Incompétence stratégique : comment votre collègue vous fait bosser à sa place

19 déc. 2022

5min

Incompétence stratégique : comment votre collègue vous fait bosser à sa place
auteur.e
Aurélie Cerffond

Journaliste @Welcome to the jungle

contributeur.e

Zoom sur cette technique habile qui consiste à faire semblant de ne pas savoir faire quelque chose pour que les autres s’en chargent à notre place…

« Comment on lance le scanner déjà ? Et comment j’entre l’email destinataire ? Vraiment ça ne marche pas… je ne comprends rien ! Tu peux m’aider ? Tu es si doué·e toi… » Ah ce bon vieux Daniel, il a fait polytechnique mais dès qu’il s’agit de scanner un document, il est perdu ! Oh wait… Et si votre collègue était bien en capacité de faire un scan (ou toute autre tâche ingrate), mais qu’il n’en avait juste… aucune envie ? Si c’est le cas, il a probablement usé d’“incompétence stratégique”. Aussi appelée “incompétence instrumentalisée”, cette technique de manipulation consiste à se montrer (ou à se prétendre) incompétent dans l’exécution d’une tâche pour que quelqu’un d’autre la fasse à notre place. Et elle est bien plus répandue qu’on ne le croit ! À toutes les âmes charitables de l’open space, il est temps d’apprendre à différencier les demandes de coup de main légitimes, de celles non justifiées, qui nous font charbonner pour les autres.

Les femmes en sont les premières victimes

Le principe d’incompétence stratégique a récemment connu un regain d’intérêt sur TikTok. Dans des vidéos courtes estampillées #weaponizedincompetence, de nombreuses femmes rendent compte de la répartition peu équilibrée des tâches ménagères au sein de leur foyer. Elles expliquent notamment préférer endosser elles-mêmes ces corvées plutôt que de devoir (encore) expliquer à leurs conjoints comment faire une machine ou mettre une housse de couette. Car oui, que ce soit à la maison ou au bureau, les mécanismes sexistes font que les femmes sont bien plus souvent victimes de cette entourloupe de la part de leurs homologues masculins. Rien d’étonnant pour Lucile Quillet, experte de la vie professionnelle des femmes pour le Lab Welcome to the Jungle. « Tant dans la sphère privée que dans la sphère pro, les femmes se dévouent davantage à faire des tâches ingrates, ces tâches qui vont être bénéfiques au collectif ou qui ont attrait au “care”, c’est-à-dire au bien-être des autres. Les hommes eux, vont plus facilement adopter une posture individualiste, et se dire que ce n’est tout simplement pas à eux de s’en charger. » Ainsi, les salariées au féminin sont davantage sollicitées pour organiser par exemple les pots de départ des collaborateurs ou les fêtes d’équipes au titre qu’elles auraient soi-disant un meilleur sens de l’organisation. Alors qu’il suffit simplement de se retrousser les manches. Autant de tâches pour lesquelles elles ne seront pas créditées : « On n’en récolte pas grand-chose à titre individuel pour sa carrière. Au mieux, on passe pour quelqu’un de sympa qui dépanne les autres. Mais personne n’obtient une promotion pour avoir choisi un super cadeau pour un collègue, surtout qu’on l’offre au nom de toute l’équipe… »

Pour la coach, si les “incompétents stratégiques” n’ont pas toujours conscience qu’ils manipulent leurs collègues, il n’en reste pas moins que ce sont des personnes qui ont une fâcheuse tendance à se reposer sur les autres et/ou à faire preuve de mauvaise volonté.

Des répercussions sur la carrière

Une pratique à tendance sexiste donc, et qui n’est pas sans conséquences pour la carrière des personnes qui en sont victimes. Car tout le temps que ces personnes passent à exécuter des tâches ingrates, est autant de temps qui n’est pas passé à plancher sur les missions importantes. Celles qui sont valorisées au sein de l’entreprise. Prenons l’exemple d’une demande de “coup de main” pour mettre en page une présentation PowerPoint : c’est bien le collaborateur qui va expliciter les idées, la matière grise de la présentation, qui va cueillir les lauriers. Pas celle qui aura aligné les slides. « On clame rarement avec fierté qu’on a bien fait une mise en page. Au contraire, cela peut nous dévaloriser, nous faire passer pour un·e exécutant·e, ce qui n’est pas le meilleur rôle au sein d’une organisation », analyse Lucile Quillet. Tout comme être qualifié de “gentil·le” grâce à ces services rendus, sachant que ce n’est pas toujours un compliment dans le cadre professionnel : « Au travail, être (trop) gentil se traduit souvent par : vous vous faites marcher dessus, vous ne savez pas dire non », conclut-elle. Un manque d’assertivité qui pourra ensuite nous être reproché voire nous empêcher d’atteindre certains postes à responsabilités. Dans tous les cas, il vaut toujours mieux être reconnu·e pour la qualité de son travail que pour sa dévotion.

