Primes au présentiel : les entreprises tentent tout pour faire revenir leurs salariés

06 nov. 2023

7min

Primes au présentiel : les entreprises tentent tout pour faire revenir leurs salariés
auteur.e
Barbara Azais

Journaliste freelance

contributeur.e

Repas gratuits, activités bien-être, primes, augmentations, et même voyages de luxe… De plus en plus d’entreprises, en premier lieu aux États-Unis, rappellent leurs salariés au bureau en leur agitant des “carottes” sous le nez. Mais cette opération séduction ne fait pas l'unanimité.


« On se sent un peu trahis en interne. » Justin, 29 ans, Program Manager chez Google à New York, est dans l’incompréhension. Alors qu’elles étaient pionnières dans le genre, de plus en plus d’entreprises américaines ont décidé d’en finir avec le full télétravail et de rappeler leurs salariés au bureau. L’âge d’or du « remote work » semble révolu outre Atlantique et les employés qui souhaitent garder leur job sont tenus de réinvestir leur ancien open space. « La direction a décidé de passer à un modèle hybride avec au moins trois jours de présentiel par semaine, relate-t-il. Elle suit notre assiduité via nos badges et sait si nous venons au bureau ou pas. Notre taux de présence sera pris en compte dans nos évaluations de performance. Alors qu’on bénéficiait de beaucoup de liberté et de flexibilité, on est maintenant fliqués et infantilisés. »

D’autres géants américains comme Amazon, Meta ou la banque JPMorgan Chase ont instauré la même politique. Selon Mark Zuckerberg, « les ingénieurs obtiennent de meilleurs résultats lorsqu’ils travaillent au contact de leurs collègues au moins trois jours par semaine ». Un avis partagé par la direction du New York Times qui mène actuellement un véritable bras de fer pour ramener l’ensemble de ses équipes Tech au bureau : « Nous pensons qu’il est bénéfique pour tout le monde que les employés travaillent ensemble sur place à certains moments et à distance à d’autres », a déclaré l’un de ses porte-parole alors que plus de 700 collaborateurs manifestaient contre cette décision le 30 octobre dernier.

En France, même si le télétravail s’est largement démocratisé depuis la crise sanitaire, de nombreux employeurs ont toujours été réticents à lâcher la bride de leurs employés. C’est en tout cas ce qui ressort d’une étude récemment menée dans 34 pays industrialisés par l’institut Ifo et Econpol Europe : les Français travailleraient en moyenne 0,6 jour par semaine à distance, contre 0,9 jour dans les autres pays étudiés. « Cet attachement au présentiel est très ancré dans notre culture, explique la sociologue du travail Marie Benedetto-Meyer. Traditionnellement, être vu permet de justifier une certaine légitimité et son engagement. Alors qu’on sait rationnellement que ça ne veut rien dire, qu’on peut être présent et non productif. Mais c’est tellement ancré qu’on essaie même parfois de le reproduire en télétravail, en laissant des traces visibles qui témoignent de sa présence et de son investissement (mails, messages, connexion avant ou après les horaires de travail, etc.). »

Une Tesla et des pintes de bières pour attirer leurs salariés au bureau

Si certains PDG comme Elon Musk se sont montrés inflexibles – affirmant aux employés de Twitter et Tesla que « le bureau n’était pas optionnel » - d’autres privilégient la carotte au bâton et tentent d’appâter leurs effectifs avec de nouveaux avantages. La Chambre américaine de commerce conseille par exemple aux entreprises de proposer des repas gratuits à leurs employés, d’investir dans le bien-être en leur offrant des cours de yoga, de pilate, de danse ou encore d’ouvrir des services de garderie afin qu’ils et elles n’aient pas à payer pour faire garder leurs enfants lorsqu’ils sont au bureau. Quant au célèbre média économique Forbes, il conseille aux entreprises d’offrir aussi des primes de réintégration, des formations continues ou encore du mentorat.

