Godard/Truffaut, Blur/Oasis, Manet/Degas : comment la rivalité impacte le travail ?

10 mai 2023

8min

Godard/Truffaut, Blur/Oasis, Manet/Degas : comment la rivalité impacte le travail ?
auteur.e
Romane Ganneval

Journaliste - Welcome to the Jungle

contributeur.e

Quel est le point commun entre Mozart et Salieri, Voltaire et Rousseau, Tupac et Notorious B.I.G, Picasso et Matisse ? Leur éternelle rivalité ! Dans le monde professionnel et artistique, ces guerres de chapelle sont légion. Mais si les bras de fer ont poussé certains à se surpasser, redoubler d’inventivité et de créativité, ils peuvent aussi tourner à l'obsession et finir par être contreproductifs. Vous aussi, vous avez un meilleur ennemi ? Pas de panique, vous allez enfin apprendre à faire de vos duels de travail, des moteurs dans votre carrière.

Les effets que peut avoir une rivalité au travail donnent du fil à retordre aux spécialistes : si certains estiment que la concurrence est positive puisqu’elle favorise la prise de risque, pousse à l’innovation et appelle au dépassement de soi, d’autres pensent qu’elle a un impact négatif à long terme sur la motivation. Qui dit vrai ? Afin de départager les deux visions, Daniel P. Gross, chercheur en science des organisations à la Duke University aux États-Unis a analysé le déroulement de concours de créations de logos en ligne. Dans ses recherches, le professeur a constaté que les candidats les mieux classés étaient moins susceptibles d’être créatifs, à la différence de ceux qui se situaient dans le ventre mou du classement. Autre point intéressant, les personnes dont les créations étaient les plus mal notées avaient tendance à sous-performer et à abandonner.

Pour lui, il n’y plus de doute : « La compétition peut stimuler la créativité dans un contexte professionnel, si elle est équilibrée. » On peut donc dire que les deux visions des spécialistes sont correctes, puisqu’il est désormais prouvé que la compétition stimule… jusqu’à un certain point. Et c’est d’ailleurs ce que nous allons voir à travers ces trois grands exemples de clash professionnel !

Manet et Degas, la rivalité bienfaisante

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« Autoportrait à la palette », Édouard Manet (1878-1879) et « Portrait de l’artiste », Edgar Degas (1855).

Pour la première fois de son histoire, le musée d’Orsay à Paris organise cette année une rétrospective qui réunit les deux monstres sacrés de la “Nouvelle Peinture” française du XIXe siècle : Manet et Degas. Pas vraiment un hasard quand on sait que les deux artistes vivent à la même époque, viennent du même milieu social, ont chacun l’ambition artistique de représenter la vie moderne et fréquentent les membres du courant impressionniste. Dans leurs tableaux, on assiste à un subtil jeu de différences et de ressemblances. Les thématiques sont proches, mais pas tout à fait les mêmes. Ce que l’on ignore en revanche, c’est la complexité de leur relation. Entre émulation créative, rivalité, influence ou domination de l’un sur l’autre, on pourrait simplifier en disant que les deux peintres adorent se détester.

Selon la légende, les deux peintres se sont rencontrés en 1860 au Louvre devant un tableau de Velasquez que Degas - encore inconnu à cette époque - copie en gravant directement une feuille de cuivre, sans passer par un dessin préalable. Manet passe alors devant lui et se moque du toupet de ce débutant. On ne sait pas vraiment ce que Degas, connu pour son humour piquant, répond, mais les peintres s’embarquent alors pour deux décennies d’amitié agitée. Cette relation est si ambiguë que Manet n’hésite pas à qualifier Degas de grand esthéticien et de serin dans la même lettre, agacé que ce dernier ne l’accompagne pas lors d’un voyage à Londres. Et lorsque Manet décline à son tour l’invitation de Degas à participer à la première exposition impressionniste, ce dernier écrit : « Je le crois décidément plus vaniteux qu’intelligent. »

Cependant, lorsque Manet disparaît à l’âge de 51 ans, Degas déclare à propos de son rival/ami qu’« il était plus grand que nous le croyions ». Le peintre des danseuses participe ensuite à différentes initiatives pour sauvegarder la mémoire de Manet.

On compte les points : Dans Le Monde, Isolde Pludermacher, la conservatrice du Musée d’Orsay explique à propos de Manet et Degas que « ce sont deux tempéraments très différents, mais qui se sont toujours côtoyés, regardés, qui ont beaucoup réagi l’un par rapport à l’autre, qui ont traité des mêmes sujets, mais à chaque fois de manière très distincte. Ce qui est aussi intéressant dans leur relation, c’est qu’à différents moments de leur vie, ils ont mutuellement essayé de s’attirer l’un vers l’autre sans jamais y parvenir. » Finalement, les spécialistes de la peinture impressionniste estiment que cette relation d’amour haine entre les deux artistes a plutôt été bénéfique pour l’art.

