Diversité et inclusion : « Au mieux, faites, au pire, taisez-vous ! »
08 déc. 2022
8min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
Parle-t-on trop de diversité et d’inclusion en entreprise ? Ou le problème est-il le décalage entre discours et réalité ? Notre experte Laetitia Vitaud s’est entretenue avec Alexia Sena, créatrice du média sur la double culture « Joyeux Bazar ».
On parle parfois de gender fatigue pour désigner une forme de lassitude qui s’installerait en entreprise en matière d’efforts en faveur des femmes - et la peur de se voir accuser de faire de la « discrimination positive ». Existe-t-il aussi une diversity & inclusion fatigue ? Si oui, faut-il s’en inquiéter ?
Alexia Sena : Ce qui ressort des échanges que j’ai avec mes interlocuteurs en entreprise - des personnes ayant des fonctions RH, RSE et diversité- c’est qu’il y a effectivement des taux de participation très faibles aux programmes de formations sur la diversité, le management inclusif, la sensibilisation aux biais et aux stéréotypes, mis en place par les organisations. On sent qu’il y a un désintérêt. Faut-il s’en inquiéter ? L’un de mes interlocuteurs y a vu au contraire un signe positif. « Peut-être est-ce parce que c’est un non sujet chez nous », m’a-t-il dit. Mais je me méfie un peu des dirigeants qui interprètent les choses en leur faveur sans avoir forcément de données du terrain. Ils peuvent être déconnectés des perceptions réelles de leurs équipes.
J’ai aussi entendu plusieurs fois cette idée que la raison principale pour laquelle les gens ne viennent pas aux sensibilisations en matière de D&I, c’est qu’ils pensent déjà savoir, imaginent qu’ils sont déjà inclusifs. C’est un vrai problème cette idée, car en réalité, la répétition sur ce sujet n’est pas un luxe. Il faudrait y retourner encore et encore parce que c’est le travail de toute une vie.
Et puis, les managers n’ont pas le temps. On leur propose beaucoup de formations et de sensibilisations en plus de leurs tâches opérationnelles et de leur mission de gestion. Ce problème explique la mode des formations très courtes de type snacking, des petits contenus qu’on invite les salariés à « consommer » à leur guise. Mais ce qui est embêtant à propos des sujets de diversité et d’inclusion, c’est que ce n’est pas forcément d’informations que les salariés ont besoin, mais surtout de moments pour échanger avec les autres et se confronter à des idées nouvelles. C’est donc toute la limite des petites formations pré-mâchées destinées à être consommées de manière individualisée : elles n’offrent pas les avantages de moments collectifs.
Derrière la faible participation aux formations se cache aussi leur caractère encore très descendant (même si tout le monde affirme le contraire !) Récemment, un directeur-général m’a demandé, après un état des lieux de l’entreprise, « Qu’est-ce que vous feriez ? » sans penser que c’est à ses équipes qu’il aurait dû poser la question. Or plus les formations et les programmes sont alignés avec les enjeux quotidiens des membres de l’organisation, plus ceux qui y participent sont engagés.
Si diversity fatigue il y a, comment interprétez-vous cette lassitude ? S’agit-il du repli sur soi des boys clubs dominants qui se sentent menacés par la diversité ou bien du ras-le-bol d’un style parfois infantilisant, moralisateur ou perçu comme trop radical ?
Est-ce que la diversity fatigue existe en tant que phénomène significatif, étudié et documenté par des chercheurs ? Il n’y a pas encore de littérature abondante sur le sujet. Donc je pense qu’il faut prendre le concept avec quelques pincettes. Mais j’ai le sentiment qu’il y a, comme à propos de tous les mots-valise de notre époque, une forme de ras-le-bol.
Concernant le « mâle blanc », cet archétype qui semble être devenu honni de tous, et tout particulièrement « l’homme blanc de plus de 50 ans », ce n’est pas nécessairement celui qui est le plus concerné par la lassitude. Globalement, il y a un tiers de la population active qui refuse de parler de diversité au travail mais ce ne sont pas forcément ceux qu’on croit. Souvent, lors de mes ateliers, je demande aux participants leur avis à propos de ce tiers de personnes rétives : « Pensez-vous qu’il s’agisse en majorité d’hommes blancs de plus de 50 ans ? » Et globalement, les gens apportent beaucoup de nuances à ce sujet. On peut penser que c’est une des catégories qui sont « menacées » par les efforts en matière de diversité et que c’est donc une de celles qui freinent des quatre fers parce qu’on vient attaquer ses privilèges.
