Quiet Firing : ou le harcèlement moral… sauce américaine

03 nov. 2022

4min

Quiet Firing : ou le harcèlement moral… sauce américaine
auteur.e
Laetitia VitaudExpert du Lab

Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes

Dans un monde du travail en ébullition, les médias français et européens saisissent au vol toutes les expressions que produisent les médias américains pour désigner les phénomènes qui bouleversent la vie des travailleurs depuis quelques années : en premier lieu, on a eu le burn out parental et le Covid long, puis le Big Quit (ou Great Resignation) et le Quiet Quitting. Depuis quelques semaines, un nouveau buzzword s’ajoute à cette liste : le Quiet Firing.

Le média Forbes définit ainsi le Quiet Quitting (“licenciement silencieux”) : « il se produit lorsqu’un employeur, avec ou sans raison précise de vouloir se séparer d’un employé, prend des mesures qui rendent le travail de cette personne désagréable ou peu gratifiant afin de l’inciter à partir de son propre gré. » Que l’organisation du travail ait été rendue insupportable de manière délibérée ou involontaire importe finalement assez peu : cela produit chez les salariés concernés une furieuse envie de moins en faire ou de partir. Ainsi le Quiet Firing nourrit le Quiet Quitting et le Big Quit.

Vous vous dites peut-être qu’il n’y a rien de bien nouveau derrière ces termes et qu’on se contente de faire du neuf avec du vieux en employant soudain des expressions américaines ? Vous n’aurez pas complètement tort : le Quiet Firing est un phénomène bien connu en France, où le très médiatisé procès France Télécom a récemment abouti à la condamnation de dirigeants pour “harcèlement moral institutionnalisé”.

Sans conteste, à l’âge du click-roi, les médias adorent les buzzwords venus d’ailleurs qui permettent de faire du neuf avec de l’ancien. Mais il n’empêche que la période est inédite et que des maux spécifiques amplifiés appellent aussi des mots nouveaux. Ce n’est pas complètement un hasard si l’on se tourne vers les mots américains du moment pour décrire et dénoncer le pire du travail, burn out, surtravail, harcèlement et précarité…

Le harcèlement moral bien de chez nous

En France, cela fait un peu plus de vingt ans (avec le succès du livre de Marie-France Hirigoyen en 1998) que l’on parle de harcèlement moral. Le procédé qui consiste à rendre la vie dure aux salariés dont l’emploi est protégé pour les pousser au départ nous est bien connu. L’affaire France Télécom est à cet égard devenue emblématique : au moment de l’ouverture à la concurrence, on a opposé les “vieux” salariés protégés (dont des fonctionnaires) formatés pour travailler dans un contexte de monopole aux “jeunes” (quel que soit leur âge) embauchés pour “moderniser” l’entreprise. Puisqu’il était impossible de virer sans façon les salariés protégés, on a donc rusé pour les “licencier silencieusement” en dégradant leurs conditions de travail. Bien des années plus tard, on a appelé cela du “harcèlement moral institutionnel”.

Le fameux “placard” est un autre concept bien de chez nous qui pousse les salariés à bout. Il s’agit d’un poste inutile, vide de sens et/ou privé du collectif et complètement ignoré par les supérieurs hiérarchiques. On met au “placard” pour éviter d’avoir à payer des licenciements coûteux, avec l’espoir que les salariés concernés craqueront et partiront d’eux-mêmes, à force de se sentir inutiles. Paradoxalement, la baisse d’estime de soi qui résulte du sentiment d’inutilité peut empêcher la personne de chercher un autre emploi. Il est donc fréquent que les employeurs mal intentionnés n’arrivent pas à leurs fins avec ce procédé.

Le placard —le mot et la réalité qu’il recouvre—fait en tout cas de la résistance. Dans une note consacrée à l’emploi des séniors publiée en octobre 2022, l’Institut Montaigne avance le chiffre de 200 000 salarié·e·s qui seraient dans cette situation en France (sur la base d’un sondage). Le think tank se préoccupe davantage du coût du placard (qui serait de 10 milliards d’euros par an) que de la souffrance psychologique qu’il provoque chez les salariés.

Et donc pourquoi le Quiet Firing ?

Faire souffrir au travail pour pousser à la démission est d’autant plus connu chez nous que l’écart entre les insiders (les salariés bénéficiant de contrats de travail protecteurs) et les outsiders (les précaires, interimaires, CDD, microentrepreneurs etc.) est plus élevé qu’aux États-Unis, où les patrons·nes peuvent virer plus facilement leurs employés. La tendance américaine est donc aussi surprenante que l’est l’adoption de l’expression Quiet Firing en France. Que révèle la montée en puissance du Quiet Firing ? Au moins trois choses…

D’abord, la période actuelle est bien spécifique. On ressent le besoin d’utiliser des mots nouveaux pour souligner la particularité des maux observés au travail. Un peu comme lors de la période d’ouverture à la concurrence dans l’histoire de l’entreprise France Télécom, l’ensemble du monde du travail est confronté à une période de transition violente qui creuse l’écart entre les insiders et les outsiders. Les États-Unis enregistrent souvent des changements plus précoces et on ne manque pas d’y observer tous les phénomènes dans le monde du travail qui sont provoqués par l’accélération de la transition numérique de l’économie. À certains égards, le pays agit comme une boussole négative sur la polarisation croissante du marché du travail en Europe et en France.

Ensuite, à la faveur d’un marché du travail post-Covid très tendu, on dénonce davantage les faits de harcèlement et les maux du travail que les travailleurs taisent parfois quand leur rapport de force est moins bon (quand il y a beaucoup de chômage, par exemple). On balance son agence ou sa star-tup sur Instagram. On démissionne en fanfare sur TikTok. Ou bien, on revendique le fait de ne plus faire que le minimum au travail et de ne plus sacrifier sa vie entière pour servir son employeur. Le fait qu’on parle de Quiet Firing, cela ne veut pas nécessairement dire qu’il y en a plus, c’est peut-être seulement qu’on dénonce davantage le harcèlement.

Enfin, si le Quiet Quitting est une réalité, le Quiet Firing s’inscrit en réaction à ce dernier. Les médias mettent en scène la lutte économique qui se joue entre les travailleurs et leurs donneurs d’ordres. « Ah, tu veux t’en tenir à ta fiche de poste ? Eh bien, je vais te montrer à quoi ça mène ! » pourraient dire les managers en réponse à l’absence de zèle de leurs employés revêches. Alors qu’on pourrait penser que les travailleurs ont gagné en pouvoir de négociation dans un contexte plus pénurique, en fait, rien n’est gagné pour elles/eux. D’ailleurs, l’inflation augmente plus vite que les salaires et beaucoup d’entre eux/elles voient leur pouvoir d’achat se déliter.

À tout cela, on pourrait aussi ajouter une interprétation psychologisante. Si l’on ressent le besoin de tout faire plus quietly (la démission comme le licenciement), ne serait-ce pas parce qu’on craint davantage les confrontations franches ? Avec les années Covid, les confinements à répétition et le travail hybride, nous nous sommes habitués à nous cacher derrière un écran. Avons-nous atrophié nos compétences sociales et notre capacité à gérer les conflits de manière constructive ?

La pression à la productivité que vivent les salarié·e·s aujourd’hui dégrade souvent les conditions de travail. On peut légitimement se demander si notre rapport au travail s’américanise. Force est de constater qu’il y a davantage de précarité et d’inégalités dans le monde du travail. À maux particuliers, mots particuliers. C’est de tout cela que le Quiet Firing pourrait être le signe.

Article édité par Clémence Lesacq ; photos : Thomas Decamps pour WTTJ

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