Athazagoraphobie : quand la peur d'être oublié par ses collègues ronge les salariés

15 juin 2023

5min

Athazagoraphobie : quand la peur d'être oublié par ses collègues ronge les salariés
auteur.e
Antonin Gratien

Journaliste pigiste art et société

Mails restés sans réponse, silence radio après avoir rendu un dossier, oubli d’invitation à une réunion… Ces petits riens se transforment en angoisse, aux yeux de ceux souffrant d’athazagoraphobie, soit la phobie d’être ignorés. Un trouble récemment identifié, d’autant plus épineux à traiter que ses victimes ont rarement conscience de leur mal.

« C’est l’impression que les autres sont toujours à deux doigts de vous gommer », image amèrement Yassine, au moment d’évoquer l’angoisse qu’il traîne comme un boulet au pied depuis l’adolescence : la crainte de passer aux oubliettes. « Derrière cette trouille panique, j’ai longtemps soupçonné une forme d’hypersensibilité », confie ce commercial de 26 ans dont la vie professionnelle a viré au calvaire, après être passé d’une start-up familiale au salariat plus anonyme, moins inclusif, des grandes structures. « Ça m’a fait l’effet d’entrer dans une jungle », résume-t-il. Soudain, l’angoisse qui le tenaillait dans le privé - une peur bleue que les potes « le lâchent » - s’immisce vers une sphère qu’il pensait pourtant sanctifiée : l’environnement professionnel. À mesure que les mois défilent, la détresse s’aiguise. « Des réunions auxquelles je n’étais pas invité, un dossier qui me passait sous le nez… Tout me faisait l’effet d’une gifle. » Tétanisé à l’idée qu’on « l’efface », Yassine consulte, puis reçoit un diagnostic aux sonorités inconnues : l’athazagoraphobie. L’un des derniers arrivés de la famille des troubles anxieux dont les symptômes, encore méconnus, pourraient se généraliser. Jusqu’à se muer en nouveau défi de santé publique ?

Une maladie 2.0

Rien d’étonnant à ce que Yassine n’ait jamais entendu parlé d’athazagoraphobie. Aux côtés du FOMO (la crainte de passer à côté d’une interaction sociale) et de la nomophobie (l’angoisse d’être privé de son téléphone), cette phobie aurait émergé avec l’avènement des réseaux sociaux. « C’est une terminologie neuve, qui n’est d’ailleurs pas encore recensée dans le DSM-5 (ouvrage de référence de la classification des pathologies mentales, ndlr) », pointe Johanna Rozenblum, psychologue autrice de Hypersensibilité, comment en faire un atout ? (Éd Alpen Eds, 2022). Avant d’ajouter : « L’athazagoraphobie concerne surtout les jeunes générations, car elle pourrait être le fruit empoisonné d’un surinvestissement de la vie numérique - parfois impulsé par la période covid - qui se traduit par une construction de l’identité affective essentiellement online. De sorte qu’en l’absence de gratifications - like, repost… - certains perdent pied. Ils ont l’impression de disparaître, parfois au point de ne plus se sentir exister. »

Une insécurité vertigineuse qui pourrait, aussi, prendre racine dans des traumatismes. « La perte précoce d’un proche ou la proximité avec une personne atteinte d’Alzheimer, par exemple, peuvent conduire l’individu à accoucher d’une peur panique de l’abandon, dont on retrouve certains traits dans l’athazagoraphobie. » Notamment du côté des symptômes : « Confronté à l’impression d’être mis de côté, il m’arrive d’avoir des crises d’angoisses accompagnées de tachycardie », illustre Yassine sans oublier de mentionner, en toile de fond, une « légère paranoïa » - sorte de réflexe à envisager le pire, derrière chaque mini-négligence à son encontre, alimentant le monstre de sa « constante mésestime de soi ». Une pente à risque « qui peut conduire à l’état dépressif, et briser des trajectoires de vie, privées comme professionnelles », signale Johanna Rozenblum.

Une toxique dépendance affective au travail

Sans cesse ballotté entre l’inquiétude d’être mis sur le carreau et la certitude de ne rien valoir, le quotidien professionnel des athazagoraphobes tient du parcours du combattant. Pour Ella, chargée d’événementiel en indépendante, c’est bien simple, il n’y a pas une semaine sans alerte : « À chaque proposition rejetée, à chaque retour un peu tardif, je dois m’auto-persuader qu’on ne va pas me faire passer à la trappe. Là où la plupart reçoivent un “non” sans craindre pour leur carrière, je peux aller jusqu’à remettre en question mon orientation professionnelle tout entière. » Le plus dur dans tout ça ? Admettre une « dépendance affective en total décalage » avec la nature des relations en jeu.

