L’hybridation des compétences comme réponse à la crise de sens au travail ?

13 oct. 2022 - mis à jour le 13 oct. 2022

5min

L’hybridation des compétences comme réponse à la crise de sens au travail ?
auteur.e
Manon Dampierre

Journaliste freelance

Comment redonner du sens à nos vies professionnelles ? Autrice de l’essai Tous centaures ! Éloge de l’hybridation (Éd Le Pommier, 2020), la philosophe Gabrielle Halpern (1) propose de rompre avec le dogme de la division du travail pour aller vers une hybridation des compétences, des métiers et des carrières, synonyme d’épanouissement. Entretien avec la chercheuse, spécialiste du concept, qui conseille parallèlement des entreprises et des institutions publiques.

Dans le monde du travail récent, on entend beaucoup le mot “hybridation”, surtout pour parler de nos modes de travail jonglant entre “présentiel” et “distanciel”… Vous n’avez pourtant pas la même définition. Quelle est-elle ?

Depuis deux ans, le terme “hybride” a été complètement dénaturé. La révolution de l’hybridation ne se réduit pas au sujet numérique ! L’hybridation, c’est un “mariage improbable” : c’est le fait de mettre ensemble des générations, des activités, des usages, des personnes, des secteurs qui a priori n’ont pas grand-chose à voir, mais qui, ensemble, vont créer quelque chose de nouveau. Les objets s’hybrident, comme mon téléphone, qui est aussi un scanner, une télévision et une radio. Les territoires, eux, voient se multiplier les “tiers-lieux”, qui mêlent des activités économiques avec de la recherche scientifique, de l’innovation sociale ou des infrastructures culturelles. Il y a de plus en plus de signaux faibles qui montrent que l’hybridation pourrait être la grande tendance du monde qui vient.

Comment en êtes-vous venue à vous intéresser à l’hybridation ?

On ne peut pas consacrer plus de dix ans de recherches sur ce sujet s’il n’est pas d’abord et avant tout personnel. J’ai toujours eu un pied dans plusieurs mondes. D’un point de vue académique, j’ai hybridé les formations, en philosophie, en économie, en sciences cognitives et en théologie. Ensuite, j’ai hybridé les expériences professionnelles : à côté de mon parcours académique, j’ai travaillé pendant quatre ans comme conseillère prospective et discours au sein de différents cabinets ministériels (aux ministères de l’économie et des finances, de l’Enseignement Supérieur et de la recherche, et de la justice), puis j’ai codirigé un incubateur de start-up. Ces expériences m’ont permis de nourrir mes travaux de recherche puisque j’ai pu observer dans ma pratique de tous les jours l’hybridation à l’œuvre ou l’incapacité à s’hybrider.

L’hybridation suscite des résistances, que vous illustrez en mobilisant la figure mythologique du centaure, souvent décrite comme monstrueuse. Pourquoi fait-elle peur ?

Le centaure n’est pas vraiment un humain, ni vraiment un cheval : il a à la fois pas d’identité et trop d’identités. Par ailleurs, si vous savez à peu près comment un humain ou un cheval va réagir, le centaure, lui, est imprévisible. Or, il n’y a rien qui nous angoisse plus que l’imprévisibilité et les personnes ou les choses que nous ne pouvons pas cataloguer. Il me semble cependant qu’il est temps de réécrire ce mythe et de voir dans le centaure non pas une menace, mais une figure de l’avenir.

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La spécialisation, qui annihile toute possibilité d’hybridation, vous semble-t-elle responsable de la crise de sens qui touche le monde du travail aujourd’hui ?

Je pense, oui, que c’est l’une des causes de cette perte de sens. Chacun est focalisé sur sa petite tâche, sans vue d’ensemble, enfermé dans son identité professionnelle, empêché de faire un pas de côté. La division du travail a provoqué un rétrécissement et une absurdité des métiers. De plus, on s’est convaincu avec Adam Smith qu’elle permettrait une bien meilleure productivité parce que chacun est ultra-expert de son travail. Le problème, c’est que ce que l’on a gagné en productivité d’un côté, on l’a perdu en sens et en temps de l’autre, avec une difficulté à se coordonner et à partager des informations.

De quelle manière l’hybridation peut-elle redonner du sens au travail ?

Derrière cette philosophie de l’hybridation, il y a l’idée de la curiosité, qui est pour moi la mère de toutes les valeurs. Il s’agit de sortir un peu de soi, de son métier, de sa zone de confort pour s’ouvrir à l’autre, à autre chose. Car, de manière générale, il n’y a qu’en s’enrichissant sans cesse de nouvelles connaissances qu’on peut devenir des êtres humains épanouis et ouverts aux autres. Pour les entreprises, c’est la même chose. S’ouvrir à d’autres secteurs, d’autres horizons, à des méthodes et dispositifs issus d’autres univers professionnels leur permettra d’être plus créatives et innovantes. Mais aussi plus résilientes, car elles auront ainsi moins de difficultés à se remettre en question lorsqu’une prochaine crise en forme de Covid-19 ou de virus informatique arrivera.

