière dont nous la recevons en dit généralement long sur la manière dont nous percevons notre interlocuteurˑtrice. »

Zeyneb, consultante dans la tech, en a fait l’expérience : « *Mes anciens collègues disaient des mots comme inshallah et mashallah, et ça me mettait mal à l’aise. Parce que quand je les prononce, je deviens une caricature.* » Des mots pourtant courants dans la culture qui a vu grandir Zeyneb, mais qu’elle craint d’employer par peur de voir ses collègues changer de comportement à son égard — pas à cause de ces mots précisément, mais en raison de la manière dont ils pourraient être reçus au regard de ses origines.

S’épargner les étiquettes

Le code-switching ne se limite pas à la langue : il se manifeste, de façon conscientisée ou non, par divers biais. Kenza, stagiaire dans le domaine juridique, explique, comme la plupart des personnes de couleur qu’elle a rencontrées dans le cadre professionnel, se donner «à 200 % pour faire changer le regard négatif porté sur les minorités, mais aussi pour ne pas donner raison à certains stéréotypes. » Son choix de vêtements n’est « jamais neutre », même quand une tenue plus décontractée serait admise.

Éviter les stéréotypes négatifs : voici l’une des principales causes du code-switching, selon les études conduites par Myles Durkee. Zeyneb avoue avoir « constamment peur d’être perçue comme agressive. » Pour Don, l’enjeu est clair : être « absolument irréprochable ». « Je peux paraître un peu trop sec aux yeux des Européens blancs, et je sais que l’amalgame peut être facile parce que je suis Arabe. »

Les stéréotypes raciaux ne sont pas sans impact. Des études montrent par exemple qu’un Noir américain a plus de chances d’être perçu comme un « leader » potentiel s’il est parvenu à échapper aux stéréotypes courants – sans pour autant que ces derniers soient clairement définis.

Pour Jeansen, rédacteur en chef dans une radio, l’enjeu est d’être validé pour son intelligence. « J’ai recours à un vocabulaire plus ampoulé pour essayer de démontrer une sorte de supériorité intellectuelle, à laquelle les gens ne s’attendent pas en me voyant. » Yannick, étudiant en école de cinéma et ancien reporter, s’échine à prouver aux autres qu’il ne vient pas « de la rue » : « C’est d’ailleurs le cas. Mais les gens se font souvent l’idée inverse. » Il a pour armes sa façon de s’exprimer et de s’habiller, ainsi que d’autres, plus subtiles : « Au travail, je porte plus fréquemment mes lunettes de vue qu’à la maison. C’est bête, mais j’ai remarqué que les gens me regardent différemment quand je les chausse. »

Être « dans le moule » : un vrai défi

Il y a également le désir de réussir et les efforts que s’imposent les personnes issues de minorités raciales pour faire (doublement) leurs “preuves”. Pour Alaric, expert en stratégie social media, le code-switching est un prérequis pour progresser dans une grande entreprise. «Il est clair que si on ne s’intègre pas, on est mis sur la touche. C’est marche ou crève, et moi je ne veux pas rester sur le carreau. Je sais à quoi ressemble le marché du travail pour les gens comme moi. »

Miranda raconte l’impératif d’intégration culturelle dans son tout dernier stage. « Mon boss avait une idée précise du type de collaborateurs qu’il voulait, et il le faisait bien savoir. » Les études montrent en effet que la communauté de culture est « le facteur prédominant dans les processus de recrutement. »

Certainˑe·s ont parfois le sentiment que quoi qu’ils fassent, ce ne sera jamais assez. Yassine, consultant financier, estime s’adapter correctement dans ses environnements professionnels, sans pourtant espérer en tirer de forts bénéfices. « À un certain niveau de management, savoir s’adapter ne suffit plus. Si tous les associés sont catholiques et font de l’équitation depuis leur plus tendre enfance, mais que ce n’est pas votre cas, vous ne pourrez jamais combler cette différence et vous intégrer à 100 %. »

Un prix à payer

Le code-switching pèse lourd dans la vie des personnes concernées : passer d’une identité à une autre peut s’avérer épuisant et miner la performance au travail. Don estime que sa stratégie fonctionne, mais exige beaucoup de lui : « Je dois puiser en moi – et m’éloigner de moi. »

De quoi contraindre certainˑe·s à la démission. « Face à mes collègues, j’avais constamment le sentiment de devoir masquer en partie qui je suis, se souvient Miranda. J’ai mis fin prématurément à mon dernier contrat pour cette raison précise. »

Le code-switching vient naturellement à certaines personnes, quand le temps et les circonstances de la vie ont appris aux autres à se forger des compétences en la matière. Une capacité d’adaptation qui s’accompagne parfois d’une certaine fierté : « Il n’y a rien de mieux que savoir s’adapter en toutes circonstances », estime Yassine.

Le code-switching soulève néanmoins un problème de taille : devoir jongler avec son identité toute la journée conduit presque invariablement à une certaine remise en cause individuelle. Trois ans après son entrée dans le monde professionnel, Kenza se questionne : « Suis-je ces deux personnes à la fois ou est-ce que je joue simplement un rôle ? » De son côté, Alaric explique : « *Une partie de moi est en train de disparaître, parce que je renie sans cesse mon identité indienne pour agiter le drapeau français aux yeux de tous.* »

Il s’agit d’un exercice d’équilibriste, déclare Zeyneb : « Comment protéger une identité qu’on cherche en même temps à étouffer ? »

Choix vs obligation

Comme tout phénomène, le code-switching est, peut-être plus ironiquement encore, difficile à mettre dans une case. Au travail, suivant les personnes interrogées, il peut être perçu comme le reflet d’un déséquilibre dans les rapports de force, d’un mal nécessaire, d’une simple réalité voire d’un non-sujet. Pour Yassine comme pour d’autres, il ne s’agit ni plus ni moins qu’une « forme d’adaptation sociale comme une autre. »

Chez certainˑes, le besoin réel ou ressenti de devoir d’un côté protéger, de l’autre gommer une partie de leur identité – simplement car ils ou elles sont issus de minorités – est profondément déstabilisant. D’autres se font une raison, à l’image d’Alaric, né dans un autre pays : « Je savais que ce serait le prix à payer en venant ici. »

Mais jusqu’où aller ? « Tout dépend de ce qu’on est prêtˑe à sacrifier pour atteindre ses objectifs », indique Maureen, employée municipale.

Vue ainsi, la situation est loin d’être équitable. Que penser en effet du fait que certainˑes doivent « sacrifier » plus que d’autres sur l’autel de l’intégration ? Plus il y a d’espace pour l’expression de qui l’on est, plus il est facile de trouver ses marques dans le monde du travail et d’en grimper les marches – et la diversité n’en sera que plus grande aux échelons supérieurs.

On pourrait certainement conclure en disant que le code-switching devrait être un choix. Comme le résume Zeyneb : « Je tiens à ce que cela demeure un acte conscient et pragmatique de ma part, pas une chose que l’on m’impose. Je veux qu’on me donne le pouvoir de faire ce genre de choix dans mon travail. »

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Article édité par Clémence Lesacq ; Photos Thomas Decamps pour WTTJ

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