Délation au bureau : petits récits de salariés balancés (et mortifiés)

13 juil. 2022

7min

Délation au bureau : petits récits de salariés balancés (et mortifiés)
auteur.e
Elise Assibat

Journaliste - Welcome to the Jungle

Qui ne s’est jamais retrouvé confronté au fayot de service dans les couloirs de l’école ? Face à celui ou celle qui balançait déjà le moindre de nos méfaits aux professeurs ? Si l’expérience semble universelle, le jeune délateur ne s’est malheureusement pas arrêté à la cour de récré. Ce dernier est devenu grand et a fini par intégrer le monde du travail, tout en continuant de toujours laisser une oreille traîner… Par enjeux de pouvoir, pour le plaisir de se faire mousser, par animosité… Chez ce personnage, tous les coups sont permis ! Et ce même lorsque l’information n’est pas vérifiée, voire complètement mensongère. Inès, Stéphane, Paul et Marina en ont fait les frais. Et nous racontent leurs histoires.

Stéphane et l’amnésie collective de ses collègues de longue date

Il y a une vingtaine d’années, Stéphane est chargé du développement et de la communication d’un comité sportif dans une grande ville du Sud-Est de la France. Passionné par son métier et bosseur dans l’âme, il s’investit entièrement dans ses missions, définit les stratégies pour faire grandir le comité. « Alors que je parcours les routes, pars tôt le matin, rentre dans la nuit et ne m’arrête jamais les week-end pour rencontrer les partenaires et les élus locaux, je m’aperçois que mon travail dépasse considérablement les 30h par semaine attendues… » Après quatre années intensives, il compte près de 960 heures supplémentaires à son actif. À chaque bilan annuel, il met le sujet sur la table et rend compte de ses heures qui s’additionnent à son boss, mais ce dernier l’envoie toujours balader, invoquant un défaut de temps ou de budget. À la fin de son contrat de cinq, il ne voit toujours pas la couleur de l’argent qu’on lui doit et en prime, apprend que son contrat ne sera pas renouvelé.

Stéphane encaisse et demande alors à avoir accès à une formation payée pour l’aider à se réinsérer plus facilement. « J’avais la cinquantaine au moment des faits, j’avais vraiment la crainte de ne pas retrouver d’emploi par la suite… Il fallait que je sois prévoyant ! » Mais il se heurte à un nouveau refus. C’est alors qu’il se tourne vers une avocate pour que justice soit faite. « Plutôt que la formation, c’est la somme de tous les efforts que vous avez portés qui vont être payés, lui prédit-elle. Tout ce qu’il nous faut pour gagner, ce sont des témoignages de vos anciens collègues pour en attester. » Et là, coup de théàtre, Stéphane se rend progressivement compte que tous les salariés, partenaires et élus qu’il a fréquentés pendant ces cinq années, ne montrent aucune solidarité. Pire, ils émettent des dénonciations calomnieuses à son sujet. « Face à la pression du président du comité, tous jurent ne jamais m’avoir vu tant travailler, voire ne jamais m’avoir croisé ! J’étais effondré, abasourdi… J’avais l’impression que tous les efforts que j’avais fourni pour ce travail étaient remis en question et ce sacrifice n’avait servi à rien… » Les mensonges, eux, continuent d’affluer jusqu’à ce qu’une élue prenne son courage à deux mains et témoigne en sa faveur et l’assure de son dévouement et de sa bonne volonté.

Après trois années de combat, Stéphane remporte finalement le procès : « Même si j’ai mis du temps à m’en remettre, j’ai fini par sortir la tête de l’eau et retrouver du boulot. Aujourd’hui, rien n’a plus de sens à mes yeux que d’alerter sur les droits des salariés pour les protéger. » Pour de vrai.

