Pourquoi les bullshit jobs continuent d’envahir le monde

21. 3. 2022

8 min.

Pourquoi les bullshit jobs continuent d’envahir le monde
autoři
Laetitia VitaudLab expert

Future of work author and speaker

Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Depuis que l’anthropologue David Graeber (décédé en 2020) a publié son premier article sur les bullshit jobs en 2013, le concept s’est répandu comme une trainée de poudre. Avec lui, Graeber a touché une corde sensible chez des millions de travailleur·euses souffrant de l’inutilité de tout ou partie de leur travail. Du coup, il en a même fait un livre à succès dans lequel il a affirmé que « le manque de but et de sens constitue parmi les salariés la principale source de préoccupation et de souffrance ».

Dans le sillage de Graeber, Nicolas Kayser-Bril, journaliste dans une ONG et auteur, a lui aussi voulu comprendre pourquoi il existe des gens assez fous pour en payer d’autres à effectuer des tâches qui ne servent à rien. Dans Imposture à temps complet (Éditions du faubourg, 2022), il raconte sa propre expérience de bullshit job : embauché dans un institut de formation gouvernemental, on l’a chargé de mettre en place des « multiplicateurs de journalisme de données » grâce à un enseignement en « blended learning » sur la base d’une fiche de poste absurde et lacunaire. Il a alors voulu comprendre pourquoi ces emplois existent.

S’ils semblent continuer à se répandre, c’est bien que les bullshit jobs profitent à quelqu’un ou quelque chose, explique-t-il. Comprendre, c’est important, mais Kayser-Bril enjoint également ses lecteurs·trices à sortir du cynisme avec lequel nous appréhendons souvent le travail inutile : « Alors que la vie de bureau est moquée dans la culture populaire, le cynisme y est porté aux nues parce que cela permet de justifier les choix moraux opérés par une grande partie de notre génération. Loin d’être une stratégie de subversion, le cynisme permet de maintenir en place le système qui favorise les bullshit jobs. »

L’anthropologue David Graeber est mort de manière soudaine en septembre 2020. Sa disparition a suscité une immense émotion, y compris de la part de gens qui n’avaient pas lu ses livres. C’est à lui que l’on doit l’expression “bullshit jobs”. Avez-vous eu envie de lui rendre hommage ?

Je regrette beaucoup de ne pas avoir eu la possibilité de l’interviewer. Pour moi, il représentait l’exemple parfait de ce que doit être un intellectuel, un scientifique qui prend part aux débats publics, non pas pour y imposer les dernières théories scientifiques mais pour faire réfléchir les gens. Que ce soit sur la dette ou sur les bullshit jobs, il a réussi à changer les manières de penser. Cela étant, il avait les défauts de ses qualités, c’est-à-dire qu’il a pris beaucoup plus de plaisir à faire réfléchir les gens qu’à faire de la recherche académique pure : ses théories sont facilement attaquables et les universitaires n’ont pas manqué de souligner l’approche peu rigoureuse du travail de Graeber. C’est le cas à propos des bullshit jobs : il a eu le génie de mettre un mot sur quelque chose qui était dans l’air du temps, mais il a basé son livre sur deux sondages bien trop légers pour constituer des fondations rigoureuses à son argumentation.

Mais Graeber n’avait pas l’arrogance de délivrer des grandes vérités scientifiques. En se référant au ressenti des individus sur l’inutilité et le mensonge au travail, il a adopté la posture empathique d’un romancier…

C’est vrai. Là, c’est un débat qu’il faudrait avoir sur le rôle des intellectuels et des universitaires. Il doit une partie de son succès à sa position et son titre de professeur d’université et de chercheur. Il n’a pas été invité au Collège de France en tant que romancier mais en tant que professeur, donc il a joué sur les deux tableaux en tant qu’essayiste du monde académique.

Pour votre part, vous donnez une définition des bullshit jobs qui ne se fonde pas sur le seul ressenti des individus. En quelques mots, quelle est cette définition ?

Pour Graeber, il s’agit d’emplois ou de tâches définis comme tels par celles et ceux qui les occupent. Il a aussi ajouté que ces emplois et ces tâches n’ajoutent pas non plus de valeur à la société. C’est une définition limitée parce qu’elle est complètement tautologique. Ici, le job est définit comme “bullshit” parce qu’il est qualifié de tel uniquement par celui qui l’exerce… Or il ne l’est pas forcément du point de vue de l’organisation ! J’ai ainsi entendu des gens dire avoir des bullshit jobs, alors que d’un point de vue organisationnel, leur boulot, bien que chiant à mourir, avait du sens. Par exemple, la saisie de données, c’est extrêmement ennuyeux mais c’est indispensable pour de très nombreuses organisations. Est-ce que cela doit être assimilé à un bullshit job ? L’enquête qui m’a intéressé avait pour but de comprendre comment et pourquoi des tâches qui n’ont pas d’utilité prouvée peuvent proliférer à ce point. Je me suis placé du côté du sens pour les organisations plutôt que des salarié·e·s parce que dans la discussion sur le sujet, c’est quelque chose qui m’a semblé manquer.