Ce qu’il faut retenir : Comme Manet et Degas, intéressez-vous à ce que l’autre peut vous apporter de meilleur. Vous pouvez par exemple essayer de prendre de la distance sur ce que chacun fait, analyser ce que l’autre fait mieux que vous et l’intégrer à votre travail (qui a par ailleurs d’autres qualités) pour vous hisser encore plus haut.

Blur et Oasis, la rivalité qui nuit à la carrière

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La Une du NME du 12 août 1995.

Retour au mitan des années 1990, les deux formations au style et aux textes très différents, sont les rois d’un nouveau courant musical, la Brit Pop. Si la coexistence est pacifique, en coulisses, la bande de Damon Albarn et les frères Gallagher ne se sont jamais supportés. Et pour cause, les divergences dépassent largement les considérations musicales : Blur contre Oasis, c’est la bourgeoisie contre le prolétariat, le Sud contre le Nord, Londres contre Manchester, le ketchup contre la Brown sauce au petit déjeuner, ceux qui ont pu faire des études supérieures contre ceux qui ont réussi à la force du poignet…
À ce sujet, Noel Gallagher ne mâche pas ses mots : « Ils sont comme ils sont et nous sommes comme nous sommes. Ils n’ont jamais mis les pieds sur un chantier, je ne dis pas que la terre sous les ongles est un trophée, ce sont simplement des faits. Ils n’ont jamais livré de journaux. J’ai été livreur de lait, j’ai travaillé sur des chantiers, ce qui fait que mon âme est infiniment plus pure que la leur. »

Alors, vous imaginez bien que lorsque les deux groupes décident de sortir le même jour leur nouveau single Country House pour Blur (texte empreint d’ironie sur les pauvres riches qui ne savent plus quoi faire de leur argent) et Roll With It (un hymne sur l’importance d’être soi-même) pour Oasis, la guerre pour remporter la couronne d’Angleterre est lancée. En Une, le magazine musical NME reprend les codes de l’affiche du combat du siècle opposant Joe Frazier et Mohamed Ali et la BBC ouvre son journal sur cette info : le groupe qui écoulera le plus de singles sera invité à l’émission Top of Pop pour y être consacré roi. Les bookmakers s’y mettent et le lendemain, Oasis est donné favori avec une cote de 6 contre 4.
« Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il ne s’agit pas-là d’un bras de fer musical puisque leur univers ne sont pas comparables, le combat entre Blur et Oasis est avant-tout une guerre d’occupation orchestrée par les médias, explique Christophe Conte, journaliste et documentariste musical. Et pour cause, les propriétaires de journaux vendent du papier sur ce genre d’histoires et les maisons de disques s’en servent pour écouler des disques. »

Après avoir exprimé leur animosité par interviews interposées, c’est finalement Blur qui remporte la bataille avec 274 000 copies vendues contre 216 000 pour Oasis. La pilule passe mal pour Noel Gallagher qui signe à cette occasion son plus gros dérapage verbal : « J’ai passé pas mal de temps avec leur guitariste. Je n’ai jamais rencontré leur batteur, j’ai entendu que c’était un type sympa. Le bassiste et le chanteur, j’espère qu’ils attraperont le sida et en crèveront car je les déteste tous les deux. » Rien que ça…

On compte les points : « Cette guerre entre Damon Albarn et Noel Gallagher n’a pas eu d’impact positif sur la carrière ni sur la musique des deux groupes, détaille Christophe Conte. Les frères Gallagher n’ont jamais voulu être associés à Blur, ni même à Pulp, alors, ils ont simplement continué à faire du Oasis dans leur coin. De leur côté, Blur gravitait dans un autre univers et a persisté dans leur voie. Résultat, en plus de n’avoir eu aucun impact sur le son de cette époque, je dirais que cette guerre médiatique a desservi les groupes qui ont passé plus de temps à alimenter les médias de punchlines qu’à bosser sur leurs albums. Beaucoup de temps de perdu pour pas grand-chose. »

Ce qu’il faut retenir : Plutôt que vous focaliser sur la détestation de votre adversaire de boulot, qu’elle apparaisse comme trop personnelle et finisse par montrer un aspect peu reluisant de votre personnalité, faites en sorte que votre rivalité professionnelle se fasse sur le terrain de la créativité, des idées et ne deviennent pas un problème d’ego.

François Truffaut et Jean-Luc Godard, la rivalité qui n’apporte rien

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Jean-Luc Godard et François Truffaut, en 1961 par Léon Herschtritt.

Les derniers compétiteurs sont des monuments du cinéma français à l’origine de la Nouvelle Vague : le titi parisien François Truffaut aux origines modestes et le franco-suisse issu de la haute société protestante, Jean-Luc Godard.