Je me souviens d’un atelier où j’ai entendu : « Moi aussi, homme blanc de plus de 50 ans, je souffre de stéréotypes et on me colle une étiquette de réac parce que je n’utilise pas l’écriture inclusive dans mes mails alors qu’on ne me connaît pas. » Il faut un espace où cette personne peut partager son expérience et que celle-ci soit entendable ! Cela permet d’arriver à des positions beaucoup moins manichéennes : il n’y a pas dans la salle d’un côté les oppresseurs et de l’autre, les opprimés ! Si on t’étiquette comme « boomer » avant que tu aies ouvert la bouche, c’est problématique. Je pense que les conversations horizontales sont un bon point de départ. Cela n’empêche pas les formations derrière.
Moi-même, en tant que femme noire, je n’ai longtemps eu aucune envie et aucun intérêt à ouvrir ces conversations. En réalité, il y a tout un tas de manières d’expliquer le ras-le-bol et la réticence. La première, c’est qu’on en parle mais ça n’est pas suivi d’effets. Il y a cette impression que c’est dans les chartes, les brochures, les éléments de langage qu’on nous donne mais que dans les faits, cela n’est nulle part. Eh bien, là, il y a forcément une fatigue, surtout si on est concerné au premier chef. Le washing peut expliquer la fatigue.
Je pense qu’il y a aussi une question de ton. Que ce soit un ton trop déculpabilisant (« Ce n’est pas vous, c’est vos biais qui parlent ») ou au contraire trop culpabilisant, sur le mode « Vous êtes méchants, vous les hommes blancs, vous êtes les oppresseurs », avec tout ce vocabulaire autour du système de domination, c’est souvent le ton et la forme qui sont décriés.
Le concept de D&I est né outre-Atlantique. Il y a sans doute une différence entre le concept né aux États-Unis et ce qu’on en comprend en France. D’ailleurs, toute la question du lexique utilisé est intéressante. Vous dites que la diversité culturelle est souvent le parent pauvre dans le contexte français. À propos des mots américains, il y a par ailleurs un certain malaise en France.
Je pense que les définitions que l’on donne de ces deux concepts (diversité et inclusion) ne sont pas très différentes dans les deux pays. En revanche, les actions que l’on entreprend le sont. Mais c’est vrai que les mots changent : il y a quelques années en France, on ne parlait pas de « diversité et inclusion », on parlait de « lutte contre les discriminations ». Le défenseur des droits a pour vocation de lutter contre les discriminations et promouvoir l’égalité. Quand on se rappelle qu’on parle de discriminations, on retrouve clairement nos 25 critères : l’âge, le sexe, l’identité de genre, la nationalité, l’orientation sexuelle, le handicap, l’origine, la religion, etc. Il y a des axes, des critères qui sont plus mâtures et légiférés en France que d’autres. Cela pose la question de comment les traiter. Faut-il les prendre un par un ? Quid de ce qu’on appelle l’intersectionnalité (quand on est sur plusieurs critères) ?
Quand on parle de diversité culturelle, c’est vrai qu’on se heurte à un vrai sujet de sémantique. Dans le monde anglo-saxon, on parle de race. Et tout le monde comprend qu’on parle de couleur de peau. En France, même si on précise qu’on ne parle pas de race biologique mais de phénomène social, on ne peut guère utiliser le mot. Il y a un malaise sémantique profond. Du coup, on parle plutôt d’inclusion sociale ou socio-économique… pour éviter de parler de « diversité raciale » comme le feraient les Américains.
À Joyeux Bazar, je parle de « diversité culturelle » ou « ethno-culturelle » mais cela n’est pas satisfaisant. Cela peut même être dangereux parce que cela renvoie à l’idée que les gens sont comme ils sont à cause de leur culture, alors que la moitié du temps, la culture n’est pas le sujet. C’est très frustrant. Je n’ai pas trouvé la solution.
Pour traiter ces sujets, il faudrait que nous trouvions une voie qui mêle notre valorisation de ce qui relève de l’universel, sans empêcher les débats sur la diversité et les points de vue différents, sans se braquer par rapport à la crainte du communautarisme… Mais est-ce possible ?
