Aux US, le droit à l’avortement se joue désormais dans l’entreprise

29 nov. 2022

6min

Aux US, le droit à l’avortement se joue désormais dans l’entreprise
auteur.e
Judith Crosbie

US-based freelance journalist.

En juin 2022, la Cour suprême américaine a annulé l’arrêt Roe v. Wade, qui protégeait constitutionnellement le droit à l’avortement. La population a pris de plein fouet cette annonce. Depuis, environ la moitié des 50 États américains ont imposé ou annoncé des restrictions autour de l’avortement, voire son interdiction totale dans plus de dix d’entre eux, y compris en cas de grossesse issue d’un viol. Ce coup de tonnerre politique et social a propulsé les entreprises américaines au cœur du débat, et ce pour diverses raisons.

Aux États-Unis, contrairement à ce que l’on connaît en France ou ailleurs, l’assurance maladie est souvent rattachée au contrat de travail : environ 55 % de la population américaine totale est couverte grâce à celui-ci. Et certains n’offrent aucune prise en charge en cas d’avortement. Dans les états où il est désormais restreint (voire interdit), certaines entreprises se retrouvent donc sommées par les compagnies d’assurance de choisir ou non d’étendre la couverture santé de leurs équipes, pour que l’avortement (et les frais de déplacement vers un état où il demeure autorisé) soit pris en charge. Sont par exemple concernées les banques JP Morgan, Citigroup ou Bank of America, mais aussi les très puissantes entreprises Amazon, Apple ou encore Nike, qui peuvent financièrement se permettre de participer à cet effort.

Mais quid des personnes de couleur, celles qui touchent des bas salaires ou travaillent dans des petites structures et qui sont souvent moins bien protégées ? Quel espoir pour ces employées d’obtenir une prise en charge en cas d’avortement ? Dans une enquête nationale effectuée juste avant la décision de la Cour suprême, seuls 5% des responsables RH interrogés déclaraient que leur entreprise couvrait les frais de déplacement vers un état où l’avortement est légal, et 6 % déclaraient l’envisager.

Se pose également la question de la confidentialité, car aller demander à son boss une avance ou un remboursement sur des frais de déplacement pour un avortement ne va pas de soi. Dans un article publié par le Guardian, la chroniqueuse Arwa Mahdawi résume ainsi la situation : « Donc voilà à quoi nous en sommes réduits dans le pays le plus riche de la planète : devoir faire valoir nos droits fondamentaux auprès des RH. Les droits civiques mis au même rang que les avantages offerts par la boîte ! »

Se taire ? No way!

La population américaine compte désormais sur les entreprises pour s’inviter et peser dans les débats autour des sujets de société. Et celui sur l’avortement en est un de taille. Le professeur Tom CW Lin, auteur d’un livre sur l’activisme au travail (The Capitalist and the Activist: Corporate Social Activism, non traduit, ndlr), explique que les entreprises se voient confrontées à un sujet particulièrement épineux. « Parce qu’il va s’inscrire dans le temps, alors que la société pensait la question réglée. Autre point sensible : on touche ici au personnel, à l’intime. Et il n’y a rien de moins évident que de voir l’entreprise s’en mêler. »

Mais pour elles, ne pas prendre position est tout aussi dangereux, notamment lorsqu’on sait à quel point le sujet déchaîne les passions. « On est loin de l’époque où la frontière était nette entre ce qu’on pouvait et ne pouvait pas dire au travail concernant les politiques sociales, poursuit Tom Lin. Tout est beaucoup plus flou. On vient au bureau avec ce qui nous préoccupe à la maison et dans notre vie en général. Et ça vaut aussi bien pour les personnes qui bossent sur les chaînes d’assemblage que les cadres ou le top management. L’entreprise n’est plus hermétique à ce qui se passe dans la société, dont elle fait d’ailleurs désormais partie intégrante. Dans un tel contexte, il devient compliqué pour une boîte de faire l’autruche face aux inquiétudes de leurs employé⋅es. »

Passage à l’action

Certaines entreprises sont allées plus loin que la simple montée en gamme de leur couverture santé. Lorsque l’état d’Indiana a voté l’interdiction de l’avortement, le groupe pharmaceutique Eli Lilly, puis Cummins, grand constructeur de moteurs pour l’industrie automobile, ont menacé de ne plus investir dans l’économie locale. Les deux entreprises se sont par ailleurs dites inquiètes de ne plus pouvoir attirer de jeunes talents en Indiana. « Notre développement se fait aux côtés de personnes en accord avec nos valeurs d’entreprise et nos objectifs commerciaux. Cette nouvelle loi sera prise en compte dans nos processus décisionnels », a ainsi déclaré Cummins.

Mais alors que le secteur privé américain tente de prendre une posture volontariste, parfois cela sonne faux. En 2020, Lilly a en effet signé un chèque de presque 10 000 € au Parti républicain, dont le programme annonçait clairement la future interdiction de l’avortement. Le Parti démocrate qui a voté à l’unanimité contre toute entrave à l’avortement, n’a quant à lui rien reçu de la structure. D’autres géants du secteur privé américain, à l’image des banques JP Morgan et Citigroup, se sont fait entendre sur le droit à l’avortement, alors même qu’ils soutiennent massivement le Parti républicain.