Pour une fois, l’histoire débute par une amitié : François Truffaut et son aîné de deux ans, Jean-Luc Godard, se rencontrent à l’adolescence alors qu’ils fréquentent les mêmes salles du Quartier latin, lors d’une séance de ciné-club. Ensemble, les jeunes hommes discutent avec amour des films d’Hitchcock, Welles, Renoir ou Rossellini et rejoignent bientôt la rédaction des Cahiers du cinéma. Avec Éric Rohmer, Jacques Rivette et Claude Chabrol, ils forment la bande des « jeunes Turcs » qui réinvente la critique tout en achevant leur éducation cinématographique.

Truffaut est le premier du duo à passer à la réalisation, avec Les 400 coups, en 1959. Le succès est retentissant et avec les recettes de ce premier long-métrage, il aide son ami Jean-Luc Godard à passer à son tour derrière la caméra. Truffaut qui lui a inspiré l’idée d’À bout de souffle est crédité de scénariste sur les affiches du film, sorti un an plus tard. Les discours des deux jeunes réalisateurs concordent encore : « C’était un film en réaction contre tout ce qui ne se faisait. On ne fait pas de travelling à la main ? Eh bien, on va le faire », dit Godard de son premier film. De son côté, Truffaut explique : « Nous racontons les histoires que nous avons envie de raconter de la manière dont on a envie de la raconter. » Pourtant artistiquement, les films qu’ils présentent sont très différents. François Truffaut est un tenant de la narration qui met en avant les sujets humains et souhaite faire des films intemporels. Jean-Luc Godard, lui, est un partisan de l’éclatement de la narration qui privilégie toujours la forme au fond et souhaite que son œuvre entre en résonance avec son époque.

En février 1968, lorsque le patron de la cinémathèque est limogé, ils font combat commun pour sauver l’institution. Mais trois mois plus tard, la rupture entre les deux hommes est consommée. Alors que Truffaut - qui vit désormais comme un bourgeois dans le 16e arrondissement de Paris - déclare qu’il ne souhaite pas s’engager davantage dans ses films, Godard passe à une autre vie : « Faire politiquement des films politiques. » L’un qualifie désormais l’autre de bourgeois et le second explique que les films de son nouveau rival ne l’intéressent plus. Pendant que Jean-Luc Godard assume le rôle du provocateur, du mauvais génie, François Truffaut endosse le rôle du cinéphile et du gentil du cinéma français.

Pendant cinq ans, les deux réalisateurs s’ignorent jusqu’à la sortie de La Nuit américaine de Truffaut qui rafle l’oscar du meilleur film étranger, ce qui attise le conflit entre les deux hommes. Probablement jaloux du succès de son rival, Godard envoie une lettre empreinte d’amertume où il traite Truffaut de menteur et lui réclame « cinq ou dix millions de francs » pour financer son prochain film. Ce dernier refuse : « Jean-Luc, je me contrefous de ce que tu penses. » Jusqu’à la mort du réalisateur des aventures d’Antoine Doinel, emporté par une tumeur au cerveau à 52 ans, les déclarations de haine entre les deux réalisateurs ne se comptent plus.

Pourtant, à la disparition de son frère ennemi, les propos de Godard à l’égard de Truffaut se font plus doux, comme s’il était lui aussi très affecté par la fin de cette rivalité qui nourrissait son art. « Je me suis fâché avec Truffaut quand je lui ai dit ‘écoute je trouve que tes films sont beaucoup moins bien faits que les miens’. Par contre, je suis beaucoup moins bon scénariste. » Et quand, on lui demande finalement si Truffaut lui manque, l’homme aux lunettes noires répond : « Je dirais qu’il me protège à sa manière. François est peut-être mort. Je suis peut-être vivant. Il n’y a pas de différence, n’est-ce pas ? »

On compte les points : « La rupture entre Truffaut et Godard semble très violente et elle l’est et c’est assez logique lorsqu’on sait qu’elle se fait sur la vision du cinéma qu’ils défendent, eux, l’incarnation du renouveau du cinéma français. Pour autant, on ne peut pas dire qu’elle a eu une incidence positive ou négative sur leur façon de faire des films », explique Fernando Ganzo, rédacteur en chef des Cahiers du cinéma.

Ce qu’il faut retenir : De l’admiration à la haine, il n’y a souvent qu’un pas. Comme Godard « a fini par reconnaître que sans Truffaut et le succès de ses films, il aurait eu plus de difficulté à se faire connaître et à financer ses productions », rappelle Fernando Ganzo, ne soyez pas trop rancunier si votre partenaire de travail semble s’éloigner de vos idéaux d’antan. On n’est pas obligé d’être toujours d’accord sur tout, alors concentrez-vous sur ce que vous partagez encore.

Article édité par Gabrielle Predko ; photo de Thomas Decamps.

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