Quête de sens personnelle au travail : « C’est une longue démarche philosophique »

20 oct. 2022

6min

Quête de sens personnelle au travail : « C’est une longue démarche philosophique »
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Cette rentrée, les élèves de classe préparatoire ont trouvé sur leur liste de matériel trois ouvrages philosophiques abordant le sujet du travail. “Les Géorgiques” de Virgile, “La Condition ouvrière” écrit par Simone Weil, et “Par-dessus bord” de Michel Vinaver. Ces écrits reflètent trois visions bien différentes de la notion du travail, constituant une base de réflexion pour aider les élèves à former leur regard sur la société, et leur façon de l’envisager. Comment ces textes peuvent-ils accompagner ces étudiants dans leur propre cheminement professionnel ?

Pour répondre à ces questions, nous avons rencontré Xavier Pavie, philosophe, Professeur à l’ESSEC, directeur de programme au collège international de philosophie et chercheur associé à l’Institut de Recherches Philosophiques à l’Université Paris Nanterre. Son dernier ouvrage paru : Exercices spirituels de philosophies (PUF 2022).

Les regards de Virgile, Weil et Vinaver sur la notion de “travail” sont au programme des classes préparatoires cette année… Quel est l’effet attendu de ces trois lectures ?

Plusieurs axes sont offerts par ces livres. Le premier est la définition du travail, le second, l’enjeu du travail et enfin la perspective du travail. Les trois ouvrages, très différents, montrent trois visions de ce qu’est le travail ; Virgile décrit le monde agricole et la beauté du travail quand on en prend soin, Weil montre le travail à l’usine et l’aliénation, quand Vinaver explique les méthodes, les processus et la désincarnation du travail. L’effet attendu est donc la mise en perspective chronologique de l’évolution de ce qu’est le travail avec une réflexion ontologique des effets du travail : sur soi-même, sur ces enjeux, sur ce que l’on peut en dire. Ce sont trois matériaux parfaits pour établir une critique argumentée de cette notion de travail.

« Pour des élèves comme pour des employés, les trois ouvrages soulignent l’importance d’avoir une prise de recul vis-à-vis de ce que l’on fait ou va faire, lorsque l’on choisit un métier plutôt qu’un autre. », Xavier Pavie

Pensez-vous que ces textes pourraient s’avérer utiles dans la quête de sens de ces élèves concernant leurs propres carrières professionnelles ? Nous savons à quel point le sujet est prégnant dans la société contemporaine…

Oui, à l’évidence ces lectures peuvent être de bons matériaux pour s’interroger, et se demander : pourquoi fais-je ce que je fais ? Virgile montre un sens au travail par le fait de “prendre soin”. Weil, montre l’absence de sens du travail ouvrier tel que mis en place. Vinaver va encore plus loin, et par l’absurdité montre que plus rien n’a de sens. Nous pourrions penser que les descriptions de Virgile et Weil, plus anciennes, ne sont plus actuelles si nous les transposons dans notre société. Or nous voyons en fait aujourd’hui une volonté de donner davantage de sens à ce que l’on fait. Il n’est ainsi pas rare de voir d’anciens employés d’entreprise se tourner vers des métiers plus proches de la terre, comme le présente d’ailleurs Virgile. De même, les problématiques posées par Weil sont d’autant plus vraies si nous ouvrons notre perspective au marché mondialisé, par exemple en Asie où l’exploitation comme l’aliénation sont plus que présents. Vinaver est plus contemporain et donc peut-être plus parlant pour les élèves comme les salariés, qui peuvent s’apercevoir de l’absurdité de leur travail. En effet, dans Par-dessus bord, nous comprenons vite l’absurdité du travail des employés, ceux-ci ne deviennent plus qu’un rouage dans un système où ils sont simplement utilisés pour un temps donné.
Ce qui est sûr c’est que, pour des élèves comme pour des employés, les trois ouvrages soulignent l’importance d’avoir une prise de recul vis-à-vis de ce que l’on fait ou va faire, lorsque l’on choisit un métier plutôt qu’un autre.

Comment les textes philosophiques d’hier nous aident-ils à comprendre les bouleversements actuels du monde du travail comme “La grande démission” ou le “quiet quitting” par exemple ?

Ces phénomènes que vous citez ne sont simplement que les conséquences de l’absence de sens dont nous parlions plus tôt. Or, les trois textes qui nous intéressent montrent assez clairement ce qu’est le sens du travail. Aujourd’hui certains décident de changer de profession par manque de sens, ou de reconnaissance. Lorsqu’on parle d’une reconversion, par exemple à l’agriculture comme l’évoque déjà Virgile il y a plus de deux mille ans, c’est bien souvent parce que le précédent emploi ne permettait pas de s’accomplir. Alors, comme Virgile l’explique, en donnant un sens à l’agriculture, on pense en trouver un par ce biais.
On a pu d’ailleurs observer une vague de démission, ou de reconversion pendant la pandémie, la crise ayant poussé de nombreux travailleurs à s’interroger sur le sens du travail et sa possible aliénation. En conclusion, oui ces textes peuvent nous aider à appréhender cette notion de “travail” d’une autre manière.