Malgré l’alerte sonnée par Graeber il y a presque 10 ans, vous expliquez que les bullshit jobs continuent de nous envahir… Que sait-on de la multiplication de ces tâches et emplois à l’utilité non démontrée ?

Étant donné que le concept n’a pas fait l’objet de travaux scientifiques rigoureux, ce que je peux dire de la multiplication des bullshit jobs n’est que spéculation. Mais depuis que Graeber a créé le concept, on en parle beaucoup et des millions de personnes se sentent concernées. Il n’y a aucune raison de penser qu’il y en a moins. Il y a des discussions sur l’inutilité du travail au moins depuis que le travail salarié existe mais il me semble qu’on n’a jamais eu une période où cette inutilité était autant acceptée passivement par les salarié·e·s elles/eux-même. Ces tâches à l’utilité non démontrée ont toujours existé mais, dans une économie en croissance, c’était très facile pour ceux et celles qui les refusaient de chercher et trouver un nouvel emploi. La différence aujourd’hui c’est la stagnation économique, qui empêche celles et ceux qui veulent faire un travail valorisant d’en trouver un.

Quel est le contraire d’un bullshit job ? Et qu’est-ce qui le permet ?

Le contraire du bullshit job, c’est le “travail valorisant”. Ce dernier n’est possible que quand il y a une croissance de l’organisation et un objectif clair à atteindre. Quand ces conditions ne sont pas réunies, il n’est plus possible. Pour exister socialement et garantir leur futur au sein de l’organisation, les salarié·e·s sont alors obligé·e·s de jouer la comédie. Il existe au fond très peu de différence entre un·e consultant·e qui va inventer des concepts sur ses slides Powerpoint pour faire de l’esbroufe et les médecins du XVIIe siècle qu’on voit chez Molière qui racontent n’importe quoi pourvu que ça soit en latin et que les patient·e·s soient impressionné·e·s.

La crise sanitaire est très présente dans votre ouvrage. Quel est son impact sur votre sujet ?

Il est encore trop tôt pour constater avec certitude l’impact de la crise sanitaire sur le travail. Cela dit, il y a deux choses que je trouve particulièrement révélatrices. La première, c’est l’incapacité de la théorie économique orthodoxe à expliquer ce qui s’est passé. À partir du printemps 2020, on a connu des pénuries de main-d’œuvre extrême dans certains secteurs. Au lieu de voir les salaires augmenter comme le prévoit la théorie économique néoclassique qui sous-tend le discours public sur le travail, on a observé des pénuries. On a parfois fait venir des travailleurs du Maroc ou de la Roumanie pour cueillir les fruits et légumes qui pourrissaient sur pieds (et d’ailleurs un certain nombre de ces personnes sont mortes du Covid). Mais ce que j’ai trouvé le plus frappant, ce n’est pas que la théorie économique n’ait pas fonctionné, c’est surtout que personne ne s’attendait à ce qu’elle fonctionne ! D’un côté, on utilise cette théorie en parlant de « marché du travail » ; de l’autre, c’est comme si tout le monde savait que cette théorie n’explique rien et ne fonctionne pas, mais que l’on fait tous·tes semblant d’y croire.

La deuxième chose, c’est tout ce qui concerne la surveillance du travail. A partir du premier confinement, beaucoup de salarié·e·s ont pu travailler à distance. Mais par la suite, plutôt que de continuer le télétravail, de nombreuses organisations ont fait le choix de forcer leurs salarié·e·s à revenir au bureau, ou bien d’installer des logiciels espions sur leurs terminaux. Là aussi, cela montre bien que ce qui est observé, ce n’est pas le produit du travail, c’est uniquement le temps de travail. Cela montre que la production des salarié·e·s surveillé·e·s de la sorte n’est pas facile à voir et à mesurer, si elle existe tout court ! C’est là le lien que je fais avec les bullshit jobs.

