Télétravail, IA : « Trop seule, je me sens parfois déconnectée de l’équipe »

24 juil. 2023

6min

Télétravail, IA : « Trop seule, je me sens parfois déconnectée de l’équipe »
auteur.e
Barbara Azais

Journaliste freelance

contributeur.e

Avec le développement du télétravail et de l’intelligence artificielle, le temps où l’on nouait des liens avec nos collègues à la machine à café semble loin. De plus en plus connectés mais éloignés, nombreux sont les travailleurs qui vivent de longs moments de solitude… Une perte des liens sociaux qui impactent le bien-être, la santé mais également la productivité.

« Un an après avoir commencé à télétravailler, je me suis rendue compte que j’étais devenue plus introvertie. » À force de travailler seule dans son appartement, Montse, 33 ans, global regulatory manager dans l’industrie pharmaceutique, a perdu l’habitude d’interagir et de communiquer avec les autres. « Quand la vie a repris après le confinement et que j’ai commencé à revoir du monde, je me suis aperçue que je ne communiquais plus de la même façon. J’écoutais, je riais, mais j’étais plus silencieuse.* »

Le télétravail, ou le travail en solitaire

Comme elle, des millions de personnes à travers le monde ont adopté - de gré ou de force - le télétravail au moment de la pandémie. Les espaces de travail se sont déplacés en dehors des bureaux et les recrutements se font désormais à plusieurs kilomètres, voire sur d’autres continents. Mais en devenant expansif, le travail est aussi devenu plus solitaire. « J’aime télétravailler, mais c’est aussi un challenge car je me sens déconnectée de l’équipe parfois », admet Montse.

Flexibilité, équilibre vie pro / vie perso, gain de temps : on le sait, le travail à distance a séduit de nombreux travailleurs et est devenu un enjeu de marque employeur sans précédent. Si les salariés ne sont pas prêts à renoncer à ce privilège - selon une étude réalisée dans 34 pays par l’Université de Stanford - force est de constater que nombre d’entre eux se sentent tout de même seuls et isolés. Jenifer, 35 ans, business analyst dans la tech, est en full télétravail depuis la fermeture définitive de ses bureaux il y a trois ans. Pour se reconnecter avec d’autres travailleurs, elle improvise. « Je me rends dans un espace de coworking une fois par semaine. Ça me fait du bien. On ne se parle pas, mais de voir les autres travailler ça me motive. »

L’importance des liens sociaux au travail

En nous éloignant les uns des autres, ces nouvelles façons d’exercer questionnent l’importance des liens sociaux au travail. « Il faut se méfier des faux amis, explique Johanna Rozenblum, psychologue et autrice du livre “Déconditionnez-vous !” (à paraître en septembre 2023). Comme le fait de travailler à la maison ou les : “on te fait confiance tu n’es pas obligé de nous consulter”, etc. Car cela peut entraîner une perte des habiletés sociales qu’on développe dans l’enfance. » C’est-à-dire les capacités à interagir et communiquer avec les autres. « Tout ce qui nous permet d’intégrer un groupe et de vivre en collectivité. »

Ce phénomène, qui rappelle le cas de Montse, s’appelle le « syndrome de la cabane » et se caractérise par un manque d’intéractions sociales, une tendance à l’isolement avec un sentiment de tristesse, un repli sur soi, une perte d’intérêt et de motivation ou encore une fatigue émotionnelle. « Je n’avais rien à dire, rien à apporter à la conversation, se souvient la jeune femme. J’ai consulté une psy, parce que ça me paraissait bizarre, je me sentais triste. Elle m’a expliqué que c’était normal après autant de temps seule et m’a conseillé d’aller voir mes amis avec des idées de conversations déjà préparées, souvent en lien avec l’actualité ou des sujets qui m’intéressent. »

« Les rencontres, l’empathie ou encore les gestes d’affections sont importants pour maintenir un bon équilibre émotionnel au travail » - Johanna Rozenblum, psychologue et autrice

L’être humain est un animal social qui a besoin de nouer des liens avec ses pairs. En témoigne une étude (encore en cours) menée depuis 85 ans par quatre générations de chercheurs de l’Université d’Harvard, sur ce qui nous rend heureux dans la vie. Partant du postulat, en 1938, que le bonheur reposait sur la réussite financière, matérielle et professionnelle, ils ont finalement découvert que le premier facteur de bonheur était en réalité la qualité de nos liens avec les autres.

C’est-à-dire la proximité émotionnelle et la confiance, le partage d’expérience, le fait de se sentir soutenu et aidé (sentiment de sécurité), d’être tiré vers le haut (sentiment d’évolution et de croissance personnelle), de s’amuser et passer du bon temps, etc. « Les rencontres, l’empathie ou encore les gestes d’affections sont importants pour maintenir un bon équilibre émotionnel au travail, confirme Johanna Rozenblum. On ne peut pas comparer des liens online avec des liens réels. »

L’intelligence artificielle, aux dépens de l’intelligence sociale

Pourtant, les « liens online » semblent encore se renforcer avec l’usage grandissant de l’intelligence artificielle au travail. « J’utilise de plus en plus ChatGPT, reconnaît Joslin, 39 ans, chef de projet dans la com’. C’est impressionnant la précision et la vitesse avec lesquelles on peut avoir des informations. J’avoue que j’en arrive à lui poser plus de questions qu’à mes collègues. »

