Coaching en entreprise : enquête sur un métier qui explose

26 avr. 2022

7min

Coaching en entreprise : enquête sur un métier qui explose
auteur.e.s
Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Cécile Fournier

Journaliste indépendante

Coaching de carrière, coaching de leadership, coaching en communication orale, coaching d’équipe… Depuis une vingtaine d’années, ce type de prestations de conseils, à la croisée entre psychothérapie et formations individuelles, fleurit un peu partout au sein des entreprises. Observé, critiqué ou adulé de toutes parts, le coaching a récemment fait l’objet d’une longue enquête par la sociologue et maîtresse de conférences Scarlett Salman. Dans son ouvrage « Aux bons soins du capitalisme » (octobre 2021, Éd. SciencesPo) la chercheuse brosse le portrait de ces coachs, et fait émerger un nouveau visage du monde du travail, où la responsabilité individuelle est désormais au cœur de tout.

Votre enquête sur le coaching s’intitule « Aux bons soins du capitalisme »… pouvez-vous nous expliquer ce titre ?

L’expression « Aux bons soins » inscrit le coaching dans les pratiques d’accompagnement dites post-thérapeutiques, qui s’adressent également aux personnes qui ne sont pas en souffrance, et « Capitalisme » parce que mon étude porte ici sur le coaching le plus pratiqué, c’est-à-dire celui « prescrit » par les entreprises à leurs cadres.
 

Vous êtes sociologue. Pourquoi vous être penchée sur ce sujet ?

Parce que j’ai été beaucoup intriguée par ce paradoxe entre le développement personnel, issu de la contre-culture contestataire du capitalisme, née en Californie dans les années 60, et le coaching utilisé par les grandes entreprises et qui se met donc justement au service du capitalisme

Vous estimez qu’au cours de ces vingt dernières années, 10 000 à 20 000 personnes en France se sont formées pour devenir coach·e·s. Comment expliquer un tel intérêt pour cette activité ?

D’abord, face à un sentiment d’insatisfaction au sein d’organisations bureaucratiques, aux plafonnements de certaines carrières - notamment féminines - ou encore à des licenciements de « seniors », certains cadres se voient obligés de se tourner vers une autre forme de rêve.  Celui de l’indépendance, porté par cette nouvelle norme : il n’y aurait rien de plus important que de réaliser son projet personnel. Devenir coach·e en fait partie ! Ensuite, dans le coaching,  il y a également un attrait pour le care, le soin, favorisé par une réassignation au genre, notamment pour des femmes, ingénieures ou commerciales, qui se reconvertissent tout en restant dans une activité lucrative. L’activité est d’autant plus attractive qu’elle ne nécessite pas de formation longue - une vingtaine de jours en moyenne -. Mais attention, parmi ces 10 à 20 000 personnes, toutes n’exercent pas aujourd’hui en tant que coach. Certaines peuvent travailler dans la formation, dans un service de Ressources Humaines… et elles insufflent alors cette logique de coaching au sein même des organisations. 

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Avec cet effet de “mode”, il en ressort parfois l’impression que tout le monde peut devenir coach·e. Y a-t-il une réelle professionnalisation du métier ?

Cela fait plus d’une vingtaine d’années que des associations de coachs se sont créées. La Société Française de Coaching date de 1996, l’International Coach Federation, la branche française de la Fédération américaine, a été fondée en 2001. Mais il a fallu attendre 2015 pour qu’elles s’allient et revendiquent le titre de coach professionnel, avec quelque chose de relativement inédit : une stratégie de professionnalisation tournée vers le client.
 

Qu’est-ce que cela signifie ?

Ces associations ont cherché à avoir une professionnalisation, non pas de manière classique via des qualifications, sanctionnées par un concours et régulées par l’État - ce qu’elles ne souhaitaient pas - mais en cherchant une légitimité via la valeur ajoutée que les coachs estiment apporter aux clients. Autre point : l’expertise. Les coachs formés mettent en avant leurs propres expériences ainsi que la dimension relationnelle de leur pratique - l’écoute, le conseil-  en induisant ainsi une co-construction de la prestation avec le client.
 

