Maladie au travail : la crise du Covid est-elle source d'opportunités ?

05 févr. 2021

9min

Maladie au travail : la crise du Covid est-elle source d'opportunités ?
auteur.e
Laetitia VitaudExpert du Lab

Autrice et conférencière sur le futur du travail

Comme chaque année, la Journée mondiale contre le cancer a lieu le 4 février. Sauf que cette année, nos ressources et notre attention sont accaparées par la pandémie, la crise qui en résulte et l’organisation du travail à distance. Dans ce contexte, on en oublierait presque toutes les personnes qui souffrent de cancer, les aidant·e·s dont la vie est rythmée par l’accompagnement d’un.e malade et tous les sujets d’organisation du travail et de ressources humaines qui en découlent pour les entreprises.

On parle déjà tellement de maladie qu’on voudrait bien ne pas en rajouter. Mais faire l’autruche ne règlera rien. Au contraire, avec la pandémie, d’autres choses s’aggravent : le cancer de dizaines de milliers de personnes n’est pas diagnostiqué du fait de l’encombrement des hôpitaux — et ce retard causera plus de décès demain ; certains traitements sont reportés ; enfin, des contraintes plus fortes (liées au confinement) rendent la vie des patient·es et de leurs aidant·e·s encore plus compliquée que d’habitude.

Il est donc critique de continuer à parler du sujet de la maladie au travail, de l’inclusion des malades chroniques en entreprise et de leurs opportunités d’emploi, et de l’absentéisme des aidant·e·s que l’on pourrait éviter si l’organisation du travail était plus flexible. En France, c’est un.e actif.ve sur trois qui est concerné·e (malades chroniques ou aidant·e·s) ! Or quasiment rien n’est fait pour les aider à concilier travail et soin. On fait comme si cela n’existait pas. C’est bien simple : tout se passe comme si, au travail, nous n’avions pas de corps.

Pourtant, à certains égards, la période actuelle présente de nombreuses opportunités. Le sujet de la maladie ne peut plus être ignoré. Le brouillage croissant des frontières entre vie privée et vie professionnelle amène des transformations du management. Le télétravail se banalise pour beaucoup plus de travailleurs·euses, rendant ainsi les choses plus faciles pour les personnes malades. Mieux, on pourrait tirer des leçons précieuses de la période actuelle.

Anne-Sophie Tuszynski est devenue une spécialiste du sujet quand elle a créé l’association Cancer@Work en 2012. Premier « club d’entreprises dédié au sujet du cancer au travail », c’est aussi une plateforme d’échanges qui a pour ambition de « changer le regard de la société et de l’entreprise sur les malades ». Elle-même frappée par le cancer il y a dix ans, elle a alors réalisé qu’il n’existait rien sur le sujet : « La maladie au travail est un sujet tabou, anxiogène et mal appréhendé par les organisations. »

J’ai interviewé Anne-Sophie à l’occasion de la journée du 4 février pour parler de son expérience de la maladie au travail, de son parcours, du rôle des entreprises et de toutes les raisons qui l’amènent à penser que cette période difficile de pandémie présente aussi des opportunités pour les entreprises et les individus de « valoriser les expériences de vie comme source d’innovation et de développement ».

WTTJ : Depuis quelques années, le sujet de la maladie au travail, et notamment du cancer, a fait un peu de chemin dans les médias et les entreprises. Est-ce qu’on arrive à en parler en pleine pandémie quand tout le monde semble obnubilé par le Covid ?

La plupart des gens sont absorbés aujourd’hui par le court terme. Pourtant, il est essentiel d’en parler. Il y a deux grandes raisons. La première, c’est qu’avec la pandémie, beaucoup de personnes ne sont pas diagnostiquées (probablement des dizaines de milliers). Or cela veut dire qu’il y aura plus de morts (c’est l’effet retard). On a ce devoir de ne pas oublier que les maladies chroniques et le cancer sont toujours là. La deuxième raison, c’est que les personnes et les entreprises qui gèrent ces situations pourraient être une source d’inspiration en temps de Covid, et offrir des leçons précieuses de gestion de crise.

En fait, ce que nous connaissons depuis des années avec le cancer, c’est une série de points d’appui pour faire face à la pandémie aujourd’hui. Savoir garder des liens avec les autres et se réorganiser par rapport à une situation difficile, c’est précisément ce que savent faire les malades ! A l’échelle des entreprises qui travaillent sur le sujet depuis longtemps (notamment celles qui ont rejoint le club Cancer@Work), nous avions plus de clefs pour faire face à la pandémie : le télétravail, nous y avions déjà réfléchi par exemple.

Il y a 10 ans, quand je suis tombée malade, le cancer était encore exclusivement un sujet de santé. On n’en parlait pas dans le monde du travail. Ça a bien changé depuis. Il ne faudrait pas qu’on opère un retour en arrière en la matière.