Mais les Américains sont coriaces : 89 % d’entre eux préfèrent adopter la semaine de 4 jours, travailler à distance ou en hybride (Bankrate, 2023). « On avait déjà beaucoup d’avantages avant la pandémie, se souvient Justin. C’était attractif à l’époque, mais aujourd’hui les tables de ping-pong, le yoga et les babyfoots ne suffisent plus. On veut conserver cette flexibilité, ou sinon avoir au moins de vrais avantages financiers ». Amy, 41 ans, Product manager chez Disney, est du même avis. Il y a bientôt un an, la firme de Mickey et son patron Bob Iger sonnaient la fin de la récré concernant le 100% télétravail. « Je ne suis pas contre le travail hybride et les bagels gratuits, mais désormais on doit retourner au bureau quatre jours par semaine, c’est énorme ! Si au moins on avait des primes, la pilule passerait mieux. »

« Il suffit de partager des photos montrant à quel point il est agréable d’être au bureau. Par exemple, lorsque nous sortons en groupe, nous commandons des pintes et de la bonne nourriture. » - Mathis Bogens, responsable de la communication chez Bolt

Selon le KPMG 2023 CEO Outlook report, qui a interrogé 400 PDG américains, 87% d’entre eux sont prêts à récompenser leurs employés qui reviennent au bureau avec de nouvelles affectations, promotions et/ou augmentations. Post-Covid, le groupe immobilier CoStar faisait partie des plus “généreux” : chaque jour, un employé vacciné et présent était tiré au sort pour remporter 10 000 dollars, des vacances de luxe à la Barbade ou encore, une Tesla. C’est le PDG Andrew Florance en personne qui annonçait chaque matin le nom du gagnant par mail à l’ensemble du personnel. « Pour une entreprise multimilliardaire avec des milliers d’employés et des centaines de bureaux, investir de l’argent pour encourager la vaccination et le retour au bureau est une goutte d’eau dans un seau. »

L’entreprise londonienne Perkbox, de son côté, a opté pour des primes de retour au bureau. « Nous ne voulons pas donner l’impression de soudoyer les gens pour qu’ils viennent au bureau, explique James Arnall, directeur du marketing. Mais il existe un moyen léger et amical de les inciter à venir. » Ainsi, les employés de Perkbox reçoivent automatiquement un certain nombre de points lorsqu’ils sont présents, qu’ils peuvent ensuite utiliser pour avoir un discount pour le déjeuner, de l’argent pour faire les courses ou encore, un abonnement Netflix.

D’autres entreprises ont adopté une stratégie un peu plus controversée. C’est notamment le cas de Bolt, une appli de VTC, qui a décidé de susciter la peur du manque chez ses salariés. C’est ce que l’on appelle le syndrome FOMO, qui se caractérise par la peur de louper des interactions sociales et de se sentir exclu d’un groupe. « Nous utilisons le FOMO, assume Mathis Bogens, responsable de la communication chez Bolt. C’est le moyen le plus simple. Il suffit de partager des photos montrant à quel point il est agréable d’être au bureau. Par exemple, lorsque nous sortons en groupe, nous commandons des pintes et de la bonne nourriture, nous nous régalons ensemble et nous partageons de nombreuses photos sur la messagerie Slack. »

Pourquoi le présentiel reste-t-il important au travail ?

Cohésion d’équipe, créativité, communication, productivité… La liste des arguments en faveur d’un retour au bureau est longue. 60 % des effectifs de JPMorgan Chase ont repris le travail en présentiel à temps complet. Selon son PDG Jamie Dimon, le travail à distance « freine la créativité et la spontanéité ». Un argument également avancé par Andy Jassy, PDG d’Amazon, qui estime que « les gens ont tendance à être plus engagés, observateurs et à l’écoute de ce qu’il se passe en présentiel. Collaborer et inventer est plus facile et plus efficace lorsque nous sommes en personne. » Le cabinet de recrutement Robert Half estime que 92 % des managers américains préfèreraient que leurs équipes travaillent sur site. Même Justin, le salarié de Google forcé de revenir au bureau, doit bien l’admettre : « Il est vrai que l’on a besoin d’avoir des idées ensemble. Quand je brainstorme avec mon équipe en présentiel, l’énergie est différente et les idées sont meilleures. La communication est plus fluide, on est connectés. »

