L'enfer des boîtes familiales : « Le lien de sang passe toujours avant tout »
05 juil. 2023
7min
Rédactrice & Copywriter B2B
Ma famille d’abord : c’est une sitcom mythique du début des années 2000, mais c’est aussi (malheureusement) le quotidien de nombreux salariés. Ils et elles ont rejoint une entreprise gérée par des couples, des fratries, des duos parents enfants, et ont fait face aux conséquences d’une dynamique familiale sur leur lieu de travail - où les liens du sang prévalent parfois sur les compétences professionnelles. Témoignages.
« Sans leurs liens familiaux, peu d’entre eux auraient obtenu des postes aussi importants », Olivier(1), 26 ans, Full Stack Developer
J’arrive dans cette entreprise en 2019. Je fais alors la connaissance des deux gérants qui sont mariés. Je découvre également que le frère de la gérante, ainsi que sa femme, travaillent ici. Heureusement, je débarque dans l’entreprise à une époque où celle-ci a aqcuis des bureaux, car mon prédécesseur, lui, devait travailler directement au domicile des gérants, dans leur sous-sol aménagé, où leurs enfants passaient souvent. L’angoisse.
Au départ, je ne vois aucun problème à travailler dans une entreprise gérée par une famille. Mais au fil du temps, je comprends que sans leurs liens familiaux, ils n’auraient probablement pas eu des postes aussi importants, compte tenu de leurs qualifications. Le frère de la gérante, par exemple, se retrouve promu Directeur Commercial alors qu’à l’origine, il est technicien chez un opérateur téléphonique. Sans compétences ni formation pour ce poste, il ne fait que suivre ses caprices et enchaîne les projets qui ne fonctionnent pas. Il me fait travailler plus de deux ans sur une idée qui lui tient à cœur, mais qui n’est pas fiable et ne suscite aucun intérêt de la part des clients.
Le CTO et co-gérant, quant à lui, possède de bonnes compétences techniques mais n’a aucune aptitude en matière de management. Il crée des blocages inutiles, et il est très difficile de communiquer avec lui. Il ne nous donne aucun retour et l’information reste toujours bloquée à son niveau, ce qui crée un véritable fossé entre les employés et l’équipe dirigeante.
Côté ambiance, mon quotidien au bureau est rythmé par les disputes du couple de gérants. Les sujets sont toujours d’ordre professionnel mais les tensions montent rapidement. Leur façon de gérer ces conflits est intense, sans aucune limite professionnelle. Nous finissons par être obligés d’intervenir pour leur demander d’arrêter leurs disputes incessantes. Leur solution, lorsque les disputes deviennent trop intenses, est de sortir pour continuer leurs échanges houleux à l’extérieur.
Quelques mois après mon arrivée, l’entreprise est rachetée et nous sommes transférés sous la direction… des parents de la gérante de ma société. Je comprends rapidement que mes perspectives d’évolution seront très limitées. Lors du rachat et de la restructuration, les trois principaux départements sont confiés à des membres de la famille et pour gravir les échelons, il faut en faire partie, ou bien avoir vingt-cinq ans d’expérience. Or, j’aspire à progresser dans ma carrière.
Petit à petit, je me rends également compte que mes missions ne respectent pas du tout le Code du travail. L’entreprise étant dans le domaine de l’événementiel, je suis parfois amené à travailler sept jours sur sept, à me lever à deux heures du matin pour installer des équipements, puis à prendre la route, préoccupé par le risque de m’endormir au volant. Mes patrons considèrent que je fais partie de la famille et que ces conditions sont naturelles. Je suis, certes, passionné par le projet, mais je finis par réaliser que c’est inacceptable de me mettre en danger de la sorte. Lorsque j’en parle à mon manager, il le prend mal.