Oui, c’est vrai qu’il y a certains retours en arrière pendant cette période, comme par exemple la situation des femmes au travail qui se dégrade à certains égards (inégalités face à l’emploi, charges domestiques, etc.). Mais y a-t-il aussi des opportunités positives à tirer de la crise sanitaire actuelle pour tous.tes les malades au travail ?

Oui, il a des opportunités extraordinaires. Je parlais à l’instant du télétravail. On a gagné des années de ce point de vue-là ! Avant la pandémie, le télétravail, c’était encore compliqué dans de nombreuses entreprises. On avait donc du mal à améliorer les conditions de travail pour les malades et les aidant·e·s. Maintenant, tout le monde s’est interrogé sur sa mise en place et ses effets. C’est l’un des grands gains de la période en matière de travail, dont les malades de demain continueront de profiter.

La pandémie a aussi été un formidable accélérateur de compétences digitales. Avant, mon association Cancer@Work faisait exclusivement des événements en présentiel. Mais depuis le printemps dernier, nous maîtrisons des outils que nous n’aurions jamais imaginé maîtriser comme ça, en si peu de temps. Notre cause s’en trouve renforcée. La crise a été un accélérateur d’apprentissage.

Et puis, peut-être plus profondément encore, je pense que cette pandémie nous interroge sur beaucoup de choses essentielles, comme la mort, le sens de la vie et du travail, mais aussi la place des femmes dans l’entreprise et la société. Ce sont des sujets fondamentaux face auxquels on est forcément confrontées avec la maladie. Si cette crise planétaire nous amène à nous poser les bonnes questions, ça peut faire naître de nouvelles vocations, de nouvelles organisations qui feront avancer les choses dans le bon sens.

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De quelle manière votre histoire personnelle vous a-t-elle amenée à vous engager sur le sujet de la maladie au travail et de l’inclusion des malades dans l’entreprise ?

Tout a commencé il y a dix ans, le 7 mars 2011. J’avais 39 ans, et j’ai alors découvert que j’avais un cancer du sein. J’ai obtenu le jour même un rendez-vous dans un centre de radiologie, et il n’y avait pas beaucoup de doute. « Il va falloir qu’on investigue très vite, je crois que vous avez un cancer », m’a-t-on dit dans la foulée. Le premier sujet quand quelque chose comme ça vous arrive, c’est la famille. Ma fille aînée avait alors 10 ans, l’âge qu’avait ma mère quand elle a perdu la sienne (ma grand-mère) d’un cancer du sein. C’est d’abord en tant que mère, épouse et fille que j’ai dû gérer cette crise.

Le travail a immédiatement été un sujet aussi. Je suis passée au bureau juste après le centre de radiologie, et j’ai d’emblée partagé la nouvelle avec mon supérieur, Jean-Paul. Cela aurait été difficile de ne pas le faire car il a vu tout de suite que quelque chose n’allait pas. Là, il m’a dit : « On va gérer ça ensemble. On fera comme vous voulez. » C’était une posture qui me convenait très bien à ce moment-là.

Je travaillais dans un cabinet de chasse de tête. Avec l’aide de l’équipe, j’ai eu le temps de recruter une personne pour me remplacer. Ça me convenait d’être actrice de cette transition. Après mon diagnostic, j’ai eu plusieurs semaines de travail pendant lesquelles j’ai communiqué avec les client·e·s et l’équipe. Ils/elles ont été nombreux·ses à me demander s’ils/elles pourraient prendre de mes nouvelles pendant les traitements. Du coup, j’ai gardé un lien avec mon entourage professionnel pendant toute la maladie. Même les client·e·s étaient au rendez-vous. Quand on dit les choses, on a souvent des réactions positives, dès lors qu’un bon dialogue est instauré.

Je me suis arrêtée neuf mois pendant lesquels j’ai subi des traitements très lourds (chimiothérapie, mastectomie, de nombreuses séances de radiothérapie, puis encore de la chimiothérapie !) Je suis revenue au travail début 2012, un lundi matin, et je ne savais pas du tout ce qui m’attendait. J’ai vite mesuré les difficultés : j’avais du mal à me concentrer, j’avais des problèmes de mémoire que je n’avais jamais connus auparavant. Pourtant, je n’avais jamais entendu parler de tout ça.

J’ai commencé à en parler et à comprendre que je n’étais pas toute seule. Très vite, j’ai aussi eu des client·e·s qui m’ont interpellée en me demandant de parler à telle ou telle personne de leur entourage professionnel qui faisait face à la maladie. Au bout de plusieurs déjeuners, j’ai compris que je ne pourrai pas répondre à toutes ces sollicitations. J’ai alors regardé ce qui existait sur le sujet (pour renvoyer les gens qui me sollicitaient vers des professionnel·le·s) et je n’ai rien trouvé sur le cancer et le travail. Des associations de patient·e·s, ça oui, il y en avait, mais des associations d’employeurs, je n’ai rien trouvé.

