Peut-on vraiment passer outre les stéréotypes générationnels au travail ?

06 juil. 2023

6min

Peut-on vraiment passer outre les stéréotypes générationnels au travail ?
auteur.e
Joanna York

Journalist

La manière dont nous percevons nos collègues impacte fortement notre façon de travailler en équipe et, plus globalement, notre performance au taf. Aujourd’hui, quatre générations se côtoient au bureau, et il est très tentant de verser dans des stéréotypes liés à chaque tranche d’âge. Mais, entre nous, est-ce vraiment (malin et) utile ?

Des Boomers « accros au boulot » aux Millenials « qui ne supportent pas la frustration et ne veulent pas bosser », les étiquettes collées sur le dos de chaque génération ont la vie dure. On peut même parler de gros clichés, surtout dans le monde du travail. Avec quatre générations bossant pour une même boîte, le bureau est l’un des rares lieux où des interactions intergénérationnelles ont lieu.

Le Pew Research Centre (un observatoire et centre de recherche américain indépendant, un peu entre notre INSEE et un institut de sondages à vocation analytique) distingue quatre groupes générationnels dans l’entreprise : les Boomers (58 ans et plus), la Gen X (42 à 57 ans), les Millennials (26 à 41 ans) et la Gen Z (25 ans et moins). Les études montrent qu’à chaque génération ses attentes, ses comportements et ses motivations sur le plan professionnel : tout un bagage qu’on apporte nécessairement avec soi au boulot, tout comme les différences générationnelles dans les manières de communiquer.

Les stéréotypes ne nous avancent à rien

Soulignons pour commencer la différence notable entre le fait de décrire une génération dans les grandes lignes, de voir ce qui rapproche des personnes d’une même tranche d’âge, et celui de les ranger dans une boîte bien fermée. Vous la voyez bien, cette différence ? Pourtant, nous sommes nombreux à verser dans les stéréotypes au travail. C’est ce que nous dit Rachele Focardi, auteure du livre Reframing Generational Stereotypes (non traduit, ndlr) et fondatrice de XYZ at Work, qui accompagne les entreprises dans les collaborations multigénérationnelles. « Les stéréotypes sont omniprésents dans le monde du travail. Chaque génération est concernée, avec un lot de préjugés qui lui colle à la peau. »

Les problèmes que cela peut poser ? Il y en a beaucoup ! Il y a par exemple celui où les managers s’imaginent qu’on va traiter une tâche différemment en fonction de notre âge, ou que certains doutent des motivations des autres, aient un regard critique sur leur voisin, voire qu’ils se méprennent carrément sur leurs intentions. Et tout ça a bien plus de chances de se produire quand on se laisse guider par les stéréotypes, explique Eden King, professeure de psychologie à la Rice University, au Texas. « Essayer de se comprendre sur la base d’une catégorisation grossière, en fonction de la tranche d’âge ou de quoi que ce soit d’autre, c’est commettre à coup sûr des erreurs. C’est toujours le problème avec les stéréotypes, y compris ceux qui portent sur la notion de génération. »

J’ai mal à ma génération

Rachele Focardi a d’ailleurs pu le constater dans sa propre carrière. Lorsqu’elle a commencé à travailler, elle avait intégré l’idée qu’on doit toujours « bien se tenir » devant ses collègues, quel que soit le contexte. Ce principe n’a posé aucun problème avec ses collègues du même âge (Gen X), des Boomers et des personnes de la « génération silencieuse » (les 77-94 ans), qui avaient les mêmes repères relationnels sur le sujet.

Des Millennials n’ont pas tardé à rejoindre l’équipe, avec en bandoulière leur envie d’instaurer des relations plus détendues entre collègues. Rachele n’est pas allée dans leur sens, jusqu’au jour où elle s’est entendu dire qu’elle était « imbue de sa personne, avec zéro esprit d’équipe, figée dans un quant-à-soi, avec un scepticisme typique de la Gen X. » Et pourtant : « Ce que ces personnes ne savaient pas, c’est que j’avais simplement peur. Je ne savais pas du tout comment gérer le fait d’être productive tout en prenant du temps off avec mes collègues. Mais eux ne savais rien de la manière dont la Gen X a appris à envisager le monde du travail. »

Le travail mené par Eden King tend à montrer que ce qui touche aux stéréotypes, aux croyances ou aux idées préconçues liées à l’âge « est source de conflit et de problème de communication » au bureau. C’est ce qu’a vécu Rachele à ses débuts. À un autre niveau de hiérarchie, on peut aussi décider de refuser une formation à des « séniors », les percevoir comme des éléments moins productifs… De l’autre côté, les plus jeunes vont être considérés comme ignorants, inexpérimentés, arrogants… Autant de freins dans une carrière, un parcours individuel.