L’apparente posture progressiste de Google a également été pointée du doigt : l’Alphabet Workers’ Union, groupe syndical fédérant plus de 1 000 employé⋅es de la firme, a fait savoir que Google n’allait pas assez loin dans ses déclarations publiques au sujet du droit à l’avortement. Une pétition signée par des centaines de salarié⋅es et demandant la prise en charge des frais de déplacement non seulement pour les femmes en CDI à temps complet, mais aussi à mi-temps ou en CDD, a ainsi atterri sur le bureau de la direction. La pétition a également demandé l’arrêt des pratiques lobbyistes auprès de la classe politique et la garantie que les données de recherches privées des internautes sur l’avortement ne seront pas transmises à des autorités d’enquête.

« Cela fait des années que nous œuvrons, chez Google et Alphabet, pour améliorer les conditions de travail de tout le monde, pour renforcer la protection des personnes qui utilisent nos services et avoir plus de transparence, explique Jenny Rosewood, architecte de l’information chez Google et membre de l’Alphabet Workers’ Union-CWA (CWA est le grand syndicat américain des métiers de la communication, ndlr). La récente annulation de l’arrêt Roe v. Wade par la Cour suprême montre combien certaines problématiques inhérentes à Google sont finalement intimement liées entre elles. » Elle précise que l’entreprise n’a pour l’heure pas réagi à la pétition : « Nous allons continuer à nous organiser sur le front public et privé, pour montrer à Google que les inquiétudes soulevées par notre pétition sont primordiales et doivent être urgemment traitées. »

Dans le même temps, Starbucks a été critiqué pour avoir profité de sa position sur l’extension de la couverture santé de ses salariées en matière d’avortement pour mettre un nouveau cran d’arrêt au mouvement de syndicalisation parmi ses effectifs. L’entreprise a en effet déclaré que cette offre de soins pourrait ne pas concerner les salariées syndiquées. Pourquoi ? Car mise dans la balance lors des (re)négociations de contrat, donc instrumentalisée. Ou comment dézinguer du syndicat, comme l’a écrit un journaliste spécialisé sur Twitter.

La peur du retour de bâton

Si certaines entreprises ont payé cher leur manque d’engagement, d’autres craignent de s’exprimer trop ouvertement sur le sujet, souligne le professeur Tom CW Lin : « Les PDG et comités de directions des entreprises craignent la répudiation politique, le potentiel retour de bâton, sur l’avortement comme sur d’autres sujets. C’est un point très sensible, sur lequel ils sont attentifs. » Quand Citigroup a annoncé l’extension de sa couverture santé en matière d’avortement, quarante-cinq membres républicains du Congrès ont exigé de changer de prestataire bancaire (Citigroup fournissant aux membres du Congrès leur carte de crédit). Les employeurs ont également peur d’éventuelles poursuites s’ils aident des salariées à se rendre dans un autre état pour avorter, notamment au Texas, où la loi condamne toute « complicité » en cas d’IVG.

Les répercussions économiques

Pour le monde du travail, la plus grosse répercussion de cette décision de la Cour suprême sera, à long terme, économique. Janet Yellen, secrétaire d’État au Trésor, avait alerté le Sénat lors d’une audition : « Je pense que priver les femmes de leur droit de décider si et quand elles désirent un enfant (aura) des effets très néfastes sur l’économie. » Des inquiétudes corroborées par les chiffres : une étude menée pendant dix ans par une équipe de recherche à l’université de Californie et publiée en 2018 montre que les personnes n’ayant pas accès à l’avortement ont quatre fois plus de risque de vivre sous le seuil de pauvreté que les autres. Refuser l’avortement à une femme c’est, précise l’étude, faire diminuer ses chances de trouver un travail à temps complet dans les six mois et augmenter le recours aux aides sociales, avec des effets notables jusqu’à quatre ans après.

Les états dans lesquels l’avortement est soumis à de lourdes restrictions ou tout simplement interdit pourraient également avoir du mal à attirer de futur⋅es salarié⋅es. Dans une récente enquête, on apprend par exemple qu’un tiers des candidats refuse d’emblée de partir vivre dans un état où l’IVG est illégal.

Les entreprises ont bien conscience de l’impact économique potentiel de la situation, estime Tom Lin. « L’accès à une couverture santé pour ce qui concerne le droit à la procréation ou à l’avortement joue sur l’attractivité d’une entreprise. Cela fait des années qu’on entend parler d’égalité des genres au travail, or c’est une problématique qui affecte, en toute logique, les femmes avant tout. Cela touche aussi les salariés ayant des obligations parentales ou le souhait de devenir parent. L’impossibilité de planifier son avenir familial est facteur d’instabilité dans une vie. »

Les conséquences des décisions prises à l’échelle fédérale et au niveau des états au sujet de l’avortement vont continuer de secouer le monde du travail Outre-Atlantique. Entreprises et salarié⋅es sont aux prises avec les répercussions politiques, sociales et économiques de ces mesures qui divisent la population. Une seule certitude ; cette situation est loin d’être résolue.

Article traduit par Sophie Lecoq et édité par Ana Castelain ; photos : Thomas Decamps pour WTTJ

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