Peut-on vraiment "faire carrière" en 100% télétravail ?

Mar 30, 2020

11 mins

Peut-on vraiment "faire carrière" en 100% télétravail ?
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Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Cécile Nadaï

Fondatrice de Dea Dia

Le full-remote ou 100% télétravail, a encore du mal à se développer en France, pays du présentéisme. Alors que la pandémie actuelle contraint de nombreux salariés au télétravail, parfois avec joie, parfois dans la douleur, une question se pose : peut-on vraiment envisager une carrière en full remote ? Et si oui, comment ?

Le concept du full-remote est simple : il s’agit de travailler à distance (en télétravail) à plein temps en tant que salarié d’une entreprise. Les employés en full remote ont des horaires de travail, des intitulés de poste précis, une hiérarchie, des comptes à rendre, des projets à développer en commun, des réunions de travail, des clients, comme n’importe quel employé de n’importe quelle entreprise. Ils travaillent simplement à distance.

Le full remote en France

Si le concept est relativement développé aux Etats-Unis, en France le phénomène est encore peu répandu, même si de plus en plus d’entreprises commencent à compter dans leurs rangs des employés en full-remote. C’est le cas de l’entreprise de Thomas, une start-up parisienne dont il est le community manager depuis Biarritz. Pour lui, le full remote est une façon d’allier sécurité et liberté tout en faisant un travail qu’il aime. Il explique : « Je travaille en full-remote depuis 3 ans, j’ai mes habitudes de travail, un espace de coworking, je travaille en relation étroite avec mes collègues parisiens, je suis connecté en permanence, toujours joignable… mais je vis à 300m de la plage et ça, ça n’a pas de prix ! »

Quel impact sur une carrière ?

Mais au-delà du confort de vie et de la liberté que cela apporte, est-on aussi performant en full-remote et peut-on vraiment faire carrière en travaillant loin de ses collègues ?

Full-remote et performance

Tout d’abord, Thomas en est persuadé, on travaille aussi bien à distance qu’en présentiel : « En terme de performance, le full remote est neutre. Je ne suis pas plus ou moins performant qu’un autre salarié. Il y a des problèmes et avantages dans les deux situations. Il faut simplement les anticiper, les prendre en compte et les solutionner. Mais ça, c’est vrai pour n’importe quelle entreprise et pour n’importe quel type de contrat ». Lucie, responsable marketing et communication de Boond Manager, une entreprise précurseuse fonctionnant entièrement en full-remote, estime quant à elle que le full remote est un facteur de performance : « Selon moi, il est évident qu’en travaillant chez soi, sans personne pour nous déconcentrer, on travaille mieux ! On ne risque pas d’être dérangé, on est plus concentré et ça n’empêche pas d’interagir avec ses collègues si besoin. »

Full-remote et évolution hiérarchique

Reste la question de l’évolution dans l’entreprise. Peut-on évoluer dans une entreprise ou bien manager une équipe lorsqu’on est en full remote ? Là encore, pour Thomas, le full-remote n’empêche absolument pas de progresser dans sa carrière. D’ailleurs, il a vu son poste évoluer depuis son arrivée : « Aujourd’hui je suis manager, ce qui n’était pas le cas au début. J’ai donc recruté des personnes avec qui je travaille aujourd’hui à distance. Parmi les personnes que j’ai recrutées, il y en a un qui a été embauché avec un contrat classique et qui a demandé à passer en full remote par la suite. Et cela fonctionne très bien ! »

Une réticence à la française

Mais alors, si le full-remote présente de nombreux avantages sans altérer la productivité, pourquoi n’est-il pas plus développé en France ? Deux types d’arguments reviennent souvent pour justifier la réticence à développer le full-remote. D’une part, la déperdition d’information due à la difficulté de communiquer à distance, d’autre part une incapacité supposée des employés à s’auto-discipliner.

Un problème de communication

Pour Jérémy, employé d’une entreprise de télécommunication, « le problème du full-remote n’est pas dans la performance ou la productivité, mais bien dans la communication avec le reste de l’équipe. Je fais régulièrement du télétravail, je trouve cela très agréable et très pratique pour avancer rapidement sur mes tâches mais j’aurais du mal à imaginer faire une carrière entière avec ce fonctionnement. J’ai l’impression que malgré l’efficacité que cela m’apporterait, j’aurais du mal à exister au sein de mon entreprise. Je pense qu’on a besoin de “se montrer” pour s’affirmer dans une entreprise. Le fait de ne pas être sur place peut être handicapant. »

