Le management selon Bernard Tapie : quel leader était vraiment le « boss » ?

Oct 05, 2021

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Le management selon Bernard Tapie : quel leader était vraiment le « boss » ?
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Luc BretonesLab expert

Consultant, auteur et conférencier spécialiste en innovation managériale

Le 3 octobre 2021, le « boss » a fini par rendre les armes au terme d'un combat « viril » avec la maladie. Que retenir du management à la sauce Tapie ?

Le management ne s’apprend pas mais se pratique. Et puis, il se réapprend. L’enfant de famille modeste découvre assez tôt ses limites académiques et aussi ses capacités à faire et à transmettre avec passion ses idées, ses aspirations. Ce leadership naturel, Bernard Tapie le met au service de son ascension sociale, nourrie par cette volonté viscérale de s’extirper d’une réalité qu’il juge à la fois dure et castratrice. Et s’il considère le marché économique comme un champ de bataille, c’est probablement parce qu’il fait spécialité du rachat et du redressement d’entreprises en difficulté, avec beaucoup d’échecs et quelques succès éclatants. Au sein des sociétés acquises, il cherchera dès que cela est possible à mobiliser le corps social, par la confiance, et à exalter l’esprit de conquête. Un objectif pour l’entreprise : s’en sortir ; un objectif pour les salariés : développer l’estime de soi par un projet plus grand que soi, exigeant – parfois trop – et stimulant.

La capacité d’adaptation : un facteur de survie

Les intuitions tripales de Bernard Tapie le trompent rarement. Le monde des affaires connaît, sur ses activités traditionnelles, une concurrence sans précédent. L’espérance de vie des entreprises historiques s’évanouit comme neige au soleil. L’économie de l’innovation ne fait pas dans les sentiments. « Beaucoup d’entreprises françaises n’étaient pas préparées à la brutalité de ces changements. Et un grand nombre ne les a pas supportés. C’est qu’elles n’étaient plus gérées, depuis longtemps, comme des entreprises vivantes, porteuses d’un projet en mouvement constant, mais comme des éléments de patrimoine statiques jamais renouvelés », constate le chef d’entreprise. Et de poursuivre : « On a vu les résultats de cette gestion d’un autre siècle dans le secteur crucial de la sidérurgie et de ses activités dérivées ». Il aurait très bien pû généraliser à l’économie toute entière, à commencer par notre industrie, partie largement en fumée ces dernières décennies.

Le principe souligné par Bernard Tapie d’entreprises vivantes, en mouvement permanent, est une caractéristique fondamentale de l’agilité à l’échelle des entreprises de nouvelle génération. Cette nécessité consubstantielle d’adaptation et de remise en cause au quotidien évoque les stades les plus avancés des organisations. Alain Giresse confirme cet état d’esprit dans un autre domaine, sportif cette fois : « On voit qu’il est décidé, qu’il n’hésite pas. Il regardait des cassettes de foot toutes les nuits pour bien s’en imprégner. Il avait une capacité à s’adapter dans le milieu où il était ».

Soyons clairs, la comparaison avec les entreprises de nouvelle génération s’arrête là. L’entrepreneur autodidacte a toutes les caractéristiques d’un manager au profil de leader « battant », de gagnant – ennéagramme 3 et profil rouge dominant – roi de l’apparence et focalisé sur la réussite. Il ne distribue pas l’autorité, ni n’érige la transparence en vertu cardinale.

Développer un principe d’équivalence, pour des relations d’adulte à adulte

Si l’on devait classer les entreprises dirigées par Bernard Tapie dans les catégories de la Spirale Dynamique de Frédéric Laloux – ouvrage Re-inventing organizations – elles tomberaient probablement largement dans la case Orange de management par la réussite face à la concurrence, d’objectivation et de contrôle, d’innovation et de méritocratie.

Pour autant, bien que chef absolu, il avait développé un principe de relation basé sur la proximité, la simplicité et l’équivalence. Le champion cycliste Bernard Hinault reconnaît un leader franc, proche de ses équipes. Et d’imager : « Il venait nous voir dans les grands évènements, sur les étapes du Tour de France, du Giro. On partageait des repas avec lui, c’était quelqu’un de très abordable, on pouvait facilement discuter avec lui. Il était comme nous, finalement. » Connu pour son excellence oratoire, son bagou et sa capacité à convaincre, à séduire, il exprimait « un format de la vérité » pour reprendre les termes de Didier Deschamps.