Ça ne paraît pas immédiatement évident que le cancer (la maladie en général), c’est un sujet pour les employeurs. Comment s’est faite cette prise de conscience qu’il y avait quelque chose à faire avec cette cible-là ?

C’est peut-être parce que j’ai une parole libérée sur le sujet que les gens sont tant venus vers moi pour parler à leur tour. Pour beaucoup, ce sont des entreprises qui m’ont sollicitée. C’est aussi parce que je suis une femme en entreprise et que mon métier m’a amenée à développer un réseau de ce type. J’ai vite compris que les employeurs ont un pouvoir d’action considérable, qu’ils/elles ont le pouvoir de faciliter la vie des malades et des aidant·e·s. Et que le sujet est gigantesque pour les entreprises : une personne sur trois parmi les malades quitte l’emploi ; 15% des actifs·ves sont touchées par la maladie ; et au moins autant de personnes par l’aidance.

« Rien ne sert de libérer la parole, si on n’est pas prêt à agir derrière »

On en a parlé en famille, avec mon conjoint et mes enfants. J’en ai discuté avec Jean-Paul aussi (qui m’a dit « Je comprends tout à fait. Mais si un jour vous en avez assez de sauver le monde, vous pourrez toujours revenir travailler avec nous »). Et j’ai alors pris la décision de m’y consacrer pleinement. C’est comme ça que j’ai développé l’idée de créer un club d’entreprises. Ce club, Cancer@Work, est né en novembre 2012.

Quels conseils donneriez-vous aux employeurs sur le sujet de la maladie au travail ? Par quoi faudrait-il commencer ?

La première chose, c’est de libérer la parole, d’autoriser les salarié·e·s à parler de la maladie au travail. On a fait un sondage il y a quelques années qui a révélé que, pour 80% des actifs.ves, « on n’ose pas parler de la maladie au travail ». C’est utopique de penser que la maladie s’arrête à la porte de l’entreprise (comme on pensait, en 1986, que le nuage radioactif de Tchernobyl s’arrêtait à la frontière). En parler, c’est cesser de renier notre humanité. Pour commencer à le faire, on peut saisir des occasions particulières (comme la journée du 4 février) pour organiser un événement, ou bien faire des actions symboliques (comme signer la charte Cancer@Work). Mais rien ne sert de libérer la parole, si on n’est pas prêt à agir derrière.

La deuxième chose, c’est d’écouter les besoins des salarié·es concerné·e·s avant de proposer quoi que ce soit. Quelques années après moi, une femme malade m’a raconté qu’elle avait mal vécu qu’on lui dise ce que m’avait dit mon supérieur à moi (« On fera comme vous voulez »), car elle trouvait que ça lui donnait trop de responsabilité alors qu’elle ne se sentait pas capable de gérer tout ça. La bonne posture, c’est d’abord l’écoute. Et ça, ça s’entraîne. Le cancer présente cette particularité, parmi toutes les maladies qui existent, que tout le monde a vécu ou entendu des histoires de cancer. Certain·e·s pensent immédiatement à un·e proche décédé·e. Il y a donc beaucoup d’émotions qui rendent difficile le fait de rester dans une posture managériale.

Après, il y a beaucoup de petites choses qui font la différence. On n’a rien inventé de très compliqué. Le télétravail est un sujet majeur (et en progrès à la faveur de la crise actuelle), de même que les dons de jours de repos pour les aidant·e·s, ou encore la sensibilisation des managers et employé·e·s aux signaux faibles, pour apprendre à mieux accompagner les collègues.

Quand on écoute les personnes concernées, il y a certains sujets qui reviennent beaucoup. Par exemple, la question des cadences de production. De nombreuses personnes disent, « on n’arrive pas à tenir les cadences ». Ça revient beaucoup. Eh bien, il existe (au moins) une entreprise industrielle qui a entendu ce message. L’entreprise CCI Productions, dirigée par Isabelle Guyomarch, a mis en place un « atelier école » au cœur de son usine, dans lequel il n’y a plus de cadence et les employé·e·s peuvent reprendre leur souffle, choisir leur propre rythme de travail et adapter le travail à leurs capacités.

Isabelle a cette phrase que j’aime beaucoup reprendre : « Les bien-portants vont mieux ». Ils/elles vont mieux parce qu’ils/elles savent qu’on ne va pas les jeter s’ils/elles ont un pépin. Du coup, c’est aussi l’absentéisme qui baisse. En réalité, ces mesures-là ne coûtent pas très cher. Ce n’est pas si compliqué de faire ces petits ajustements pour permettre aux gens de « reprendre leur souffle ». Et l’impact positif va bien au-delà des seul·e·s malades. Il en va de la culture de l’entreprise et de la sécurité psychologique de tous.tes les employé·e·s.

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