De même, Marlène, chargée de recrutement dans une agence d’intérim, est persuadée que si le télétravail permet d’être plus efficace seul, il constitue en revanche un frein à la transmission d’informations. « En télétravail, il est déjà difficile de trouver certaines informations quand on doit envoyer un mail pour la moindre question à un collègue. C’est dur aussi d’être au courant de tout ce qui se passe. Lorsqu’une info circule dans l’open-space, à moins que quelqu’un pense à vous tenir au courant, vous n’avez aucun moyen d’en être informé. La plupart des choses que j’ai apprises durant ma carrière sont le fruit d’échanges ou de conseils donnés par mes collègues ou mes supérieurs. En full-remote, je ne sais pas comment j’aurais pu en bénéficier. »

« Lorsqu’une info circule dans l’open-space, à moins que quelqu’un pense à vous tenir au courant, vous n’avez aucun moyen d’en être informé » - Marlène, chargée de recrutement

De fait, dans une entreprise fonctionnant exclusivement en full-remote, les chances pour un employé d’être exclu des boucles d’information sont moindres. Et pour cause, les process sont parfaitement adaptés à ce besoin de fournir les mêmes informations à tous les employés.

En revanche, lorsqu’on est seul à travailler en full-remote dans une entreprise où la plupart des employés se retrouvent au bureau, le risque d’être mis à distance est réel. Pour éviter cela, il faut donc bien choisir son entreprise et s’assurer que toutes les contraintes du full-remote ont été comprises et intégrées par l’ensemble des équipes.

Alors que dans une entreprise classique, tout passe par l’oral, en full-remote au contraire, il est indispensable de tout écrire et de tout partager. Pour Thomas, gérer une équipe à distance nécessite donc de documenter tous ses process. Il explique : « La distance oblige à une grande discipline mais au final, c’est bénéfique pour tout le monde. D’abord, cela oblige à s’interroger sur la validité de ses process, ensuite cela permet de s’assurer qu’on a tous les mêmes. En réalité, on devrait faire ça dans toutes les entreprises mais en full remote, c’est indispensable ! »

Il s’agit de quitter la culture de l’oralité, particulièrement développée dans un fonctionnement présentiel, pour aller vers une culture de l’écrit partagé.

Un problème de confiance

Selon Thomas, ce qui freine surtout le développement du full-remote en France, c’est le manque de confiance des employeurs. Ceux-ci auraient encore beaucoup de mal à accepter de ne pas être en capacité de garder en permanence un oeil sur leurs employés.

De fait, le full-remote est l’anti open-space, cette organisation de l’espace de travail décriée depuis longtemps mais que l’on peine pourtant à abandonner. Déjà en 2008, Alexandre des Isnards dans son livre L’open-space m’a tuer en dénonçait pourtant les méfaits : « L’open space ressemble à un petit village où les petits vieux observent ce qui se passe à travers des persiennes. (…) Tout le monde surveille tout le monde. Tout le monde s’entend, se voit, s’épie. »

En full-remote, au contraire, personne ne surveille personne, chacun est libre de ses mouvements, même si tout le monde est connecté durant les heures de travail et que l’on se doit d’être transparent sur son emploi du temps. Le fondateur de Boond Manager confirme :
« On essaie tous d’être le plus transparent possible mais c’est vrai que je n’ai aucun moyen de m’assurer que chacun est vraiment concentré sur son travail. Mais c’est pas grave ! D’abord, on doit pouvoir se faire confiance. Ensuite, ce qui m’intéresse, c’est que chacun remplisse sa mission et que le travail soit bien fait. »

Pour certains employeurs, cette perte de contrôle est véritablement effrayante et ils peinent encore à adopter une culture du résultat. Thomas témoigne : « J’ai participé à un colloque avec des RH au cours duquel on a abordé la question du télétravail. Certains étaient très réticents à l’idée de mettre en place ne serait-ce qu’une journée de télétravail par semaine ! Ils avaient peur de ne pas pouvoir surveiller leurs employés. S’ils en sont réduits à vouloir contrôler leurs employés en permanence et qu’ils n’arrivent même pas à envisager 1 journée d’autonomie, c’est qu’il y a, dans leur société, une grosse crise de confiance. »

Or, pour Thomas, sans confiance et sans volonté des dirigeants de faire évoluer leur manière de concevoir l’entreprise, cela ne peut pas fonctionner : « Chez nous, cela fonctionne très bien car l’entreprise comprend l’intérêt de ce mode de travail et veut même le développer de plus en plus à l’avenir. Ce n’est pas quelque chose de subi, c’est quelque chose de voulu. Cela implique une grande confiance. Du moment que le travail est bien fait, on ne cherche pas à me surveiller, à savoir ce que je fais de mes journées. »

Là encore, il s’agit de quitter la logique du présentiel, particulièrement prégnante en France, pour passer à une culture du résultat. Malgré tout, les mentalités évoluent et de plus en plus d’employeurs semblent vouloir développer le travail à distance.