De même, les tâches déléguées via la technique de l’incompétence stratégique correspondent bien souvent à des tâches que l’on réserverait à un·e assistant·e ou un·e stagiaire, ce qui en dit long sur la façon dont est considérée le collaborateur qui en est victime. « Déléguer ses tâches ingrates à quelqu’un d’autre sous prétexte qu’on ne sait pas les faire, revient à considérer que cette personne est à notre disposition, ou du moins que son travail a moins d’importance ou de valeur que le nôtre », analyse l’experte. Une situation évidemment injuste et injustifiée. Résister à ces demandes abusives revient alors à défendre son image professionnelle.

Conseils pour ne plus se faire embobiner

Maintenant qu’on a compris le mécanisme à la manœuvre, reste à réussir à le contrer de façon diplomatique et professionnelle :

Ne pas céder aux remarques insistantes ou flatteuses

Un collègue vous demande cinquante fois comment faire une tâche simple (ou vous pose autant de questions pour y arriver) ? Pire, donne dans la flagornerie, à coup de : “c’était tellement bien ce que tu as fait la dernière fois que…”. Stop ! Ne craquez pas, et surtout ne le faites pas à sa place. En revanche, vous pouvez l’encourager : “tu as toutes les qualités pour y arriver, ne doute pas”, et l’inviter à s’en remettre à Google. C’est bien connu, il existe un tuto pour chaque problème.

Apprendre à repérer les gens forts en esquive

Leurs spécialités ? Ils sont toujours en pause clope, en congés ou en rendez-vous quand il s’agit de faire une charrette au bureau ou de ramener un dossier supplémentaire sous le bras le week-end. Alors dès qu’il faut s’atteler à une mission peu reluisante, bizarrement c’est toujours les plus démunis ! Une fois identifiés, vous vous méfierez davantage de leurs requêtes.

Refuser les tâches que vous ne pourrez pas valoriser en fin d’année lors de votre entretien annuel

Demandez-vous : est-ce que cela figure dans ma fiche de poste ? Est-ce que c’est normal qu’on me le demande ? Est-ce que c’est toujours moi qui le fais ? Typiquement, si c’est vous qui avez réalisé le dernier tableau excel compliqué pour votre équipe alors que ça ne fait pas partie de vos attributions, il faut que ça tourne avec vos coéquipiers. N’hésitez pas à répliquer : « Comme je l’ai fait la dernière fois, je propose que tu réalises celui à venir. Je peux te partager la matrice, ça te servira de modèle. »

Savoir dire non et passer le relais aux autres

Par exemple, votre collègue doit se charger d’un cadeau de départ mais il a des goûts incertains ? Et bien tant pis ! C’est sa responsabilité, (sa honte si vraiment c’est la cata), mais il faut accepter que ce n’est pas votre charge. La coach est formelle : « Les femmes notamment, ont la fâcheuse tendance à se sur-reponsabiliser en se disant “si c’est lui qui le fait, ce ne sera pas aussi bien etc.”, mais il faut être plus égoïste que ça ! » Peut-être que le pot sera raté, mais ça ne sera pas de votre faute, point.

De là à ne plus jamais rendre service à personne ? Non bien sûr, il ne faudrait pas se mettre toute son équipe à dos. Sans compter qu’aider les autres est un plaisir, que ça fait du bien et que cela nourrit nos relations. Mais il s’agit de le faire de manière équilibrée, pour ne pas passer pour l’assistant·e de service. « Accepter tout le temps de faire des tâches ingrates pour les autres, c’est aussi préparer le terrain de notre frustration pour le jour où on verra la personne qui ne s’est jamais dévouée, être promue ou félicitée dans l’entreprise, pendant qu’on aura œuvré dans l’ombre sans en récolter les fruits. »

Article édité par Gabrielle Predko, photo Thomas Decamps pour WTTJ

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