Cette professionnalisation permet-elle de se prémunir d’éventuels charlatans ?

Ces nouvelles stratégies de professionnalisation déplacent la question du charlatanisme, car les coachs n’ont pas intérêt à être considérés comme tels par leurs clients. Pour tenter de répondre aux accusations de charlatanisme et de dérives sectaires, La Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires surveille de près le secteur. Les associations ont élaboré des certifications, des codes de déontologie et des comités d’éthique. Par ailleurs, les clients tentent de s’en prémunir à travers la construction d’un “marché à prescripteurs”. Les services de ressources humaines, quand ils ont besoin d’un coach, mettent ainsi en place des procédures de référencement mais ils se rapprochent aussi généralement de personnes de leur réseau professionnel, d’anciens consultants ou des formateurs auxquels ils ont eu à faire auparavant, afin de limiter les risques. Les effets de réputation jouent aussi un rôle de régulation. Ceci dit, jusqu’où va la protection offerte par ces nouveaux dispositifs, autant pour les clients prescripteurs, les clients coachés, que pour les coachs eux-mêmes en cas de litige, en l’absence d’une instance extérieure et régulatrice ?
 

Si le métier attire… c’est donc qu’il est rémunérateur pour celles·ceux qui tentent l’aventure ?

Pas nécessairement, et cela même si la prestation fournie est onéreuse ! Le coaching est un révélateur des épreuves de l’indépendance, c’est-à-dire la nécessité d’être pluriactif pour pouvoir en vivre. 95% des coachs exercent d’autres activités en plus de celle du coaching comme de la formation, du conseil, etc. C’est une nécessité, à leurs yeux, de ne pas mettre tous leurs œufs dans le même panier mais aussi, et c’est le plus important, de pouvoir créer un lien avec le client puis de l’entretenir en lui proposant d’autres offres et en s’adaptant à ses demandes.
 

Quels types de sujets sont généralement abordés par ces coachings ?

Il existe trois grands sujets : les relations de travail ; les épreuves temporelles (l’urgence, la dispersion ou encore le débordement sur la sphère personnelle par exemple) ; les frustrations de carrière.

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Vous qui travaillez également sur les risques psycho-sociaux, voyez-vous un lien entre leur apparition et le développement du coaching ?

Je dirais que l’augmentation de ces risques a étendu le mandat initial des coachs. Au départ, le coaching était tourné vers le savoir-être et le développement managérial. Il s’agissait de transformer des managers en leaders : les modes d’organisation devenant plus flexibles, du fait d’un besoin de s’adapter à la demande, on voulait tendre vers un management plus souple pour favoriser la prise d’initiative, la créativité etc. Mais vers la fin des années 2000 en France, des scandales comme celui de la vague de suicides chez des salariés de France Télécom a changé la donne. La mobilisation autour de ces événements a contribué à contraindre les pouvoirs publics et les entreprises à tenter de prévenir ce qui apparaissait comme de nouveaux risques. Là, le coaching a étendu son mandat vers la question des souffrances au travail, vers le burn out notamment, en réponse à la demande de leurs clients.
 

Toutes ces prérogatives ne devraient-elles pas plutôt être du ressort des ressources humaines ?

Effectivement, certains dans les entreprises se sentent concurrencés par les coachs, estimant que les problèmes humains font partie de leurs prérogatives. Mais ils trouvent aussi un intérêt à une forme d’externalisation pour faire passer un message en interne et dans certaines situations, ils ont besoin d’une expertise plus psychologique pour laquelle ils ne sont pas nécessairement formés.

 

Plutôt qu’individualiser les problèmes en coachant les cadres, ne faudrait-il pas songer à une refonte structurelle des organisations ?