« Cela implique une grande confiance. Du moment que le travail est bien fait, on ne cherche pas à me surveiller, à savoir ce que je fais de mes journées » - Thomas, community manager

Choisir une entreprise prête à évoluer

Selon Thomas, pour que l’expérience du full-remote soit positive et durable, « il est important de bien choisir son entreprise et de s’assurer qu’elle a bien pris en compte les particularités et les contraintes de ce mode de fonctionnement ».

Anthony, fondateur de Boond Manager, confirme : « On a bien conscience que notre modèle peut nous rendre plus vulnérable, on est donc très vigilant. On veille à la cohésion du groupe, on est très à l’écoute de nos employés, on s’adapte à leurs demandes, on se remet en question, tout en veillant à garder un cap et un cadre stable, histoire de ne pas perdre tout l’équipage en cours de route ! »

Si faire carrière en full-remote est plus simple dans une entreprise fonctionnant exclusivement ainsi, il peut également être intéressant de rejoindre une structure qui souhaite développer ce mode de travail et l’aider dans cette démarche de transformation. Car pour Thomas, « faire du télétravail de temps en temps, ça n’a rien à voir avec le full remote. Dans ce cas, il faut tout repenser et il faut que tous les salariés de l’entreprise, même ceux qui ne sont pas en full remote, jouent le jeu et modifient leur façon de travailler. Il faut surtout que les dirigeants aient vraiment envie d’aller vers ça, sinon ça ne marchera pas. »

Un travail d’évangélisation et d’accompagnement au changement qui peut être passionnant mais dont il faut avoir bien conscience avant de se lancer dans cette aventure. Si l’expérience vous tente, assurez-vous de rejoindre une structure qui est prête à évoluer en ce sens.

« On veille à la cohésion du groupe, on est très à l’écoute de nos employés, on s’adapte à leurs demandes, on se remet en question, tout en veillant à garder un cap et un cadre stable, histoire de ne pas perdre tout l’équipage en cours de route ! » - Anthony, CEO de Boond Manager

Quelles évolutions sont nécessaires pour passer au full remote ?

Tout d’abord, selon Thomas, il est essentiel de fonctionner à la tâche : « En full remote, comme personne n’est là pour vous surveiller, la seule chose qui compte, c’est le résultat, pas le temps passé à travailler. C’est bien plus motivant et je suis persuadé que cela rend plus efficace parce que vous avez à coeur de faire vos preuves. »

Boond Manager fonctionne également avec des méthodes agiles sur des sprints courts :
« L’avantage, explique le fondateur de la société, c’est qu’en se fixant des objectifs courts, faciles et rapides à réaliser, on multiplie les auto-satisfactions et ça motive davantage. Avec des tâches étalées sur plusieurs semaines, c’est plus compliqué de s’auto-discipliner. »

Enfin, en full remote, les outils collaboratifs sont essentiels pour communiquer, échanger à distance ou de partager des documents de travail. Toute l’entreprise doit les adopter, même les salariés en présentiel, afin de s’assurer que ceux en full remote ne soient pas exclus des boucles d’information.

Adopter le bon état d’esprit

L’autre grand frein à une carrière en full remote, c’est vous ! Car si le full remote implique un changement profond d’état d’esprit pour l’entreprise, il en va de même à titre individuel.

Connais-toi toi-même

Tout d’abord, le full remote n’est évidemment pas fait pour tout le monde. Certains redoutent la solitude, d’autres ont besoin d’être cadré pour travailler efficacement, il faut donc bien se connaître et ne pas se lancer dans cette aventure à la légère. Les fondateurs de Boond Manager sont d’ailleurs très vigilants sur ce point quand ils recrutent : « il y a des gens qui adorent le concept de travailler à distance, d’autres pour qui c’est tout simplement impensable. Il y a aussi des gens qui ne comprennent pas totalement ce que le full remote implique. On a déjà eu des personnes qui postulaient en pensant qu’elles pourraient travailler depuis un cybercafé en Thaïlande. Or, c’est pas ça du tout le full remote, on travaille avec un cadre strict, comme dans n’importe quelle entreprise, c’est juste qu’on n’a pas de locaux. »