Après deux ans dans l’entreprise, je demande finalement à changer de poste pour un rôle technico-commercial. Ce à quoi on me répond que je n’ai pas les compétences requises et que mon salaire est trop élevé. Je décide de partir. Je retiens de tout que cela que dans les entreprises familiales, malheureusement, les liens du sang passeront toujours avant.
« Il m’a fallu beaucoup de temps pour me remettre de l’ambiance toxique qui y régnait », Julia(1), 27 ans, Marketing Manager
Je me souviens encore de l’offre d’emploi pour cette boîte : sur les photos, deux personnes quasi identiques, des frères, et aucun employé. En la voyant, je me suis dit que ce serait sympa de rejoindre une entreprise de petite taille, où on bosserait un peu comme en famille. J’ai passé plusieurs entretiens avec eux, l’un des frères, le plus âgé, semblait assez froid, et le second, le plus jeune, m’est apparu plus chaleureux. Ils m’ont finalement fait une proposition que j’ai acceptée.
Les deux frères étaient associés, chacun dirigeait une branche de l’entreprise. Sur le papier, ils étaient amenés à peu interagir. Mais dans les faits, j’ai rapidement remarqué qu’une dynamique assez étrange s’était installée entre eux.
Le grand frère avait tendance à traiter le plus jeune comme un mauvais employé et non comme son égal. En réunion, il avait tendance à lui demander des comptes devant tout le monde de façon extrêmement agressive. Le petit frère était très flegmatique, répondait toujours un peu à côté, dans le vague, ce qui avait le don d’énerver le grand frère encore plus. Les duels entre eux arrivaient régulièrement, et plus le temps passait, moins ils se gênaient pour se disputer bruyamment en plein milieu de l’open space. Ça avait le don de me mettre extrêmement mal à l’aise.
Petit à petit l’entreprise a grandi, on a recruté d’autres personnes, en même temps que l’intensité de notre travail s’est décuplée. Chacun a réagi à sa manière : le grand frère a disparu des bureaux, par manque de temps, le plus jeune, quant à lui, s’est laissé sombrer dans un surmenage professionnel affolant. Plusieurs fois pendant des réunions en visio je l’ai vu verser des larmes. Petit à petit, il n’arrivait plus à gérer la montagne de travail qui s’accumulait pour lui. Il a essayé de se mettre en retrait, de recruter quelqu’un d’autre pour le remplacer, mais il n’avait pas assez de temps pour s’en occuper. J’avais l’impression qu’il était prisonnier dans cette boîte. Son aîné n’avait aucune empathie ou compréhension pour lui. Il lui parlait super mal, avec le recul je comprends que c’était du harcèlement.
Leur troisième frère, encore plus jeune, a aussi souhaité nous rejoindre. Il est arrivé en même temps qu’une promotion de nouveaux employés. Mais il n’a clairement pas été traité comme les autres, n’a pas suivi le même onboarding, se permettait de critiquer les décisions et les stratégies sans même prendre le temps de s’intégrer. Il faut aussi savoir qu’ils vivaient tous les trois ensemble. Résultat, beaucoup de discussions et décisions avaient lieu hors des bureaux, sans le reste des employés. C’était très frustrant pour tout le monde, on avait l’impression de moins compter alors qu’on bossait tout autant. Finalement le dernier des trois frères a quitté la boîte au bout de quelques semaines seulement, en raison de disputes trop fréquentes et d’un stress permanent imposé par ses frères, au bureau comme à la maison.
J’ai quitté cette entreprise après plusieurs années et il m’a fallu beaucoup de temps pour me remettre de l’ambiance toxique qui y régnait. J’ai même dû entamer une psychothérapie. Je ne pense pas que toutes les entreprises familiales soient gérées de cette façon, mais selon moi c’est important de s’assurer que les gérants mettent en place des barrières pro-perso très fermes pour éviter de se retrouver au milieu de leurs drames personnels ou d’être moins considérés qu’un membre de leur famille.