Inès, en duo puis en duel avec un rapporteur

Inès, la vingtaine, se passionne pour le cinéma et s’oriente assez logiquement côté télé une fois ses études terminées. Son job consiste à gérer les caméras pour plusieurs émissions, elle accompagne notamment toute la logistique qui gravite autour du plateau. « J’adorais ce travail, mais la boîte dans laquelle j’étais est aussi connue pour mettre une forte pression sur le dos des salariés, confie-t-elle. La compétition était monnaie courante entre les collègues et tout le monde le savait. »

D’ailleurs Inès travaille étroitement avec un nouveau venu et malgré les tensions entre eux, ils arrivent à collaborer et se répartissent à deux les dossiers qui leur sont attribués. Chacun effectue un travail recensé dans l’ordinateur et libellé du nom du responsable attitré. Après quelques semaines, le duo est au cœur d’un problème qui fait déjà le tour des couloirs de la boîte : l’un des tournage a été mal géré et un gros budget leur file entre les doigts. Inès sait qu’elle n’y est pour rien dans l’affaire - le dossier en question appartient à son binôme - mais se laisse réprimander par la direction sans broncher… « Jusqu’au jour où, sans crier gare, ma boss m’a convoquée pour me demander pourquoi je n’avais pas avoué tout de suite que j’étais en charge du fameux dossier… Au début, je suis restée perplexe, interloquée, puis tout s’est éclairé… » Elle comprend rapidement que son collègue a interverti les dossiers et remplacé son étiquette par la sienne. « Pire encore, j’ai appris que pour se blanchir de tout soupçon, il serait allé voir la direction pour leur proposer de vérifier ensemble l’identité du coupable ! Quand j’ai découvert la vérité, j’ai vraiment dû faire un effort pour me contenir et défendre mon honneur… » Inès suggère alors de jeter un coup d’œil au nom de la personne responsable du dossier sur la plateforme interne : « Je ne paniquais même plus car je savais que l’outil me donnerait raison… » En effet, chaque salarié en charge d’un tournage crée le document dont il va ensuite assurer le suivi. Naturellement, l’historique ne ment pas et tout rentre dans l’ordre pour Inès.

« Mon binôme, lui, est doublement mis en cause pour son erreur et son manque d’honnêteté mais l’histoire finit peu à peu par se tasser. Il a présenté ses excuses et j’ai moi-même pris du recul sur cette histoire quand j’ai réalisé que la triste ambiance qui règnait dans les bureaux avait très certainement favorisé le conflit » Aujourd’hui le duo, réconcilié et plus soudé que jamais, fait front contre les vents et marées auxquelles ils sont encore trop souvent confrontés. Qui l’eût cru ?

Marina : trahir un secret médical, c’est grave docteur !

Depuis deux ans, Marina travaille pour la matinale d’une chaîne d’info en continu en tant qu’assistante d’édition. « Je dois dire que l’ambiance dans les studios n’était pas au beau fixe, voire complètement délétère ! Je m’accrochais comme je pouvais mais je me suis rapidement épuisée au boulot… » Surcharge de missions, horaires indécents, mauvaises relations… Les petites mains comme elle sont les premières visées et ne cessent d’être malmenées sous la houlette de la rédactrice en chef de l’émission qui cherche des responsables : « Si les statistiques d’audience étaient en baisse, c’était forcément de notre faute et elle ne se gênait pas pour nous le faire payer… »

L’équipe, à bout de souffle, se réunit pour avertir le médecin du travail de la situation intenable. Tous racontent au professionnel de santé, dans les moindres détails, ce quotidien qui les use petit à petit. « La direction est venue reconnaître d’elle-même les signaux d’alerte sur le plateau de tournage et a abondé dans notre sens et a assuré que des mesures seraient prises pour nous soulager. Tous les astres étaient alignés pour que notre démarche ait un impact. Pendant un moment, on y a cru ! Toute l’équipe a recommencé à travailler, soulagés et impatients de voir les choses bouger. »

