“Les enfants gâtés du capitalisme”, ou le mythe du travail écoresponsable

20 oct. 2022

5min

“Les enfants gâtés du capitalisme”, ou le mythe du travail écoresponsable

Depuis quelques années, les entreprises se revendiquant écoresponsables fleurissent partout. L'écoresponsabilité est devenue désirable au travail comme dans nos modes de consommation : à la sortie du confinement, 80 % des Français estimaient que les entreprises devaient faire plus pour la planète. Mais derrière "l'écoresponsabilité", c'est un nouveau capitalisme qui pointe, tout aussi destructeur et hyperconsumériste... Rencontre avec l'anthropologue Fanny Parise, qui sort "Les enfants gâtés du capitalisme" (Payot, avril 2022).

Vous fustigez le “capitalisme responsable”, qui gangrènerait notre vie aussi bien à la maison qu’au bureau. Que voulez-vous dire par là ?

Le capitalisme responsable, c’est une histoire qu’on nous raconte et qui vise à faire rimer profitabilité économique et transition socio-éco-environnementale. Elle promet par la consommation d’amener nos sociétés à vivre un mode de vie décarboné ou soutenable. Cette idéologie repose sur le principe du découplage : il est toujours question de croissance économique, mais celle-ci est décoréllée de la destruction de la planète. En réalité, consommer mieux équivaut à consommer plus, mais nous ne nous en rendons pas compte car nous sommes persuadés de bien faire. Résultat, on se focalise désormais sur l’imaginaire et les valeurs que véhicule le mythe du capitalisme responsable et on perd totalement pied avec la réalité, en mettant ainsi sous le tapis toutes les contradictions que ce fonctionnement implique. C’est exactement la même chose avec le monde professionnel : on prône de nouvelles manières de consommer, une approche plus sensible à l’épanouissement au travail, mais en restant dans une logique de performance, où on pousse les gens à devoir s’adapter quoi qu’il arrive. Cette ode au bonheur devenue une véritable injonction totalitaire qui creuse un écart entre ceux qui arrivent à être heureux et les autres. Sans parler des logiques de travail hybrides, inadaptées aux moins favorisés. C’est donc une nouvelle course à la performance qui donne naissance à une nouvelle tyrannie. On a changé les mots pour qu’au final, rien ne change vraiment.

Quel lien faites-vous entre la consommation responsable et le monde du travail ?

La déconsommation, c’est-à-dire le changement de nos modes de consommation touche tous les domaines de notre vie. En zoomant sur l’aspect travail, on se rend compte qu’on essaye de percevoir différemment sa place dans notre vie et sa fonction : le projet devient alors plus important que la carrière, travailler à plein temps n’est plus une fin en soi. Le travail ne serait plus un objectif de réussite en tant que tel. Mais en pratique, on a simplement adopté de nouveaux mots et de nouvelles stratégies pour toujours parvenir à s’élever socialement à travers lui.

Qu’est-ce que le “conte merveilleux des enfants gâtés” qui régit désormais nos vies professionnelles et personnelles ?

C’est tout simplement la belle histoire du capitalisme responsable qui nous permet cependant d’emmener la transition écologique dans un temps qui est relativement long et perçu comme nécessaire à la société et aux entreprises pour se réorganiser. Or, si on en croit un certain nombre d’experts du climat, on n’a plus forcément le temps. Du coup, ce conte merveilleux nous fait vivre comme des micro spéculateurs du quotidien en se disant qu’on va trouver plein de solutions pour adopter le changement. Pour le moment, le conte merveilleux n’amène pas de changement mais plutôt une poursuite du capitalisme et rend encore désirable la société d’hyperconsommation. Cependant - du moins il faut l’espérer - nous sommes peut-être en ce moment dans une période d’acculturation qui rendra plus supportable le moment où il y aura davantage de régulations et de restrictions.

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Pour vous, les diplômés de grandes écoles, ceux qu’on appelle les “élites” et qui arrivent avec des discours de plus en plus engagés, vont-ils changer l’entreprise de demain ?

Ces étudiants ont l’impression sincère d’être en rupture totale avec la société et de prendre une nouvelle voie. Si on se fait l’avocat du diable, on peut y voir un moyen de prendre les choses de manière stratégique pour pouvoir maintenir leur privilège et s’adapter aux changements. La mise en scène de leur prise de position en témoigne : ils s’inscrivent dans une démarche soi-disant alternative mais qui est devenue au final très mainstream. Ils romancent cette prise de position, se placent en héros de leur quotidien en opérant des changements qui feront d’eux de nouvelles personnes. C’est un discours très égocentré car ils pensent en plus avoir un impact sur les autres et sur le monde. Sauf que ces élites de grandes écoles sont celles qui ont les connaissances, le temps et l’argent pour pouvoir prendre des distances avec leur choix et leurs impacts, ce qui n’est pas le cas de tout le monde. En plus, ces choix risquent fortement d’être payants à moyen ou à long termes pour eux d’un point de vue social. Mais, comme ils constituent les élites de demain, ce sont aussi ceux qui, grâce à leur capital social, symbolique et économique, vont pouvoir donner un nouveau cap à suivre.

