« Je souffre des clichés sur mon métier » Témoignages

28 juin 2021

9min

« Je souffre des clichés sur mon métier » Témoignages
auteur.e
Danaë Renard

Journaliste web

La boulangerie, un établissement de gourmands. Les études de droit, un repère de costumes-cravates à la solde du système. Les profs de lettres, des intellos-bobos de gauche… Si certaines généralisations prêtent à sourire, d’autres, excessives et erronées, exaspèrent. Il arrive même qu’elles blessent. Pour reprendre un grand penseur, Jean-Jacques Rousseau : « la raison, le jugement, viennent lentement, les préjugés accourent en foule. »

Le stéréotype ou l’esprit du groupe

Les clichés permettent de rendre plus compréhensible et prévisible notre environnement en maintenant une cohérence dans la complexité de ce qui nous entoure. En partageant des représentations simplifiées de la réalité, on a le sentiment d’évoluer dans un univers rassurant et homogène. Ce qui fait l’intérêt du stéréotype pour les chercheurs, c’est son aspect profondément ambivalent. D’un côté, il peut faire obstacle à la connaissance en générant des préjugés : ces « idées chics », ces « enthousiasmes populaires » s’opposaient à la science disait déjà Flaubert en son temps (1913). De l’autre, un stéréotype participe à l’apprentissage : il est un moyen de reconnaissance, un outil cognitif d’appréhension du monde, utilisé dès le plus jeune âge. Le sociologue Emile Durkheim disait d’ailleurs que les représentations collectives font que « les Hommes se comprennent, les intelligences se pénètrent les unes les autres » (1968).

Les clichés professionnels, jamais sans conséquences

Toutefois, des psychologues ont tiré la sonnette d’alarme : une croyance a un impact réel qu’ils nomment « la menace du stéréotype » (Steele, Aronson, 1995). En effet, une personne qui se sent jugée éprouve de l’anxiété, son inquiétude à confirmer un stéréotype négatif altère sa performance. Ces psychologues se sont notamment intéressés aux faibles performances scolaires de minorités ethniques aux États-Unis. En situation d’évaluation, ils ont constaté que les résultats de ces élèves différaient selon que le test était présenté comme une mesure de la capacité intellectuelle ou comme une simple tâche de résolution d’un problème. D’autres travaux se sont penchés sur les femmes et les mathématiques, sur la performance athlétique des blancs, sur les personnes âgées et la mémoire, sur les hommes et la sensibilité sociale… Bref sur tout un tas de clichés négatifs. À chaque fois, rappeler le stéréotype à l’esprit du groupe visé impacte leur performance. Alors, sus aux idées reçues ? Plus facile à dire qu’à faire. Dans le monde professionnel, les clichés circulent largement et ne sont pas non plus sans conséquence.

Les métiers jugés sexy

Parfois, c’est drôle, un stéréotype. D’autres fois, c’est un peu agaçant. Pour Tania, serveuse, c’est souvent la deuxième option. Bien sûr, elle n’était pas dupe. Elle connaissait les lieux communs qui circulaient dans le milieu de la restauration : personnalités festives, consommation de drogue, alcool, horaires énergivores… Pour autant, elle appréciait qu’on donne sa chance aux débutants, le dynamisme de la salle, l’ambiance d’un bar de quartier. L’ambiance justement, a ses revers. Elle raconte ce client qui a regardé sous sa jupe. Cet autre qui l’a apostrophée d’un vulgaire “coco”. Ceux qui demandent un “bisou”. La lourdeur des hommes ivres qui lui tiennent la jambe durant d’interminables minutes…

« Les gens veulent papoter alors que nous, on doit aller vite ! Quand tu travailles dans un bar jeune, un peu sympa, on estime que t’es forcément fêtard, refuser un shot devient un affront, explique-t-elle. Et les gens se permettent d’être très familiers, parce que c’est cool de devenir potes avec les serveurs et les barmaids. Mais nous, c’est notre travail, je ne suis pas là pour faire la fête ! »

Un collègue de Tania préfère vouvoyer ses clients, il estime que ça met une barrière et évite qu’en plein rush, on se permette de l’apostropher sans gêne. Des barrières, il s’agit aussi d’en mettre en tant que femme barmaid. Il y a ce fantasme un peu lourd de la part de certains mecs, cette idée selon lequelle une femme qui sert à boire a forcément les idées larges et prend plaisir à se faire draguer.

« Quand tu travailles dans un bar jeune, un peu sympa, on estime que t’es forcément fêtard, refuser un shot devient un affront. » - Tania, serveuse

Parmi les métiers qui suscitent un certain fantasme, il y a aussi celui d’infirmière. Certaines doivent maudire les marchands de déguisements, dont les rayons sont inévitablement fournis de minis blouses blanches et de stéthoscopes en plastique.