L’hybridation est-elle en passe de s’imposer dans le monde du travail ?

Nous sommes en train d’inventer l’hybridation du travail, mais c’est un processus qui va prendre du temps. Aujourd’hui, on assiste à une hybridation des vies professionnelles. De plus en plus de salariés développent des activités entrepreneuriales parallèles, passent d’un métier à un autre, d’un univers professionnel à un autre. Cette hybridation des vies professionnelles va conduire à une lente hybridation des métiers. À tel point que demain, on ne parlera plus de “métier”, mais de socle de compétences. Par exemple, avec la transition écologique, les métiers de directeur financier et de directeur de la RSE, à un moment donné, pourront être amenés à s’hybrider. Je vois de plus en plus d’entreprises qui ont d’ailleurs tout compris en construisant des fiches de poste sur mesure.

« Il faut donc recruter des juristes-développeurs, des commerciaux-philosophes, des managers-designers, des ingénieurs-artistes, capables de construire des ponts entre des mondes qui ont du mal à dialoguer. », Gabrielle Halpern, philosophe et auteure

Quels changements cette révolution suppose-t-elle au sein des entreprises ?

Il y a d’abord le recrutement. Les DRH sont souvent frileux à l’idée d’embaucher des centaures aux formations, compétences et parcours hétéroclites, parce qu’ils craignent que ces derniers mettent à mal la sacro-sainte culture d’entreprise. C’est ce qui explique l’entre-soi, la consanguinité dans les entreprises et les administrations. En recrutant des “clones”, on réduit l’imprévisibilité. Or, quand on ne sait plus faire face à l’imprévisibilité en interne, on est incapable de la gérer lorsqu’elle vient de l’extérieur… Il faut donc recruter des juristes-développeurs, des commerciaux-philosophes, des managers-designers, des ingénieurs-artistes, capables de construire des ponts entre des mondes qui ont du mal à dialoguer. Et il faut leur permettre de s’épanouir, car il y a beaucoup d’entreprises qui disent aimer les centaures mais qui ne leur offrent pas la possibilité d’avoir réellement un pied dans plusieurs mondes une fois recrutés.

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Au-delà du recrutement, quels autres leviers faut-il actionner ?

La formation professionnelle doit jouer un rôle clé, comme outil stratégique pour créer des centaures. Plutôt que de se former systématiquement dans des champs correspondant à son métier, il faut aller vers d’autres disciplines pour acquérir des compétences différentes. Un juriste, par exemple, peut avoir intérêt à se former au commerce, quand bien même il doit régulièrement mettre à jour ses connaissances en droit. Enfin, l’hybridation va évidemment demander de repenser le management – avec des managers plus “centaures” que “pur-sang” – ou encore les modèles organisationnels. Le mode projet s’affirme de plus en plus dans les entreprises, signe que l’hybridation s’y impose. Des équipes en interne, mêlant des personnes de différents départements qui n’avaient pas forcément l’habitude de travailler ensemble, sont constituées, se combinant et se recombinant selon la demande du client ou du sujet traité. Malheureusement, on voit aussi que le mode projet est rattrapé par les processus auxquels il échappait jusqu’à maintenant. Or, en voulant tout mesurer, en voulant éviter toute imprévisibilité, on tue la créativité et le naturel des rencontres…

Jusqu’où doit-on s’hybrider ? Comment choisir les domaines auxquels s’ouvrir ? Et en voulant s’hybrider, ne risque-t-on pas de se disperser et de perdre en expertise ?

L’hybridation est un mouvement permanent, qui pour moi définit la vie. On n’arrête jamais de s’hybrider. Pour autant, il ne s’agit pas de s’éparpiller, ni d’empiéter sur le territoire de l’autre, il s’agit tout simplement d’être en mesure de le comprendre et de parler la même langue que lui. Par ailleurs, je ne critique pas la spécialité, mais la mono-spécialité, qui se contente d’elle-même et va rétrécir avec le temps. Ce qui est intéressant, c’est d’avoir plusieurs expertises et de les augmenter, en labourant différents mondes. La pertinence de l’hybridation dépend du métier que l’on exerce, de l’entreprise dans laquelle on travaille et du contexte. Il faut ouvrir les yeux sur le monde et avoir de la curiosité pour d’autres secteurs.

(1) Gabrielle Halpern a également publié cette année la bande dessinée La fable du centaure – Un voyage initiatique (HumenSciences), illustrée par Didier Petetin, et l’essai Philosopher et cuisiner : un mélange exquis – Le chef et la philosophe (Éditions de l’Aube), coécrit avec l’ancien chef de l’Élysée, Guillaume Gomez.

Article édité par Naiara Reig ; photos : Thomas Decamps pour WTTJ

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