Philosophie du travail : « Il faut une loi pour passer aux 20h par semaine »

02 nov 2021

7 min

Philosophie du travail : « Il faut une loi pour passer aux 20h par semaine »
autor
Hélène Pillon

Journaliste freelance.

colaborador

L’Espagne a passé le pas de l’expérimentation de la semaine de quatre jours début octobre et Céline Marty s’en réjouit. Cette agrégée de philo et experte du Lab Welcome to the Jungle, vient de publier un livre dont le programme tient en un titre : “Travailler moins pour vivre mieux” (Ed. Dunod). Une incantation qui n’a rien à voir avec un slogan de hippies ou de fainéants. Sa proposition s’appuie sur des considérations écologiques, sociales et politiques. Par-delà les logiques économiques, cette professeure invite ses lecteurs·trices à se questionner sur ce qui occupe une place centrale dans nos vies et rappelle que si le temps de travail, c’est de l’argent, le temps libre, c’est du pouvoir.

Votre livre s’intitule “Travailler moins, pour vivre mieux”. À vos yeux, le travail est forcément une contrainte ?

C’est forcément une relation - pas une activité en soi - entre quelqu’un qui demande de faire quelque chose et quelqu’un qui le fait. Ensuite, les modalités d’exécution (est-ce fait avec plaisir, dévouement et investissement ou au contraire avec pénibilité, avec conscience de la soumission à la hiérarchie, etc.) sont des détails annexes. Cette relation-là induit des rapports de force. La personne qui commandite a besoin de toi et en même temps, tu es dans cette position de subordination où tu obéis aux ordres qu’on te donne. Tu es obligé de te plier à certaines contraintes, ce qui ne veut pas dire que c’est toujours vécu comme une contrainte, que ça ne peut pas être épanouissant. Mais il y a toujours cette relation de commandité à commanditaire. Il y a aussi l’idée que si tu ne fais pas cette tâche, quelqu’un d’autre le fera à ta place, la concurrence. Ce chantage à l’emploi touche aujourd’hui aussi bien l’ouvrier peu qualifié que les universitaires, les journalistes ou les avocats d’affaires… C’est hallucinant de voir à quel point on a précarisé tous les travailleurs. C’est dramatique sur le plan politique, mais on a tous la tête dans le guidon et à aucun moment, on arrive à refuser ça. On pourrait se demander pourquoi les gens ne se rebellent pas.

Et pourquoi ne le font-ils pas ?

Parce qu’ils se disent qu’ils ont déjà bien de la chance d’être là plutôt qu’au chômage. Parce que l’emploi est devenu central pour acquérir des ressources, des droits sociaux, un investissement existentiel. C’est complexe à partir du moment où on concentre autant d’enjeux sur le travail que ce soit le revenu, la retraite, le chômage, l’identité

Le problème donc, et c’est l’impression que donne votre livre, ce n’est pas tant le temps que nous accordons au travail, mais surtout la place qu’il occupe dans la société ?

C’est intéressant, d’autres personnes qui ont lu le livre m’ont aussi dit : « en fait tu ne veux pas qu’on travaille moins, tu veux qu’on ne travaille plus du tout. » Ce que je dis, c’est qu’il faut en effet lui donner moins d’importance sur le plan théorique, des valeurs, mais pour que ça ait vraiment des conséquences matérielles tangibles dans nos vies, ça passe aussi par réduire le temps qu’on y consacre. Parce que si tu te dis dans ta tête que tu donnes moins de valeur à ton boulot, mais que tu continues dans les faits de faire du 8h-18h, bon… Et contrairement à ce qu’on peut penser, cette envie de travailler moins rassemble beaucoup de personnes d’horizons différents, même des personnes qui sont très à droite, qui sont très investies dans leur métier, parce qu’elles se rendent compte que c’est lourd au quotidien, difficile à concilier avec d’autres objectifs.

« C’est une sorte d’idéologie qui nous oblige à aimer le travail. Mais le travail, c’est une relation contractuelle où on donne quelque chose certes, mais pas tout. Tu n’es pas censé faire preuve d’un dévouement exceptionnel, ce n’est pas une secte à qui tu jure fidélité. » - Céline Marty

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On insiste souvent sur ce que le travail nous apporte, mais de quoi nous prive-t-il ?

D’énergie, physique et mentale. C’est une présence très forte dans notre espace mental, car les soucis du quotidien ne s’arrêtent pas à 19h, tu les emportes avec toi pendant le week-end. Si on pouvait réduire radicalement le temps de travail ou le concentrer sur moins de jours, on arriverait plus facilement à le mettre à distance. Il nous retire aussi un sentiment de liberté - à cause de la relation commanditaire/commandité - et d’autonomie. L’impression qu’on peut se faire confiance, être à l’initiative des choses, se perd dans un milieu où on nous infantilise, où on ne peut pas faire les choses par nous-mêmes sans demander la permission au N+1. On a l’impression qu’on n’est plus capables.

Donc on ne s’émancipe pas par le travail ?

La valorisation morale ou existentielle du travail masque la domination qui s’y exerce. Tous les moments où on n’est pas content de cette hiérarchie, on n’arrive pas à l’exprimer parce que justement, c’est censé être épanouissant. On ne se sent pas légitime à le dire. Ça m’importe vraiment de déconstruire cette valorisation du travail car elle étouffe des souffrances. C’est une sorte d’idéologie qui nous oblige à aimer le travail. Mais le travail, c’est une relation contractuelle où on donne quelque chose certes, mais pas tout. Tu n’es pas censé faire preuve d’un dévouement exceptionnel, ce n’est pas une secte à qui tu jures fidélité.