« J’avais voulu passer mon diplôme d’hôtesse de l’air à un moment, avant de me décider à être infirmière. On m’a fait remarquer que je ne choisissais que des métiers qui éveillent le désir des hommes » confie Anna. Perfide et réductrice, une remarque de ce type n’a que faire du réel et salit le choix d’une profession. Alors que la réalité est autrement plus noble : « j’ai passé beaucoup de temps à l’hôpital durant mon enfance, c’est sûrement ce qui m’a donné cette vocation, l’idée de rendre ce qu’on m’avait donné » explique-t-elle. La masculinisation de la profession, l’éducation, les esprits qui s’éveillent - elle cite #metoo - vont toutefois dans le bon sens et ce cliché perd du terrain selon Anna.

« On m’a fait remarquer que je ne choisissais que des métiers qui éveillent le désir des hommes. » -Anna, infirmière

Mais Anna souffre parfois d’une autre idée toute faite sur sa profession (qui est un peu contradictoire avec la première d’ailleurs) : celle communément admise, que l’infirmier ou l’infirmière n’est qu’altruisme. Rappelons-le s’il le faut, confronter la mort, la souffrance, le désespoir rend ce métier extrêmement difficile. Anna travaille à domicile, il n’est pas rare que les familles en veulent toujours plus, dépassent le cadre des ses prérogatives : « on m’a déjà demandé d’aller chercher le pain ou de réparer la télé ! Il y a cette image de l’infirmière bonne soeur, comme durant la guerre, qui donne toute son énergie et tout son temps au point de s’oublier elle-même ». Et comme elle le souligne : la société ne reconnaît pas à sa juste valeur les difficultés de leur quotidien : « je suis également vexée par les différents gouvernements qui, sous prétexte de la vocation à ce métier, durcissent nos conditions d’exercice sans contrepartie et ne remplacent pas les départs. » Même si elle n’a pas songé à se réorienter, ni ne s’est découragée, Anna rentre souvent lessivée. « Il sera impossible pour moi d’exercer toute ma vie ce métier » admet-elle.

« Il y a cette image de l’infirmière bonne soeur, comme durant la guerre, qui donne toute son énergie et tout son temps au point de s’oublier elle-même. » - Anna, infirmière

Les métiers jugés peu sexys

Puisqu’une activité professionnelle occupe la majeure partie de notre temps, mieux vaut s’accommoder de l’image que l’on renvoie. Certains prennent ces aspects à la légère quand d’autres intériorisent les jugements et peinent à s’en défaire. Si je suis banquier, est-ce que ça veut dire que je suis vraiment prêt de mes sous ? Mes amis le pensent-ils ? Est-ce que devenir CPE va me rendre sévère ? Militaire, trop rigide ?

Marianne se sent vite cataloguée lorsqu’elle évoque ce qu’elle fait. « Contrôleur de gestion, ce n’est pas très rigolo. Ce n’est pas créatif, ça n’intéresse pas les gens”. En soirée, je sais d’avance qu’on va me juger alors je me dérobe. On se dit : “ok, elle, elle est relou. Elle est dans les chiffres, les tableaux Excel.” » Pourtant, le caractère de la jeune femme ne colle pas avec l’image qu’on lui donne. Très curieuse, volubile, elle souligne : « ce n’est pas dans ma personnalité, le contrôle. »

« Quand je dis mon métier en soirée, on se dit : “ok, elle, elle est relou. Elle est dans les chiffres, les tableaux excel”. » - Marianne, contrôleuse de gestion

En réalité, la finance recouvre beaucoup de choses. Certes, elle admet avoir un peu “atterri là” après son école de commerce et une alternance en communication financière. Néanmoins, elle s’enthousiasme pour des aspects de ce métier : « on a une vision globale de l’entreprise et on travaille avec toutes les équipes. On évalue le coût de chaque département de la boîte, et de l’autre côté, on transforme les factures en chiffre d’affaires. » Cette position en surplomb permet de comprendre les rouages de l’organisation. Pour autant, Marianne envisage de faire du controling pendant encore deux ou trois ans seulement, en partie à cause du manque d’intérêt des gens pour son métier, qu’ils estiment ennuyeux.

Les fonctions supports d’une entreprise - les ressources humaines, la finance, etc - sont des centres de coûts, ne créent pas de valeur, explique-t-elle. De fait, il y a un manque de reconnaissance de ces professions, à la fois en dehors de l’entreprise mais aussi en son sein. « Je souffre du manque de reconnaissance de mes pairs. Je pense qu’il s’agit aussi de culture d’entreprise, il faut communiquer sur ce qu’on fait, valoriser notre contribution. Il y a de la pédagogie à faire, qui ne se résume pas à envoyer un bilan chiffré un peu obscure à la fin d’un trimestre. » Le cliché qui poursuit ceux qui travaillent dans ce secteur tient à la fois du manque d’intérêt des gens mais aussi de la difficulté à se représenter leur quotidien. Ce qui est paradoxal : les professions qui demandent le plus d’explications pour s’en faire une idée correcte sont souvent celles qu’on balaie d’un revers de main ! La curiosité, ça se travaille. Relevez le défi et lors d’une prochaine soirée : interrogez celui ou celle dont l’activité vous semble le moins attirante, vous pourriez être étonnés !