« Je me dis que rejoindre une entreprise familiale peut permettre de travailler dans une ambiance plus chaleureuse et conviviale » Typhaine(1), 29 ans, Responsable des Ressources Humaines
J’ai rejoint cette entreprise il y a environ cinq ans, juste après avoir obtenu mon diplôme. À l’époque, je suis ravie de décrocher mon premier job dans un domaine qui m’intéresse et dans une entreprise en pleine croissance. Celle-ci est dirigée par un couple et leurs trois enfants.
Je sais dès le processus de recrutement qu’il s’agit d’une entreprise familiale, car c’était inscrit dans l’offre d’emploi à laquelle j’ai postulé, et cela ne me dérange pas spécialement. Au contraire, je me dis que rejoindre une entreprise familiale peut permettre de travailler dans une ambiance plus chaleureuse et conviviale que dans une grande entreprise impersonnelle.
C’est au cours de mes premiers jours que je me rends compte que l’ambiance n’est effectivement pas tout à fait traditionnelle. Je réalise surtout à quel point les frontières entre la vie professionnelle et familiale sont très minces ici. Les membres de la famille - dirigeante - se côtoient en permanence dans l’entreprise, ce qui rend la vie de bureau assez intime. Ils se lancent à la volée des invitations à dîner, ressassent le repas de famille de dimanche dernier, se demandent qui ira chercher les enfants ce soir… Mais jusque-là, ça n’affecte pas du tout notre façon de travailler.
La situation se détériore lorsque des tensions éclatent entre les deux frères aînés, Antoine(1) et François(1), qui sont également les codirigeants de l’entreprise. Ils sont en désaccord depuis longtemps sur la vision stratégique de l’entreprise. Ils s’affrontent régulièrement lors des réunions, et plus le temps passe, plus ces désaccords deviennent publics. Leur relation fraternelle, et notre tranquillité au bureau, sont désormais affectées par les pressions et les enjeux liés à l’entreprise. Les autres membres de la famille, notamment leur sœur et leur mère, sont prises entre les deux camps.
En tant que responsable des Ressources Humaines, je me retrouve sans le vouloir au centre du conflit familial. Je suis souvent sollicitée pour des réunions en tête-à-tête avec Antoine et François, chacun cherchant à gagner mon soutien. Le climat dans l’entreprise devient de plus en plus tendu et affecte les autres employés, qui se sentent impuissants face à cette situation qui dépasse largement le cadre professionnel.
J’essaie à plusieurs reprises de désamorcer la situation en encourageant un dialogue ouvert et respectueux entre les frères, mais sans résultat. Finalement, après plusieurs mois de tensions intenses, un accord a été trouvé pour que François quitte l’entreprise et crée la sienne de son côté. Cette séparation, bien que douloureuse pour tous les membres de la famille, a permis de mettre un terme au conflit au sein de l’entreprise et de retrouver un quotidien plus paisible au boulot.
Les entreprises familiales sont-elles à fuir ?
Il est important de rappeler que chaque entreprise et chaque personne a sa propre histoire, l’objectif n’est pas de généraliser ces expériences à toutes les entreprises familiales. Cependant, si vous envisagez de rejoindre une telle entreprise, quelques précautions s’imposent pour s’assurer d’un environnement de travail sain et épanouissant. Avant de vous engager, renseignez-vous sur la réputation de l’entreprise et discutez avec des employés actuels ou anciens pour recueillir leurs impressions. Assurez-vous que les critères de recrutement et de promotion sont basés sur les compétences et le mérite, plutôt que sur les liens familiaux. Une communication transparente et une culture d’entreprise ouverte contribuent également à créer un climat de travail positif. L’objectif est de trouver un équilibre où les avantages d’une entreprise familiale, tels que la confiance et la cohésion, coexistent avec des pratiques professionnelles équitables.
(1) Les prénoms ont été modifiés
Article édité par Manuel Avenel, photographie par Thomas Decamps