Vous placez ces jeunes dans cette catégorie que vous appelez dans votre livre les “nouveaux sauvages”. Qui sont-ils ? Parlez-nous de cette hiérarchie du monde du travail que vous avez établie.

Les “nouveaux sauvages” sont les élites médiatico-créatives, c’est-à-dire les journalistes, les universitaires, les salariés des grandes entreprises de la création et de l’innovation. Ces leaders d’opinion vont imposer une nouvelle culture légitime au reste de la population, une culture bourgeoise qui est celle de l’écoresponsabilité. La deuxième catégorie, celle des “enfants gâtés”, se place juste en dessous dans la hiérarchie sociale et donc en entreprise. Les “enfants gâtés” sont les croyants du capitalisme responsable. Ils partent du principe que c’est par la consommation qu’on arrivera à avoir une transition et qu’on ira vers une société plus durable. Ils font le lien avec le reste de la population car ils placent les nouvelles normes de consommation au cœur de leur vie quotidienne et de leur discours.

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Ces nouveaux sauvages sont omniprésents dans ce que vous appelez la “créatocratie”. Comment la créatocratie fonctionne-t-elle en entreprise ?

Ce mot désigne un système dans lequel ceux qui ont le plus de pouvoir économique et politique sont ceux qui créent et contrôlent la culture. En créatocratie, les “nouveaux sauvages” sont omniprésents dans une société où la culture, le bonheur et l’inventivité sont au coeur et changent les normes, les critères de réussite et amènent une transition à deux vitesses entre ceux qui peuvent avoir les codes et ceux qui sont noyés par ces injonctions. La créatocratie amène aussi de nouveaux mots culturels comme l’écoanxiété, la charge mentale, la charge écologique, le crédit moral, etc. Dans les entreprises étiquetées de la start up nation, le système repose ainsi sur ces logiques de créativité - qui peuvent aboutir à toujours plus de compétition et bafouer certains codes du travail -, mais également de précarité, avec le mythe de l’entrepreneur qui amène un nouveau culte de la performance et une nouvelle logique de sélection très ingrate. Encore une fois, les mots ne permettent pas de changer les choses mais de déplacer le système de violence symbolique et les nouvelles normes de groupe en vigueur dans une société qui au final reste celle de la croissance, du progrès et de la compétitivité.

En tant qu’anthropologue, vous êtes spécialisée dans les croyances et les imaginaires. Quelles sont les nouvelles croyances et imaginaires de la réussite ?

Le principal imaginaire par rapport au monde du travail est celui du frugalisme, c’est-à-dire le fait de se retirer du monde du travail rapidement. Le frugalisme montre comment on peut réussir sa vie, avoir une prise de distance par rapport au travail, et en même temps être acteur de sa vie. Le frugalisme touche encore une fois particulièrement les élites qui se rendent compte que l’ascension professionnelle qu’on leur a promise n’est pas possible dans une société en plein bouleversement. Il y a énormément de personnes qui ne s’épanouissent plus au travail et se posent des questions sur sa place dans nos vies. Il faut alors trouver une nouvelle voie à la réussite personnelle qui va également permettre de maintenir un certain niveau de vie.

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Ce nouvel imaginaire de la réussite signifie-t-il la fin de l’entreprise telle qu’on la connaît ?

Les entreprises vont devoir s’adapter à cette nouvelle façon d’envisager le travail, car le cadre qu’elles proposent n’attire plus. La preuve, il y a de plus en plus de secteurs qui peinent à recruter, et le covid ne les a pas aidés. Avec le télétravail par exemple, vivre à proximité de son entreprise n’est plus une finalité en soi, surtout avec des prix de l’immobilier et le mode de vie urbain qui fait moins rêver. Mais cela implique donc que l’entreprise accepte que le travail n’est plus toute la vie ou toute la semaine des collaborateurs, qu’il faut qu’elle fasse confiance aux gens car ce n’est pas parce qu’elle ne les voit pas qu’ils ne travaillent pas. Il faut aussi s’adapter à ces nouveaux profils qui font plusieurs choses à la fois pour pouvoir vivre et s’épanouir. Sans cette adaptation indispensable, les travailleurs feront société sans l’entreprise.

Article édité par Ana Castelain ; photos : Thomas Decamps pour WTTJ

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