D’ailleurs, il est essentiel de choisir une entreprise avec laquelle on est en phase. Selon Thomas, la simple envie de travailler à distance ne suffit pas, il faut aussi adhérer à un projet professionnel. Il explique : « pour faire carrière en full remote, il faut que la possibilité de travailler de chez soi ne soit pas la seule motivation de l’employé, il faut vraiment adhérer aux valeurs de l’entreprise, être motivé par le poste et par les missions, bien s’entendre avec ses collègues et ses managers. Si le seul but, c’est d’être à distance, ça ne marchera pas ! »

Cadre et discipline

Le cadre et la discipline sont également indispensables pour tenir la distance. Pourtant, à priori, ces 2 mots ne vont pas bien avec l’idée de liberté qui nous vient à l’esprit quand on parle de full remote. Mais cette liberté doit justement être contrebalancée par une grande auto-discipline. De nombreux indépendants en ont d’ailleurs fait l’expérience. Marie témoigne : « quand je me suis lancée en Freelance, j’étais tellement heureuse de ne plus avoir de patron et de réveil qui sonne que j’ai fait une overdose de liberté : je dormais jusqu’à midi, je bossais en pyjama dans mon lit… du grand n’importe quoi. Résultat, au bout de 6 mois, j’ai commencé à déprimer, j’étais en décalage avec tout le monde, je n’arrivais plus à bien travailler et je n’étais tout simplement pas contente de moi. J’ai fini par remettre un réveil, m’imposer un cadre de travail et un mode de vie plus sain pour retrouver ma joie de vivre et mon efficacité. » À ce sujet, vous pouvez retrouver tous nos conseils pour bien travailler à distance.

Sortez de votre tanière

Même si vous choisissez le full remote parce que la solitude ne vous fait pas peur, il convient de ne pas vous isoler de vos collègues, sous peine de ne rapidement plus exister dans votre entreprise. Là encore, dans une entreprise travaillant exclusivement en full remote, c’est plus simple car on met naturellement en place des choses pour échanger et communiquer ensemble. En revanche, quand tous vos collègues prennent leur pause café ou déjeunent ensemble et que vous êtes le seul à être loin, c’est tout à fait différent. Dans ce cas, il convient de montrer que vous êtes présent même si ce n’est physiquement pas le cas : échangez, communiquez avec vos collègues, proposez votre aide si vous avez du temps, mettez en place des rendez-vous avec les équipes, tenez-vous informé de ce qui se passe en posant des questions à différentes personnes. Faites en sorte qu’on vous identifie comme un trouveur de solutions avec qui il est agréable de travailler. Thomas confirme : « Quand on est loin, on a encore plus envie de montrer qu’on est là et c’est encore plus important de communiquer régulièrement avec ses collègues. »

Cela implique de passer régulièrement du virtuel au réel. Thomas et son équipe se retrouvent ainsi une fois par mois dans les locaux parisiens de son entreprise. De leur côté, les fondateurs de Boond Manager organisent 3 fois par an des événements pour réunir leurs salariés. Lucie explique : « Les économies réalisées grâce à l’absence de locaux sont réinvestis dans ces moments-là. On se réunit dans de beaux endroits et on s’amuse ensemble. C’est pas des séminaires de team building, c’est plus des week-ends entre potes mais pris sur le temps de travail et ça permet vraiment de créer des liens forts entre nous ». N’hésitez pas à vous en inspirer pour créer vos propres rendez-vous IRL !

Si l’on choisit une entreprise qui a bien intégré les contraintes du full remote et qu’on adopte le bon état d’esprit, il n’y a semble-t-il aucune raison de ne pas pouvoir faire carrière en full remote. Thomas est d’ailleurs très confiant pour l’avenir : « je ne me fais aucun souci pour ma carrière en full remote, il y a déjà pas mal d’entreprises qui cherchent à embaucher des personnes à distance et beaucoup d’autres qui vont se transformer à l’avenir, j’en suis sûr. »

Le télétravail imposé par la situation actuelle permettra peut-être à de nombreuses entreprises de réaliser que cela ne nuit pas nécessairement à la productivité des équipes et que cela peut même apporter des réponses à de nombreuses problématiques sociétales. Rendez-vous dans quelques mois pour analyser les retombées de cette expérience inédite…

Et pour en savoir plus sur comment travailler en full remote, découvrez l’épisode de notre série vidéo HOW TO sur le sujet.

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Photo d’illustration by WTTJ

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