On est toujours sur une ligne de crête entre la différence et le monde commun. Par définition, quand on utilise le mot diversité, c’est qu’on parle des différences. Le but étant de ne pas les gommer. C’est un jeu d’équilibriste. Le modèle universaliste a de nombreuses vertus. Mais il ne faut pas oublier qu’il a été créé dans un certain contexte : une partie de ceux qui l’ont porté à l’origine étaient pour l’esclavage et pour une politique impérialiste par exemple. Il faut donc aller le revisiter et le questionner pour mieux le réinventer.
Le modèle universaliste fonctionnerait bien s’il acceptait de voir les expériences singulières liées aux différences. Le fait de dire « On aimerait que vous soyez tous égaux devant notre mère la République », c’est très louable. C’est un vœu. Mais il ne faut pas prendre le vœu pour la réalité. C’est ça le glissement à ne pas opérer. Il faudrait d’abord accepter la réalité qui est que nous avons des expériences différentes, puis poursuivre un idéal qui est celui d’offrir ou de permettre les mêmes expériences pour tout le monde. L’enjeu, c’est de regarder la réalité en face pour pouvoir agir et aller dans la direction de cet idéal. Si on ne le fait pas, chacun va chercher sa solution dans son coin et on va continuer à stigmatiser les « wokistes » et la « cancel culture ».
Le point de départ, c’est peut-être d’accepter que l’universalisme à la française est un vœu, une idée, une boussole. L’idée a de quoi plaire à beaucoup de gens qui ont des origines diverses. Ce qui fait mal, c’est le décalage entre l’idée et les faits, mais nous sommes nombreux à ne pas souhaiter reproduire un modèle anglo-saxon très mesuré et polarisé. On voit bien qu’ils ont beau savoir exactement le nombre de personnes noires ou natives et établir des quotas, il continue d’y avoir des inégalités et des discriminations.
Vous dites que les entreprises prennent trop la parole sur le sujet de la D&I et qu’elles devraient apprendre à se taire. Pourquoi ?
Le gros problème, c’est l’infobésité. Dans l’urgence, toutes les entreprises se disent qu’il faut qu’elles fassent un truc, parce que toutes les entreprises concurrentes le font, parce qu’elles se disent que si elles ne le font pas, elles ne pourront plus recruter. Je comprends cette pression. Mais quand l’entreprise réagit sous le coup de la pression, cela ne donne pas forcément les meilleures décisions. On se retrouve avec des entreprises paralysées qui ont peur de se faire basher sur les réseaux sociaux parce qu’elles n’ont pas utilisé les bons mots et, de l’autre côté, de plus en plus d’entreprises qui communiquent à tout va, signent toutes les chartes, rejoignent toutes les associations, sont dans tous les programmes d’égalité des chances et prennent sans cesse la parole pour dire qu’elles sont vertueuses.
Mais on reste sur des programmes très top down, voire externes. En interne, la femme de ménage est toujours aussi étonnée de voir quelqu’un derrière un ordinateur qui a la même couleur de peau qu’elle. En interne, il continue d’y avoir des gens à qui on demande trois fois « D’où viens-tu ? ». Ou encore qui se disent « Il paraît qu’on ne doit plus dire “black”, mais “noir” et je ne sais pas pourquoi, mais je n’ai aucun espace où poser cette question ». Et d’autres qui se demandent à la machine à café pourquoi on célèbre le mois des fiertés.
Tout ce que l’entreprise raconte à l’extérieur prend beaucoup de place. Elle fait beaucoup de bruit. Elle alimente cette fameuse diversity fatigue. Elle contribue à l’infobésité : on crée toujours plus de contenus mais on ne travaille pas les sujets de fond. Mon « Taisez-vous », c’est une invitation à écouter, à créer des espaces pour que les personnes physiques s’expriment un peu plus. Si c’est bien organisé, on en sort des choses pertinentes, ambitieuses et créatives. Si on passait plus d’énergie à écouter et à faire plutôt qu’à dire, on réduirait aussi le washing et la dissonance cognitive. Au mieux, faites, au pire, taisez-vous !
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Article édité par Mélissa Darré, photos : Thomas Decamps pour WTTJ
Inspirez-vous davantage sur : Laetitia Vitaud
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