Effectivement, on équipe les cadres en hygiène psychique face à ces difficultés professionnelles mais en même temps on reporte des responsabilités organisationnelles sur eux, en pointant leur personnalité, ou en leur laissant la responsabilité de résoudre, seuls in fine, ces difficultés. Le coaching exerce de cette façon  une fonction palliative. Ainsi, on peut se demander s’il ne tendrait pas à favoriser des formes d’épuisement professionnel si la responsabilité de problèmes structurels et de leur résolution est imputée seulement à l’individu.
 

Plus globalement, que révèle votre étude sur le coaching du monde du travail ?

Elle révèle ce que j’ai appelé le « tournant personnel du capitalisme ». Il y a un changement dans la valeur productive du travail. Les dimensions réputées personnelles des individus, comme leur manière de communiquer, leur « savoir-être » ou encore leurs aspirations, sous la forme du « projet personnel », acquièrent une valeur productive et économique et font l’objet d’une attention managériale renouvelée. Ce tournant se manifeste à la fois à l’intérieur comme à l’extérieur des organisations, avec un renouveau de l’indépendance. Celle-ci est valorisée et change de forme. Ce n’est plus le petit commerce ou la petite boutique à ouvrir qui intéresse. Via les nouvelles technologies, de plus en plus de personnes qualifiées se mettent à leur compte. Un mouvement favorisé par l’externalisation des fonctions expertes et par le soutien apporté par les pouvoirs publics car ils y voient un moyen de répondre au problème du chômage. Ce tournant contribue à une nouvelle condition individualiste libérale. Autrement dit, l’individu est sommé d’être responsable et autonome et doit forger son propre destin, y compris son propre destin professionnel

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Cette aspiration individualiste s’observe-t-elle aussi dans les entreprises ?

Oui, au travers du manager-leader. Celui-ci doit développer les compétences des individus qui se trouvent sous sa responsabilité, développer donc leur individualisme, et apprendre à ne pas se reposer sur « l’institution-organisation » qu’est l’entreprise mais sur lui-même uniquement.

Dans ce cas, peut-on dire que le savoir-être prime désormais sur les qualifications ?

Non. Ce qui est présenté comme l’« ancien monde » fondé sur les qualifications et les hiérarchies perdure encore largement, mais il coexiste avec de nouveaux dispositifs, fondés sur les compétences, le savoir-être, le projet personnel des individus, etc. D’ailleurs, le coaching n’est pas exempt d’un certain rappel à l’ordre hiérarchique ainsi que d’un appel à la planification individuelle.  Est-ce que c’est transitoire ? Est-ce que cette coexistence va continuer ?  Cela fait vingt ans qu’on se pose la question. Difficile d’y répondre.

Diriez-vous que le coaching porte ses fruits ? Apporte-t-il un gain de productivité ?

Ce n’est pas la question de ma recherche. De plus, ni les coachs, ni les entreprises n’arrivent à établir ce genre d’évaluation. C’est difficile à chiffrer puisque c’est multifactoriel. Pour la plupart des personnes coachées, cela les a aidées, disent-elles, à prendre conscience de devoir abandonner certains comportements, finalement non adaptés aux attentes de l’entreprise.

Le coaching serait donc globalement quelque chose de positif ?

Plutôt ambivalent.  D’un côté, on va fournir  au cadre des  compétences de communication. On va l’aider à mieux réguler son économie psychique face aux épreuves de travail, à formaliser ses comportements pour tenter de retrouver une marge d’action, lui donner un outil personnalisé pour qu’il puisse se repositionner face aux multiples engagements professionnels qui lui sont demandés et aux nouveaux enjeux de carrières, etc. Et d’un autre, le regard se détourne des responsabilités organisationnelles et des manières collectives de résoudre les problèmes professionnels. Et collectivement, cela peut désarmer la critique. Finalement, au lieu  de se tourner vers un syndicat, ou d’amener l’entreprise à adopter une réflexion collective sur son organisation du travail et des carrières, les cadres vont travailler sur eux-mêmes.  

Article édité par Clémence Lesacq, photo par Thomas Decamps pour WTTJ

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