« Il faut communiquer sur ce qu’on fait, valoriser notre contribution » - Marianne, contrôleuse de gestion

Les métiers jugés frivoles

Il a de ces professions qui font souvent naître un petit sourire en coin chez l’interlocuteur : « ton métier c’est artiste, c’est ça ? Mais tu gagnes ta vie ? »

Mylène, 25 ans, est brodeuse depuis un an : « c’est un métier à la fois créatif et manuel, qui peut être un artisanat d’art extrêmement pointu comme un loisir de détente. Le premier cliché qui vient souvent c’est d’ailleurs celui-ci : ce n’est pas un métier, la broderie, c’est ce que font les grands-mères au coin du feu. Il y a ce préjugé valable pour tous les métiers d’artisanat d’art selon lequel on ne peut pas en vivre. Moi-même au début, je n’imaginais pas en faire un temps plein et j’avais une idée assez préconçue sur l’univers de la mode, son côté inaccessible et superficiel. Pourtant, il y a un vrai marché. Ce n’est pas que pour les mamies ! »

Cette idée selon laquelle la broderie est “cucul la praline”, peu moderne et que ce n’est pas un vrai métier, voilà ce qui vexe le plus Mylène. Elle ne s’est pourtant pas découragée et ce pour une raison simple, qui chasse finalement tous les commentaires dépréciatifs : « c’est un métier passion. Il faut s’accommoder de ça, en être convaincu. On est animé par autre chose que par l’argent. »

« Il y a ce préjugé valable pour tous les métiers d’artisanat d’art selon lequel on ne peut pas en vivre » - Mylène, brodeuse

De son côté, Marion exerce plusieurs métiers, dont un - indubitablement - sexy, mais également trop souvent sujet au jugement hâtif : stripteaseuse. Elle en parle avec justesse aujourd’hui, malice et passion. Mais cela n’a pas toujours été facile de passer outre les regards et les commentaires d’autrui. D’ailleurs, ses parents ne sont toujours pas au courant car « c’est à des années-lumières de leurs références », explique Marion. Avec un air de défi, qui semble l’accompagner souvent, elle raconte avoir été attirée par le fait de sortir de sa zone de confort et par le dépassement de soi. Elle l’exprime sans fards : « Je cherchais à manifester la femme sexuelle qui était en moi. Explorer le tabou. »

« Une fois, lors d’un numéro d’effeuillage, une féministe est montée sur scène pour revendiquer son désaccord avec mon travail. Elle pensait que je faisais ça non pas par choix mais par précarité » - Marion, stripteaseuse

Alors bien sûr, elle n’ignore pas les raccourcis que font certains : une stripteaseuse est « une femme soumise, une femme-objet, une écervelée. » Marion s’est construit un personnage de fiction, un univers fait d’humour, de poésie, de créativité. Mais cela ne suffit pas toujours : « Une fois, lors de la fête de l’Huma, je faisais un numéro d’effeuillage en sirène et une féministe est montée sur scène pour revendiquer son désaccord avec mon travail. Elle pensait que je faisais ça non pas par choix mais par précarité. Elle m’a lancé : “tu fais ça pour payer tes études ?”. J’avais alors un master 2 en direction artistique. Je lui ai expliqué que j’étais maître de mon corps et que je n’avais pas honte de ma nudité qui, pour moi, était une manifestation de ma liberté d’expression. »

Dans ce métier singulier, la jeune femme a finalement trouvé « une force, une puissance, un contrôle de soi et du regard du spectateur. C’est fou ce qu’on découvre sur soi quand on se met à nu » confie-t-elle. Et c’est fou ce qu’on ne découvrirait pas, si l’on s’arrêtait à un cliché !

« C’est fou ce qu’on découvre sur soi quand on se met à nu » - Marion, stripteaseuse

Alors, cessons de colporter des idées toutes faites - et souvent mal faites - et entraînons-nous à penser contre nous-même ! L’intérêt des choses et des êtres ne vient-il pas de la complexité, des paradoxes et des nuances ? Ce n’est pas toujours facile, on a d’emblée envie de détester un huissier de justice ou un contrôleur RATP, par exemple. Mais si l’on devait s’arrêter aux apparences, à la casquette principale des gens et à leur position économique dans la société, on passerait constamment à côté de belles surprises dans nos rencontres. Et surtout, on risquerait de gérer toutes nos interactions sociales hâtivement. Avons-nous vraiment envie de former nos impressions sur autrui avec une telle naïveté ? Nos interactions sociales ne méritent-elles pas davantage que la caricature ? À méditer.

Photos d’illustration by WTTJ