Et pourtant, on a tendance à vouer un culte au travail.

Marx disait que la religion est l’opium du peuple, je dirais que la religion du travail est aussi l’opium du peuple.

D’un autre côté, la perspective d’une société où on travaillerait peu semble effrayer pas mal de monde, pourquoi ?

On n’a pas tellement peur d’une société de l’oisiveté où plus personne ne ferait rien, mais on a peur d’une société où on ne contrôlerait pas ce que les gens font de leur temps. Imposer des rythmes de travail revient à contrôler les journées. Toute l’histoire du travail est une histoire de contrôle social. C’est le cas avec Louis XIV quand il crée l’hôpital général au XVIIe siècle. Après la Fronde, il y a une grosse misère économique et le roi se dit : « mettons les pauvres dans un établissement, forçons les à travailler, ainsi ils arrêterons de traîner dans les rues et ils apprendront les bonnes valeurs. » Pendant la révolution industrielle et après, on ne cesse de trouver des moyens de contraindre les pauvres à travailler. À notre époque, c’est une idée qu’on trouve dans l’analyse des bullshits jobs de Graeber (sous la plume de l’anthropologue américain les bullshit jobs désignent des métiers faits de tâches inutiles, superficielles et sans intérêt pour la société, NDLR.) Il pose vraiment cette question : à quoi servent les bullshits jobs sinon à tenir les gens occupés plutôt qu’ils ne fassent autre chose qui pourrait remettre en question l’ordre social ? Il existe une peur de la foule et de ce qu’elle ferait dans son temps libre.

C’est d’ailleurs un argument qui est parfois opposé au revenu universel.

Oui ou à la réduction du temps de travail. On dit que la majorité des personnes feraient n’importe quoi, passeraient leur temps devant la télé ou à jouer aux jeux vidéo. Il y a une sorte de mépris de principe pour ce que les gens pourraient décider de faire par eux-mêmes. Or on est tous des adultes autonomes, capables de décider de ce qu’il y a de mieux pour nous.

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En plus de moins travailler, vous suggérez donc de supprimer ces “jobs à la con”, mais comment fait-on pour se mettre d’accord en tant que société sur ce qui est utile et ce qui ne l’est pas ?

Un des mécanismes pourrait être la voie démocratique, comme ce qui s’est passé avec la Convention Citoyenne pour le Climat. On a tiré au sort des citoyens et on leur a demandé de réfléchir à des questions d’écologie. D’ailleurs dans leurs propositions, il y avait le passage de 35 heures à 24 heures par semaine avec l’idée que réduire le temps de travail permet d’économiser des ressources. Ils n’ont pas proposé des suppressions de postes, peut-être parce qu’on n’ose pas se poser ces questions-là et qu’on prend pour évidente l’organisation du marché de l’emploi. On estime que si certains postes existent et qu’on paie pour, c’est qu’ils servent à quelque chose. Pourtant ce n’est pas parce qu’un travail existe qu’il est légitime. Ils n’ont pas fait cette proposition à la Convention, mais au final, je pense qu’on arriverait à se mettre d’accord sur le fait que certaines fonctions sont plus nuisibles que d’autres.

Mais d’après quels critères ?

Celui de l’urgence climatique. Quand tu vois toutes les ressources qui sont utilisées pour le travail… Si tu réduis ton temps de travail de 1%, tu réduis ta consommation de ressources de 1% ! À l’échelle mondiale, c’est énorme ! On se dit que toutes ces discussions sur le travail sont un peu esthétiques, mais en fait c’est maintenant qu’on devrait s’emparer de ces questions. Outre les personnes qui se sont retrouvées dans des situations dramatiques, la crise sanitaire, c’est aussi une leçon. On a vu qu’on pouvait appuyer sur le gros bouton et arrêter les avions, arrêter la production. On pourrait le refaire et réfléchir à ce qu’on garde, mais ça implique une volonté politique.

Quels sont alors les principes de base de la réorganisation du travail que vous appelez de vos vœux ?

Une réduction massive du temps de travail à l’échelle globale, mais que ce soit vraiment encadré par la loi, qu’on soit obligé de passer aux vingt heures par semaine. Et que ce soit non-négociable. On parle souvent de l’échec des 35 heures, mais c’est parce qu’on a autorisé mille exceptions à côté avec des RTT. Et ensuite une réorganisation de la protection sociale qui peut passer par un revenu universel. Un système où tu n’es pas obligé de dépendre d’un emploi à temps plein de 20 à 65 ans pour avoir une retraite à mille euros… Ce seraient deux mesures qui permettraient de réapprendre à vivre en dehors du boulot. On a tellement pressurisé les individus, qu’il y a plein de gens qui sont noyés dans leurs tâches et ne savent pas trop quoi faire de leurs weekends, quelles sont leurs passions, les activités qu’ils aiment en dehors du travail. C’est triste. Si on réduit le temps de travail tout en assurant une protection sociale, ils pourront se poser ces questions-là. Mais je ne suis pas en campagne.

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Article édité par Clémence Lesacq ; Photos Thomas Decamps pour WTTJ

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