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Toutefois, attention à ce que l’on met derrière le terme de “sens”. Si pour vous, le sens est de vous lever pour gagner de l’argent, peu importe la manière dont vous pouvez l’acquérir, le sens est de gagner de l’argent. Il est un fait que la grande démission n’a pas touché les consultants, les banquiers d’affaires, ou encore les traders. Et pourtant on peut s’interroger sur le sens de leur travail. Pour résumer, ces textes non seulement aident à comprendre la situation actuelle, mais sont même un pilier pour mener vers une réflexion plus profonde.

Dans quelle mesure ces récits philosophiques peuvent-ils nous aider à mieux appréhender la quête de sens au travers d’une carrière professionnelle ?

Ces trois textes sont d’autant plus pertinents qu’ils nous aident à comprendre ce qui se passe, ce que nous faisons, nos attitudes et comportements. Or, parmi celles et ceux qui ont démissionné ou se sont reconvertis, combien ont justement lu l’un de ces trois textes, ou même les trois, pour comprendre le sens de ce qu’ils font ?… Pourtant, la recherche, la quête de sens est une démarche philosophique qui nécessite réflexion, lecture, mise en perspective. Il s’agit de comprendre ses actes. Dans le cas contraire, nous risquons de prendre une décision sur un coup de tête, sur un ras-le-bol, en croyant que l’herbe est toujours plus verte ailleurs.

Prenez l’exemple des si nombreuses reconversions vers du “coaching”. Un “coach” dans les organisations est aujourd’hui l’émanation d’une personne qui ne trouvait plus de sens à travailler dans une entreprise, et qui pourtant va en faire son métier en conseillant les autres qui vivent plus ou moins le même malaise. Il y a une mise en abyme vertigineuse aux confins de l’hypocrisie ou de l’absurde.

Un des plus gros bouleversements de notre monde du travail ces dernières années est certainement le déploiement soudain et massif du télétravail, forcé par la crise mais désormais plébiscité par le plus grand nombre… Comment expliquez-vous cet engouement et quels en sont selon vous les impacts sur la quête de sens ?

La première chose à comprendre est que la notion de travail est aujourd’hui intrinsèquement liée à l’idée de production et de rémunération : nous percevons un salaire par besoin et ce, en contrepartie d’un temps accordé à une tâche. Or, si j’arrive à percevoir le même salaire en réduisant mon temps (de transport par exemple) ou en me trouvant dans le lieu que je souhaite, alors je vais œuvrer dans ce sens en favorisant le télétravail. Mais cela pose alors d’autres questions : “Vais-je donner plus de sens à mon travail en étant loin de mes collègues ? Vais-je donner plus de sens à mon travail en me trouvant dans un environnement approprié plutôt à la famille, au repos ou au loisir ? Vais-je donner plus de sens à mon travail en limitant de fait les relations sociales ?” Probablement que la réponse à toutes ces questions est “non”. En conséquence, ces nouveaux modes de travail et de vie risquent d’amplifier le phénomène de la perte de sens et l’on peut s’attendre à un retour de bâton avec un désengagement grandissant.

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Et quelles seraient les conséquences et évolutions à attendre de ce retour de bâton ?

Ce serait la perte de la valeur travail et les conséquences qui vont avec en ligne de mire : percevrons-nous toujours un salaire pour survivre si le désengagement est total ? Irons-nous vers un autre système du type revenu universel ? Autrement dit, la réflexion philosophique liée à la notion de travail est plus que nécessaire car il en dépend de notre liberté individuelle et collective. D’autres mondes sont possibles, utopiques, je pense à des organisations comme Auroville en Inde par exemple où sens et travail ne font qu’un et cela sans salaire. C’est une voie d’inspiration, mais compte tenu des conséquences inhérentes, y sommes-nous tous prêts ?

Que nous disent ces trois philosophes sur le bonheur et l’épanouissement au travail ?

Que nous ne pouvons pas atteindre le bonheur et l’épanouissement si nous dépendons des autres. L’esprit de la philosophie cynique affirme que le bonheur s’obtient seulement dans l’autosuffisance. Si nous dépendons d’un chef, d’une entreprise, d’une organisation, d’un client, nous avons toujours le risque d’être recadré, renvoyé, remis en cause, exploité, etc. Ce n’est pas toujours le cas, mais c’est un risque non négligeable. La seule présence de ce risque empêche le bonheur et l’épanouissement. Au mieux nous pouvons vivre le moins mal possible en fonction des structures. Nous trouvons cela en creux dans chacun des ouvrages. Chez Vinaver c’est l’impossible bonheur et épanouissement, c’est même illusoire. Chez Weil c’est l’impossible sorti du conditionnement et de l’aliénation. Alors que chez Virgile seul le travail de la terre, les fruits que l’on récolte produira notre bonheur et épanouissement. Et nous pourrions encore ouvrir cette idée avec un autre philosophe, comme Thoreau qui a travaillé dans une usine de crayons, puis comme instituteur, mais qui n’a trouvé son Salut que sur les bords de l’étang de Walden, en totale autosuffisance…

Article édité par Clémence Lesacq ; photos : Thomas Decamps pour WTTJ

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