Sa rencontre avec Francis Bouygues l’a beaucoup marqué. Ils partagent ce principe d’équivalence si important dans les relations humaines au travail : « On l’a surtout caricaturé en le décrivant comme un patron à l’ancienne. Il avait du respect et même de l’admiration pour le travail ouvrier. Il entretenait des relations identiques avec ses manœuvres, qu’il appelait des “compagnons”, et avec le PDG de sa plus grosse filiale », précise Bernard Tapie au sujet de ce grand capitaine d’industrie.

L’ambition folle d’un collectif, pour développer les personnes et l’estime de soi

Ce qui à mon sens caractérise le mieux l’esprit Tapie, c’est la parabole du prisonnier. Celui-ci est derrière ses barreaux et observe au loin deux murs d’enceinte apparemment infranchissables. Pourtant il perçoit un jour une faiblesse dans l’habillage barbelé du haut du premier mur. Mais s’il pouvait s’organiser pour monter en haut du premier mur, le problème du second mur n’en serait pour autant pas résolu. Un jour, il décide malgré tout d’escalader le premier mur, d’exploiter la faiblesse détectée et une fois devant le second mur, s’aperçoit qu’un passage invisible depuis sa cellule se fait jour. Il s’évade !

Au moment de racheter ses entreprises, Bernard Tapie n’identifie pas toujours les opportunités qui lui permettront de les retourner, mais il rend cette identification possible, et surtout, il tente d’intensifier l’engagement des collaborateurs. « Être un grand manager c’était les faire devenir grands. Aujourd’hui, de bons joueurs deviennent mauvais en arrivant à l’OM. C’est le stéréotype du mauvais management ou du mauvais environnement », remarquait le seul dirigeant français à avoir remporté la Ligue des Champions de football.

Développer l’estime de soi au sein de ses équipes par la réalisation d’un projet qui dépasse largement les capacités de chacun est un puissant levier managérial. Bernard Tapie cherchait à «donner envie à ses collaborateurs d’offrir le meilleur d’eux-mêmes, de se dépasser. La priorité n’est pas de se faire aimer mais de les pousser à découvrir toutes leurs capacités ». Comme les politiques l’expliquent en économie, « l’essentiel […] repose sur des éléments subjectifs et une grande part repose sur des éléments irrationnels ». « Réinstaller la confiance en soi, l’envie de réussir, l’enthousiasme est un facteur clef de succès », souligne l’homme d’affaires devenu politique.

Une détestation de l’échec et une capacité de rebond hors norme

Quelle différence y a-t-il entre un champion olympique et un vice champion olympique ? Parfois un dixième, un centième, une faute mineure, une photo finish, une balle qui quitte la cible, une peur de gagner, un manque de concentration, ou un doute. Souvent une question de mental, le supplément d’âme des grands champions va puiser dans les réserves psychologiques profondes pour faire la différence, et en tire un carburant pour les victoires futures. Cette « grinta » grandit et s’alimente elle-même pour devenir non seulement un état d’esprit, mais un mode de fonctionnement, communicatif, quasi charismatique.

Didier Deschamps voit en Tapie «un battant qui détestait être battu et dont le mental de fer déteignait sur ses joueurs ». On reconnait bien là le principe connu en management de « shadow of the leader » – l’ombre du leader qui déteint sur ses équipes – qui peut avoir de bonnes ou de terribles conséquences.

Les souvenirs convergent sur la passion communicative et positive quoique excessive de l’homme d’affaire adopté par la cité phocéenne. Jean-François Domergue, ancien joueur de l’OM se souvient avec vigueur : « On a tous été emportés dans le charisme de Bernard Tapie. C’était un gros manager, il connaissait ses joueurs, il savait s’adresser à chacun d’entre nous. Quand il parlait, c’était le boss, il avait un management du feu de Dieu. C’était un homme passionné, Marseille est une ville passionnée, donc je pense qu’il s’identifiait parfaitement à cette ville. »

Même du fond de sa prison, même atteint de cancer en phase terminale, le lion Tapie continue de se battre et croit en sa capacité à renverser les situations : « Rien ne m’a été épargné dans ces dernières années et, cependant, c’est ma ténacité, ma volonté et ma foi que je souhaite […] faire partager. Même après mille échecs et mille défaites, rien n’est jamais définitivement perdu ».

Un patron aux 7 vies, pourri gâté par la vie

Le vendeur de télé va racheter 40 entreprises, et enchaîner 7 autres rôles incroyables : dirigeant d’équipe cycliste, de club de foot, navigateur, chanteur / animateur, député, ministre et acteur. What else? « Quand dans la vie t’as battu le record de l’Atlantique, gagné le Tour de France, la Champions League, t’as été ministre, chanteur, acteur… À ma place, tu ne peux pas dire que t’as pas été pourri gâté par la vie ».


Article édité par Paulina Jonquères d’Oriola, photo : DR

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