En France, le constat est le même. Si le télétravail est un levier d’attractivité fort pour une marque employeur, de nombreuses entreprises estiment qu’il doit être associé à du présentiel. « Au moins pour renforcer la cohésion d’équipe, le sentiment d’appartenance et l’engagement au travail, explique Marie, 43 ans, directrice des opérations dans un grand groupe français. C’est d’autant plus nécessaire pour les nouveaux arrivants qui peinent déjà à développer ce sentiment d’appartenance en étant sur site deux jours par semaine. »

« À distance, on se rend également moins compte des éventuels problèmes que peuvent rencontrer nos collaborateurs. » - Marie, directrice des opérations dans un grand groupe français.

Une étude menée sur 61 182 employés de Microsoft a également mis en évidence les effets négatifs du full télétravail sur la collaboration entre collègues et la communication au sein des équipes. Le présentiel serait si important que des recherches ont prouvé que le full télétravail était 10 à 20 % moins productif et qu’il était plus efficace de lancer des projets quand les collaborateurs et collaboratrices étaient réunis physiquement. « À distance, on se rend également moins compte des éventuels problèmes que peuvent rencontrer nos collaborateurs (perte de motivation ou d’engagement, mal-être, lassitude, etc.) car on ne voit pas vraiment leurs expressions, leur langage corporel » témoigne Marie.

Le présentiel, un prétexte pour reprendre le contrôle sur les salariés ?

Pour Jay Sterling Silver, professeur de droit à l’Université St. Thomas (Miami), le retour au bureau est aussi un moyen pour les employeurs de se réaffirmer. « Le contrôle est un puissant aphrodisiaque, explique-t-il dans une interview accordée à la BBC. Et l’obligation pour les employés de se présenter à vous, de vous témoigner du respect - sincère ou non - lorsqu’ils vous croisent dans le couloir et d’être à votre disposition à tout moment contribue à attiser cette soif de contrôle ». Une hypothèse qui fait écho au témoignage de Justin : « Chez Google, le bureau a toujours fait partie des avantages de la boîte. Le site a été pensé de manière à garder les salariés le plus longtemps possible sur place, avec des espaces de détente, de jeux, des repas gratuits, etc. Mais maintenant, on n’est plus hypnotisés comme avant. On a compris qu’on n’était pas mariés à Google et ça, je pense qu’ils le ressentent. Donc puisqu’on ne vient plus à eux spontanément, ils nous contraignent. »

Et à en croire les conclusions du KPMG 2023 CEO Outlook report (cité plus haut), la quasi-majorité des 1 300 PDG britanniques, américains et japonais interrogés soutiennent les méthodes de travail pré-pandémiques et 64% d’entre eux prévoient même un retour complet au bureau d’ici à trois ans. Des prévisions pourtant contraires aux recommandations des experts : Nicholas Bloom, professeur d’économie à l’Université de Stanford et grand spécialiste de la question depuis plusieurs années, estime dans un article que le modèle hybride est la meilleure méthode pour les salariés et les entreprises. « Les arrangements hybrides équilibrent les avantages d’être au bureau en personne - une plus grande capacité à collaborer, à innover et à créer une culture - avec les avantages du calme et de l’absence de déplacements qui découlent du travail à domicile. »

Mais quand on a été habitué à tant de liberté pendant plusieurs années, il peut être difficile de revenir en arrière. « Disons que le contraste est dur à encaisser, avoue Justin. Dans les faits, on a toujours de la flexibilité grâce au modèle hybride, mais le fait d’être contraint et surveillé, ça donne l’impression d’une restriction de liberté. Ce n’est pas tant le fond, mais la forme qui nous brusque. » Et pas sûre qu’une pinte gratuite suffise à faire passer la pilule.


Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ

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