Le règne sans partage de la théorie de l’économie néoclassique a pourtant cessé, non ?… Cela fait des années que l’on martèle que le travail n’est pas une marchandise comme une autre. Certaines personnalités politiques sont influencé·e·s par les travaux de l’économie comportementale, qui dit que nos comportements et décisions sont fondamentalement irrationnels. Quelqu’un comme Olivier Sibony, spécialiste des biais et du bruit, l’enseigne même à HEC ! Quel regard portez-vous sur tout cela ?

L’économie comportementale est effectivement intéressante, mais elle est souvent utilisée de manière nihiliste. Ce n’est pas suffisant de parler d’irrationalité pour critiquer la théorie néoclassique ! Et puis les décisions de politique publique se fondent encore sur une approche néoclassique de l’économie. Il y a tant de penseur·seuses hétérodoxes que l’on n’enseigne qu’à la marge. En sortant de leurs études d’économie à l’université, de nombreux·euses diplômé·e·s n’ont étudié que l’économie dite « marginaliste » qui fonde la pensée néoclassique (En économie, le marginalisme est un courant essentiel de l’analyse libérale. Il repose sur l’idée que la valeur économique résulte de « l’utilité marginale », c’est-à-dire l’utilité de la dernière unité consommée, ndlr). Ce qu’explique bien l’économiste hétérodoxe Mariana Mazzucato dans The Value of Everything, c’est qu’il y a encore beaucoup trop de gens qui ne sont pas au courant qu’il existe d’autres manières de penser l’économie !

Par exemple, j’ai été frappée de constater à quel point peu de doctorant·e·s connaissaient les travaux de l’économiste Thorstein Veblen sur la consommation ostentatoire (la consommation motivée par le désir de se démarquer de son voisin, ndlr). À mon sens, Veblen apporte des réflexions très pertinentes pour mieux comprendre le phénomène des bullshit jobs. Si l’on se fonde sur ses travaux, on comprend que le besoin de mettre en scène son travail comme on le fait aujourd’hui est apparu après le remplacement d’une société d’ordres (celle qui divisait la population en Clergé, Noblesse et Tiers-Etat ndlr.) par une société ostensiblement fondée sur le mérite du travail de chacun. Pour avoir l’air méritant, il faut avoir l’air de travailler.

Dans votre analyse, vous empruntez beaucoup à la sociologie. Vous y expliquez par exemple que les bullshit jobs sont un jeu de « cache-caste ». Cette expression originale vous permet de mettre en avant le fait que l’activité professionnelle de nombreuses personnes sert aujourd’hui à justifier des inégalités qui ne le seraient pas sans l’apparence de la méritocratie du travail. Les « castes » supérieures de notre société cachent leurs privilèges avec le théâtre du travail. Est-ce là l’idée ?

Si on se place dans une perspective historique de longue durée, on peut dire, en simplifiant à gros traits, que les grands gagnants de la fin de l’Ancien régime ont eu besoin de montrer que leur richesse à eux était légitime tandis que celle des riches de l’Ancien régime (les nobles) était illégitime. C’est pour cela que le discours sur la méritocratie est devenu omniprésent. L’article 1 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 dit que « les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ». Or dès 1789, il est évident que la distinction sociale n’est pas fondée sur l’utilité commune puisqu’il y avait dans le Royaume de France à-peu-près 500 000 hommes et femmes en situation d’esclavage. C’est beaucoup d’aveuglement volontaire. Ces distinctions non fondées sur l’utilité commune se sont ensuite remodelées de multiples manières dans l’histoire.

L’expression « cache-caste » m’est venue à la lecture du livre Caste d’Isabel Wilkerson qui parle de cette hiérarchie secrète prégnante dans notre société. Comme la société libérale a remplacé la société d’ordres d’autrefois, elle met en avant le travail pour masquer les inégalités de castes. En réalité, les distinctions héritées de la société d’ordres perdurent tout comme les distinctions de salaire en fonction du genre. Ces constructions sociales ont été sciemment pensées et elles restent bien visibles aujourd’hui. Pour que l’illusion continue de fonctionner, il faut arriver à faire croire que c’est l’activité qui justifie la position sociale des individus. Les bullshit jobs pourraient permettre à des personnes qui sont socialement supérieures de jouer un rôle où tout le monde croit que c’est leur travail qui leur vaut leur position. En somme, ces emplois existent en partie pour mettre en scène l’activité des castes supérieures et lui donner les habits du travail. Au début du XXe siècle, Marcel Proust faisait un commentaire similaire : « Une société ne serait-elle pas secrètement hiérarchisée au fur et à mesure qu’elle serait en fait plus démocratique ? »

Article édité par Clémence Lesacq ; Photos Thomas Decamps pour WTTJ

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