SOS Managers en détresse : « Je ne sais pas aborder la question de l'argent »

06 déc. 2021

6min

SOS Managers en détresse :  « Je ne sais pas aborder la question de l'argent »
auteur.e.s
Ludovic GirodonExpert du Lab

Consultant, auteur et conférencier spécialiste en management, spécialiste de la confiance et de l’engagement

Marlène Moreira

Journaliste indépendante.

SOS MANAGERS EN DÉTRESSE - Quand vous avez été promu·e manager, vous étiez (avouez-le) loin d’imaginer ce que diriger une équipe impliquait vraiment. Car trouver le juste équilibre entre leadership, bienveillance et équité, en autres choses, relève dans certaines situations du parcours du combattant. Dans cette série, notre expert du Lab Ludovic Girodon vous offre enfin les clés pour sortir la tête de l’eau face à vos problématiques du quotidien. Managers, suivez le guide !

Les gros sous, c’est tabou, il faut en venir à bout. Qu’il soit question d’augmentation, de prime, de différence de salaires entre les membres d’une même équipe, la gestion de la rémunération et sa prise en main par les managers est un sujet complexe. Alors, comment en parler, quand on est soi-même mal à l’aise ?

Pourquoi, c’est tabou ?

« En France on n’aime pas trop parler d’argent, même si les start-ups commencent à casser les codes avec une certaine volonté de transparence », observe Ludovic Girodon. Un problème qui est loin d’être récent. « C’est très culturel, il y a toujours eu un certain secret autour du salaire. Et on ne nous apprend pas à en discuter ouvertement », ajoute-t-il. Alors, d’où vient ce malaise ? Tradition catholique, influence du marxisme, miettes de la « culture paysanne » française,… la sociologue Janine Mossuz-Lavau nous explique tout en introduction de notre dossier spécial sur le Tabou de l’argent au travail.
Forcément, cette méfiance vis-à-vis de l’argent ne pouvait pas peser sur la société sans déteindre sur la culture des entreprises… et celle des collaborateurs·rices qui la composent. Illustration avec quatre managers.

« Je déteste devoir respecter une grille à laquelle je n’adhère pas »

À 31 ans, Chloé a quitté le monde des start-up pour rejoindre un cabinet de conseil. Un nouvel univers et une nouvelle culture avec laquelle elle n’est pas toujours à l’aise. Les questions d’argent y sont très encadrées : il existe des grilles de salaire strictes, des périodes pour demander une augmentation, des primes tous les ans en fonction de critères spécifiques. « C’est très codifié, j’ai l’impression qu’il faut rentrer dans une case ». Une situation qui la dérange d’un point de vue personnel, et qui l’empêche de récompenser ses collaborateur·rices comme elle le souhaiterait. « Par exemple, un membre de mon équipe a tenté une approche très créative sur un sujet, illustre-t-elle. Pas de chance pour lui, cela a échoué. Mais c’était une bonne idée. Les critères d’évaluation que l’on me demande de suivre vont donc le pénaliser, alors qu’on devrait - d’après moi - récompenser ce type d’initiative ».

L’œil de l’expert : En tant que manager, il est normal de ne pas toujours être aligné avec les choix de son entreprise. Ludovic Girodon recommande d’assumer cette différence de vision auprès de son équipe. « Je ne crois pas au manager qui doit faire passer un message auquel il n’adhère pas, ajoute-t-il. Chloé peut expliquer qu’à titre personnel, elle n’est pas en accord avec le fonctionnement de l’entreprise et aurait aimé faire différemment, mais qu’elle est contrainte de suivre certaines règles ».
Pour autant, pas question de baisser les bras. Ludovic Girodon souligne qu’il existe de multiples manières de montrer sa reconnaissance à un·e collaborateur·rice que l’on ne peut pas récompenser financièrement : « Dans le mot “reconnaissance” il y a “connaissance”. Il faut s’intéresser au/ à la collaborateur·rice et comprendre ses leviers. En fonction de sa situation personnelle et de ses envies, peut-être qu’il/elle appréciera davantage que vous lui offriez de la flexibilité horaire, des projets plus ambitieux, une reconnaissance publique… ». À condition d’être sincère et de justifier des vraies évolutions.

« Je sais qu’il y a des différences de salaires entre les hommes et les femmes de mon équipe et je ne sais pas comment les gérer »

Marius travaille dans une PME familiale depuis six ans. Une entreprise bienveillante, dans laquelle il a commencé en stage avant de prendre le rôle de manager. « Le seul point noir : je vois que malgré la grille salariale, il y a des différences de salaire - à compétences similaires - entre les hommes et les femmes de mon équipe. Les femmes sont plutôt en bas de la fourchette, et les hommes en haut », observe-t-il. En cherchant à comprendre la situation, il découvre - sans réelle surprise - que les femmes ont moins négocié leur salaire d’entrée. Il se sent une obligation morale d’y remédier, mais comment faire ? « Non seulement, je ne sais pas comment aborder le sujet, mais je ne veux pas confronter mes boss et les autres managers là-dessus alors que je viens d’avoir cette promotion. Et très concrètement, j’ai une enveloppe à répartir chaque année et si je l’utilise uniquement pour redresser le salaire des femmes, je sais que les hommes vont me claquer entre les doigts », partage-t-il.