Ce que cachent les préjugés

En dépit des dégâts qu’ils peuvent causer, les stéréotypes de génération ont la vie dure, nous disent les spécialistes de la question. Les recherches montrent qu’ils peuvent influencer notre perception des choses et nos actions – et ce malgré le fait que les différences perçues sont souvent plus importantes que les différences réelles entre deux tranches d’âge.

Dans une étude menée par PwC sur les Millennials, on apprend que certes, certaines grandes tendances caractérisent cette génération, mais qu’elle partage tout autant de similarités avec d’autres générations. On lit aussi que derrière les mythes répandus sur les Millennials se cachent des « postures et comportements faisant largement écho à ceux que l’on constate chez leurs collègues plus âgés ».

Les mythes – ou stéréotypes – qu’on raconte sur telle ou telle tranche d’âge masquent une autre réalité au bureau. Ils sont le fruit d’un sentiment vieux comme le monde : la peur de faire moins bien que la génération qui nous précède ou qui nous suit, l’inquiétude face au regard qu’on porte sur nous.

Une autre étude nous dit que les plus « vieux » et les plus jeunes ont davantage tendance à se croire victimes des stéréotypes d’âge au boulot – alors que ce n’est souvent pas le cas. Les « anciens » craignent qu’on les perçoive comme « barbants, ennuyeux », mais aussi « bornés » et un brin « ronchons », quand leurs collègues disent en réalité d’eux qu’ils et elles sont « responsables, fiables », « bosseurs », avec « une vraie maturité ». De la même manière, le regard porté sur les « jeunes » s’est avéré bien plus positif que ce qu’ils craignaient.

Cette insécurité caractérise souvent les rapports entre générations, note Rachele Focardi : « C’est une chose qui est clairement ressortie de mes recherches et de mon travail ces vingt dernières années : chaque génération a tendance à se trouver moins bien que les autres, tout le monde est intimidé, au final. »

Arracher les étiquettes

Parmi les solutions, il y a celle de se débarrasser une bonne fois pour toutes de ces étiquettes. En 2021, Philip Cohen, sociologue à l’université du Maryland, a écrit une lettre ouverte au Pew Research Centre pour soumettre l’idée. Ce « cloisonnement entre les générations est arbitraire » et « prête à confusion », a-t-il écrit. Son point de vue a séduit des spécialistes du sujet, qui jugent plus pertinent de segmenter selon les « comportements, valeurs et postures » des salarié⋅es que par tranche d’âge.

Cela étant dit, mettre les étiquettes à la poubelle ne va pas gommer les différences de fait bien réelles entre générations (ni le réflexe de comparaison dont nous parlions plus haut). Il peut malgré tout être utile, pour l’entreprise et entre collègues, de savoir que, même si les réunions physiques sont bien sûr efficaces, certaines générations peuvent avoir une préférence pour d’autres modes de communication, ou que les jeunes générations doutent peut-être justement de leurs compétences en matière de communication.

« Les personnes qui ont grandi à une même époque et sont entrées dans le monde du travail à peu près en même temps ont, malgré tout, ça en commun. Cette expérience commune façonne en partie, qu’on le veuille ou non, la manière dont on envisage le travail, notre rapport à certaines choses, estime Rachele Focardi. Comme il y a une diversité culturelle, il y a bien une diversité générationnelle. »

Voir les choses autrement

Comme c’est le cas dans d’autres formes de diversité, l’âge a son importance - sans pour autant définir qui nous sommes - dans nos manières d’agir et d’interagir au travail. Reconnaître cet état de fait permet justement de dépasser les stéréotypes, précise Rachele Focardi : « On doit en tenir compte. Charge aux entreprises de veiller à ce que les salarié⋅es se décodent les uns les autres. Parce que la diversité générationnelle, c’est comprendre à quoi ressemblait le monde quand telle ou telle génération a fêté ses 18 ans, et donc ce qui a pu influencer une certaine mentalité, certains réflexes dans les comportements. »

C’est aussi reconnaître que les différentes générations qui travaillent côte à côte dans l’entreprise ont certainement bien plus en commun qu’on pourrait le penser. Et c’est d’autant plus vrai que nous venons de traverser, toutes générations confondues, une crise majeure : celle du Covid-19, signale Rachele Focardi. La pandémie a « contraint tout le monde à adopter diverses technologies qui marquaient jusque-là un fossé entre les générations. Il nous a fallu aussi repenser la notion de leadership, dont l’empathie est devenue un aspect clé. Depuis le Covid, on a envie d’une carrière porteuse d’un peu plus de sens. Et c’est un sentiment que l’on retrouve chez tout le monde, toutes générations confondues. À ce titre, le fossé générationnel a largement été comblé. Les générations sont à un meilleur endroit pour s’appréhender et s’apprécier mutuellement. C’est un vrai terreau pour une collaboration plus efficace. » Reste à continuer de s’en enrichir : c’est là le vrai défi d’aujourd’hui.

Traduit de l’anglais par Sophie Lecoq, édité par Gabrielle Predko, photo Thomas Decamps pour WTTJ

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