Pour Jo Ann Oravec, professeure au College of Business and Economics de l’Université du Wisconsin et autrice du livre “Good Robot, Bad Robot: Dark and Creepy Sides of Robotics, Autonomous Vehicles, and AI”, la diminution des relations interhumaines au profit de l’IA pourrait entraîner une diminution de l’intelligence sociale dans les organisations : « À court terme, les entreprises peuvent bénéficier de la présence de certaines personnes (travaillant avec l’IA), mais leur manque d’intelligence sociale finira par causer des problèmes lorsqu’elles devront communiquer avec d’autres dans des situations d’urgence ou pour apporter des modifications majeures à l’entreprise » estime-t-elle.

Également doctorante en philosophie, elle précise que « des recherches récentes ont montré une augmentation de la consommation d’alcool et de la dépression chez les personnes qui sont obligées de travailler dans des environnements largement robotisés et peuplés d’IA. »

La solitude influe sur la motivation et la créativité

À terme, la déconnection avec les autres, la solitude et l’isolement au travail peuvent en effet engendrer « une perte de sens, de motivation, de plaisir ou encore de l’anxiété, des problèmes de concentration, de la mélancolie, un ralentissement psychomoteur avec des difficultés à aller de l’avant, une perte de dynamisme et de confiance en soi », décrit Johanna Rozenblum. « Il y a un impact clair sur ma productivité, ma motivation et mon efficacité, confirme Jenifer qui n’a pas d’autres options que de travailler 100% à distance. J’en ferais beaucoup plus en présentiel. »

« Mes collègues sont ensemble au bureau en Irlande, explique pour sa part Montse. Moi je suis à Chicago et je me sens à part. C’est assez difficile car je ne tisse pas de liens, c’est très impersonnel et superficiel. Je partage un moment avec eux en réunion virtuelle, mais l’ambiance de travail ou les blagues entre collègues à l’extérieur, je ne les ai pas. Ça influe un peu sur ma motivation. »

« L’innovation, la créativité et la collaboration peuvent souffrir lorsque les équipes sont séparées » - Mike Steinitz, directeur du cabinet de recrutement Robert Half

Aux Etats-Unis, des entreprises comme Meta, Google, Starbucks ou encore Apple semblent avoir mesuré l’importance des liens sociaux au travail et leur impact sur la productivité. À tel point que les géants américains commencent à faire marche arrière concernant le full télétravail et demandent à leurs salariés de revenir au bureau. Selon Mark Zuckerberg, « les ingénieurs obtiennent de meilleurs résultats lorsqu’ils travaillent au contact de leurs collègues au moins trois jours par semaine ». Mike Steinitz, directeur du cabinet de recrutement Robert Half, confirme ici que « l’innovation, la créativité et la collaboration peuvent souffrir lorsque les équipes sont séparées ». 92 % des managers « pensent que les employés sont tout simplement plus productifs au bureau et estiment que c’est important pour la formation des employés nouveaux et existants ».

La solitude des salariés coûte cher aux entreprises

En tenant les salariés éloignés les uns des autres, les nouveaux modèles de travail auraient donc un impact sur la productivité des entreprises et donc sur leur chiffre d’affaires. Selon Constance Noonan Hadley, psychologue à la Questrom School of Business de l’Université de Boston, « la solitude est un gros problème pour les organisations et coûte des milliards de dollars en perte de productivité, turn over et coûts de santé supplémentaires. Une étude a estimé que les employeurs américains perdent 154 milliards de dollars par an en raison des absences liées à la solitude. Une autre étude a révélé que les travailleurs souffrant de solitude pensaient deux fois plus à démissionner que les autres. »

Outre le fait qu’elle soit vectrice de bonheur, la cohésion d’équipe améliorerait donc le rendement des entreprises. « C’est pourquoi il est si important que la solitude ne soit pas considérée comme le problème d’une seule personne - c’est le problème de toute l’organisation, ajoute la psychologue. Des relations solides et positives au travail peuvent apporter des avantages financiers et sociaux à tous. Tout le monde y gagne. »

Quelles solutions pour les entreprises ?

Pour contrer les effets négatifs de l’isolement, sans pour autant détruire un acquis pour les travailleurs, de nombreux spécialistes prônent un modèle mixte. C’est-à-dire quelques jours en télétravail et quelques jours au bureau en présence des collègues. C’est le cas de Nicholas Bloom, professeur à l’Université de Stanford et spécialiste de la question du travail à distance. « Les modalités du travail hybride équilibrent les avantages d’être au bureau avec les avantages du travail à domicile ».

Jo Ann Oravec recommande également « que chaque employé ou client qui utilise des systèmes d’IA soit averti de ses biais et lacunes potentiels dès le début de ses interactions », au risque de casser son enthousiasme. « De nombreux résultats problématiques pourraient être atténués », estime la professeure, ajoutant que les entreprises devraient aussi laisser à ses employés « la possibilité de renoncer à travailler avec des systèmes basés sur l’IA pour travailler dans des environnements dotés d’infrastructures sociales solides et centrés sur l’humain ».

Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ

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