Mais dans les jours qui suivent, c’est surtout le rapprochement entre la rédactrice en chef et le médecin du travail qui leur saute aux yeux. La première, pourtant pas réputée pour être des plus sociables (sauf quand cela sert son intérêt), devient l’acolyte du médecin et prend chaque pause déjeuner avec lui… « On a vite compris qu’il lui avait rapporté l’intégralité des témoignages concernant la mauvaise ambiance… Sans compter les trois quart des plaintes, justement reliées à son incapacité à manager… » Dès lors le comportement de la rédactrice en chef se radicalise, la situation ne fait qu’empirer et petit à petit la direction se range de son côté. Peu de temps après, aucun des contrats de l’équipe n’est reconduit et personne ne se voit offrir ne serait-ce que l’opportunité de continuer à piger : la rédaction fait table rase de ses salariés. La rédactrice en cheffe, elle, ne sera pas mise en cause, aura droit à son remaniement et verra son équipe entièrement renouvelée. Côté audience, les chiffres n’ont bien sûr pas redecollés et elle a depuis quitté l’émission de son plein gré, pour de bon. « Je me suis juré de ne plus jamais travailler pour une chaîne matinale ! J’ai mis du temps à me remettre de cette histoire et à faire redescendre toute la colère que j’avais en moi, mais aujourd’hui, je suis fière d’être sortie de cet environnement toxique tant qu’il était encore temps ! »

Paul et l’espion qui ne lui voulait pas que du bien

Paul travaille dans le domaine politique, ce qui, selon ses mots, « pose un contexte un peu particulier, notamment en matière de discrétion et de loyauté. » En tant que conseiller politique d’un maire dans l’Ouest de la France, sa fonction implique de collaborer avec des élus de différents horizons politiques. « En théorie, je devais uniquement rendre des comptes au maire. Mais en pratique, je devais collaborer avec beaucoup d’autres personnes. » Paul, en l’occurrence, se doit de travailler avec une élue, très investie localement, très proche du maire et qui se montre tout à fait hostile avec lui, dès son arrivée au cabinet : « Avant même que je ne soit recruté, elle aurait raconté à qui voulait l’entendre que je militais pour un autre parti et cherchais à infiltrer leur équipe façon mouchard, dans le contexte d’élections législatives à venir… » Au moment de passer les entretiens de recrutement, le maire et son directeur de cabinet, méfiants, prêtent du crédit à ces accusations et le questionnent à ce sujet. « Je suis resté bouche bée face à cette réputation imaginaire mais ayant réussi à prouver ma bonne foi, j’ai tout de même été embauché. Le problème, c’est que l’ambiance au travail a, d’entrée de jeu, été affectée par cette rumeur. » Quelques mois plus tard, il commet une erreur d’inattention qui occasionne pas mal de stress et de travail supplémentaire pour un collègue et lui-même. À eux deux, ils rattrapent le coup efficacement et décident de n’en parler à personne. En plus d’eux, seule l’élue contrariée est au courant de ce contretemps. « Et ni une ni deux, j’ai été convoqué par le directeur du cabinet à ce sujet pour une remontrance. Après cet épisode, les choses ne sont pas allées en s’améliorant. J’ai senti que ce dernier devenait de plus en plus méfiant à mon égard et ça commençait vraiment à peser sur mon moral au travail. » Jusqu’au jour où Paul attrape le covid, ce qui l’empêche de se rendre au cabinet pendant plusieurs jours. « Au vu de l’ambiance nauséabonde, j’ai décidé en accord avec le maire et le directeur de cabinet de quitter mon poste pour de bon. J’étais soulagé de ne plus en être, mais j’ai continué d’avoir des échos d’espionnage politique au sujet de l’élue qui m’avait causé du tort. J’ai notamment appris qu’elle avait prévu d’être candidate aux législatives, avant d’être remplacée par le candidat d’un autre parti. Déçue et frustrée de voir son ambition envolée, elle avait fondé son argumentaire diffamatoire sur une simple photo de moi accompagné d’amis militants d’un autre bord politique… » Si Paul a d’abord été déçu et confus, il n’a plus eu aucun regret depuis qu’il a compris la vérité. Mais compte bien redoubler de prudence désormais.

Photo par Thomas Decamps
Édité par Manuel Avenel

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