« Mon bien-être moral est tributaire de personnes dont je suis nullement proche », regrette la trentenaire, en blâmant une irrépressible confusion entre rapports privés et professionnels : « Si je vois des collaborateurs s’éclater dans leurs stories Instagram, je ne peux pas m’empêcher de penser : “ils ont du temps pour ça, mais pas pour me répondre”. Et ça me heurte sur le plan personnel, comme s’il s’agissait d’amis. » Alors, lorsque, en tête-à-tête avec elle-même au creux du salon qui lui sert de bureau durant le télétravail, les jours s’écoulent dans l’attente fébrile d’un signe de vie de ses clients, Ella se surprend à relancer compulsivement, encore et encore. « Par besoin d’être rassurée, il m’est déjà arrivé de le faire plusieurs fois en une matinée. » Toujours avec la honte chevillée au corps, nourrie par l’impression, aussi désagréable qu’infantilisante, de « quémander de l’attention. » Et au moment de la délivrance où - enfin ! - une réponse se glisse dans sa boîte mail ? « Je ressens un intense soulagement. Un peu comme si j’avais envoyé un sms risqué à un flirt, auquel il aurait répondu positivement. Ça frise le ridicule, mais je n’y peux rien. »

« Pas question de passer pour la pleureuse de service »

Les affres de Yassine et Ella sont loin d’être isolés. Selon une étude de l’Inserm publiée en 2021, 21 % des français souffrent d’au moins un trouble anxieux au cours de leur vie. Quant au moral des salariés, il est en berne ces dernières années. En 2022, le baromètre de la santé psychologique du cabinet Empreinte Humaine soulignait que 41 % des employés se déclaraient en détresse psychologique. Bien souvent, sans que les concernés n’osent l’évoquer ni à leurs collègues, ni à leur hiérarchie. Démonstration avec Ella, qui rejette d’un revers de main l’idée de lever le tabou sur sa condition, en lâchant la formule tristement banale : « Je n’ai pas envie de passer pour la pleureuse de service. Dire à son amant qu’il nous néglige c’est une chose, tenir le même discours auprès de son patron en est une autre. On entre d’emblée dans un rapport affectif hors-sol, qui me ferait écoper d’un carton rouge. » Conclusion : auprès des collaborateurs comme des clients, ce sera motus et bouche cousue.

« Même dans notre contexte de grand blues professionnel, le sentiment que la communication est cadenassée auprès de l’environnement de travail persiste, a fortiori lorsque le malaise touche à des troubles émergents - et donc méconnus, voire méprisés - tels que l’athazagoraphobie », atteste Johanna Rozenblum. De quoi alarmer l’experte pour qui le développement galopant des réseaux sociaux couplé à une généralisation du télétravail qui floute les frontières entre vie privée et pro pourrait bien « faire bondir la prévalence de cette phobie dans les années à venir ». Et ainsi « généraliser un handicap professionnel majeur. » Horripilante épine dans le pied, à la fois source de stress chronique et véritable « machine à s’auto-dévaloriser » qui conduit ses victimes « à esquiver les responsabilités, fuir des promotions - voire totalement rejeter le monde du travail. » Et ce en vertu, peut-être, du traditionnel mécanisme de défense : abandonner avant d’être abandonné.

Pour éviter d’en arriver à ces extrémités, notre experte évoque plusieurs pistes de prise en charge de ce trouble :

  • La rationalisation : à chaque montée d’angoisse, essayez de « dédramatiser » en posant un regard lucide sur la situation.

  • Les thérapies comportementales et cognitives (TTC) : elles permettent de transformer, par des exercices répétés, les pensées négatives associées au fait d’être oublié en quelque chose de positif.

  • Les expériences réparatrices : dans le cadre d’une phobie liée à un trauma, privilégiez les mises en scène de « réassurances » en consultation.

  • Le partage des émotions : pour éviter le repli sur soi que peut induire ce trouble, il ne faut pas hésiter à évoquer cette souffrance auprès de ses proches, ni de leur partager les informations médicales existant sur le sujet.

Pour de plus amples informations sur l’enjeu de la santé mentale en entreprise, retrouvez notre dossier dédié.

Article édité par Aurélie Cerffond, photo Thomas Decamps pour WTTJ

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