L’œil de l’expert : « Pour commencer, Marius ne doit pas s’auto-flageller », commence Ludovic Girodon. Face à cette situation délicate, notre expert rappelle que le/la manager ne peut pas prendre toute la responsabilité sur un sujet aussi vaste et complexe. En revanche, c’est important de garder en tête que ne pas régler le problème peut exposer l’entreprise à des sanctions. « Pour le manager, à son niveau, la clé est d’avoir une discussion individuelle avec les membres de son équipe, ajoute-t-il. Il est important de comprendre les attentes et les frustrations éventuelles des uns et des autres ». Ensuite, la façon dont il distribuera son enveloppe annuelle doit être réfléchie attentivement. « On peut jongler entre plusieurs paramètres : sa volonté d’instaurer plus d’équité, les performances du/de la collaborateur·rice, et ses attentes réelles. Encore une fois, il faut se souvenir que tout le monde ne valorise pas l’argent de la même manière et que certains apprécieront d’autres formes de reconnaissance ». Un curseur que l’on ne peut trouver qu’en discutant de manière transparente avec son équipe.

« Je n’ose pas aborder le sujet moi-même »

Pour Manon, 29 ans, l’argent a toujours été un tabou. « J’ai un héritage particulier sur le sujet. Dans ma famille, c’est presque honteux de bien gagner sa vie », illustre-t-elle. Anciennement freelance, elle a mis plusieurs années avant de dépasser ce blocage. « J’ai mis longtemps à bien me pricer, à relancer quand mes clients ne me payaient pas à l’heure,… partage-t-elle. Mais j’ai progressé ». C’est lorsqu’elle recrute sa première salariée qu’elle réalise le chemin qu’il reste à faire : « Elle avait l’air aussi gênée que moi sur le sujet. Je n’ai pas osé parler salaire au premier et au deuxième entretien. J’ai dû me forcer à la rappeler spécifiquement pour ça car il fallait bien mettre le sujet sur la table », reconnaît-elle.

L’œil de l’expert : Monter sa propre structure est un défi. Et il l’est d’autant plus lorsque l’on est mal à l’aise avec l’argent. Le coaching peut être LA solution pour se « décomplexer » sur le sujet. « Cependant, il reste très difficile de changer en profondeur. Alors quand le coaching n’est pas suffisant, la solution est parfois de s’associer avec une personne qui prendra en charge - entre autres - ce type de discussion », observe Ludovic Girodon. De manière générale, notre expert recommande également d’aborder le sujet de la rémunération le plus tôt possible dans un entretien : « En début de process, on a moins de lien avec le candidat, explique-t-il. Il y a moins d’affect, c’est plus facile pour quelqu’un qui a des difficultés à parler d’argent ». Une fois ce sujet mis derrière lui, le manager avancera plus sereinement dans le processus de recrutement. Et le/la candidat.e aussi.

« J’ai sans cesse l’impression de me faire balader quand on parle budget »

Benjamin est country manager d’une start-up de service. Depuis plusieurs mois, il gère une équipe de 40 personnes. S’il se sent à l’aise quand il s’agit de discuter primes et budgets avec ses équipes produit ou marketing… il l’est nettement moins avec ses développeurs. « Ils savent que je connais mal leur métier, explique-t-il. À la limite, je peux me fier au marché pour gérer leurs négociations salariales et ne pas accepter des demandes délirantes, même si ça reste un moment très désagréable. En revanche, c’est très difficile pour moi de parler du montant du budget alloué aux projets avec eux, car je ne sais jamais si ce qu’ils me demandent est justifié. Je les soupçonne franchement de sur-estimer le temps et le coût du travail que je leur demande, pour se la couler douce. En fait, j’ai souvent l’impression de me faire balader… ».

L’œil de l’expert : La vision du super-manager qui doit être à la fois un bon gérant, un technicien, un leader visionnaire et un coach avec de l’empathie est un mythe. « Lorsqu’on ne maîtrise pas un sujet, il y a deux solutions : développer ses compétences ou déléguer. Ici, il s’agirait d’apprendre à coder pour être à égalité avec ses équipes de développement. C’est coûteux en temps et en énergie. Au contraire, un manager doit se concentrer sur ses forces, et ne pas hésiter à se faire aider sur le reste », souligne Ludovic Girodon. Il s’agit alors de trouver une personne interne ou externe à l’entreprise qui pourra aider à mener les discussions autour de la rémunération et des budgets, avec cette population spécifique. « C’est faire preuve de maturité que d’identifier où l’on est pas le plus pertinent. Et c’est un choix que l’on peut (et que l’on doit) assumer auprès de son équipe. Par ailleurs, il y a de grandes chances de préserver leur respect ainsi, plutôt qu’en faisant semblant », ajoute-t-il.

Bonne nouvelle : être à l’aise pour parler d’argent n’est pas une compétence indispensable au/ à la manager. « L’argent, ce n’est qu’1% du sujet quand on est manager. Si on arrive à nourrir ses collaborateurs sur le reste, c’est déjà très bien ! L’opacité complète, tout comme la transparence totale, ça ne convient pas à tout le monde. Comme souvent, la bonne voie se trouve juste au milieu », conclut Ludovic Girodon.

*Les prénoms ont été modifiés

Article édité par Mélissa Darré. Photo par Thomas Decamps
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