Severance : a-t-on vraiment intérêt à séparer sa vie pro et sa vie perso ?

12 mai 2022

5min

Severance : a-t-on vraiment intérêt à séparer sa vie pro et sa vie perso ?
auteur.e
Romane Ganneval

Journaliste - Welcome to the Jungle

Qui n’a jamais rêvé de zapper tous ses problèmes perso au moment de passer le pas de son bureau ? Et à l’inverse, oublier toutes ses frustrations professionnelles et les tensions avec ses collègues le soir en rentrant chez soi pour se focaliser sur ses proches ? Quelle que soit la teneur de son travail et l’organisation de sa vie personnelle, le principal fléau de nos sociétés contemporaines que l’on appelle désormais « charge mentale » n’aurait presque plus de raison d’être. Mais serions-nous vraiment plus heureux s’il était possible de séparer ces deux facettes de nos vies ? Voilà la question que pose la série « Severance » réalisée par Ben Stiller et disponible depuis mars 2022 sur Apple TV+.

Premier épisode, première image : allongée sur une table dans une salle de réunion vide, une jeune femme se réveille. « Qui êtes-vous ?, lui demande une voix dans une machine. Un prénom fera l’affaire. » Holly l’ignore encore, mais comme toutes les personnes qui travaillent dans le service de traitement des métadonnées de Lumon Industry - une entreprise futuriste aux décors oppressants façon Bienvenue à Gattaca -, elle a accepté de se faire implanter une puce dans le cerveau qui efface tous ses souvenirs personnels lorsqu’elle monte dans l’ascenseur qui l’a conduit à l’étage où elle travaille. De ce fait, elle ne peut pas répondre à cette question.

Comme ses trois collègues de bureau, elle doit désormais passer huit heures par jour à supprimer des « chiffres effrayants » sur un écran d’ordinateur, sans connaître les raisons qui l’ont poussé à choisir cette voie, ni comprendre le sens de son travail. Très vite, elle se demande si la vie à l’extérieur de l’entreprise est si terrible qu’il est préférable de l’oublier au bureau. Son voisin d’open space en est convaincu, la seule raison valable pour expliquer qu’il se soit retrouvé ici : la fin du monde est proche.

Le bonheur réside-t-il dans une séparation nette entre vie privée et vie professionnelle ?

Transposée au monde réel, cette réflexion sur la dissociation entre vie privée et professionnelle semble d’abord être une solution assez enviable. Prenons le sujet de la souffrance au travail : scinder son cerveau en deux pourrait être un remède efficace (bien qu’un peu radical) contre le burn out, mais aussi contre tous les risques psychosociaux associés à une activité professionnelle insatisfaisante et stressante. En plus d’améliorer la qualité du temps passé avec ses proches, les salariés qui oublieraient tous leurs souvenirs professionnels auraient de grandes chances de voir leur santé s’améliorer. Stress, troubles du sommeil, fatigue psychique et physique… tous les problèmes liés au travail qui touchent la plupart des actifs aujourd’hui s’envoleraient dans la foulée. Et de l’autre côté, les personnes qui traversent une crise ou qui tentent de surmonter un traumatisme dans leur vie personnelle, pourraient continuer à travailler sans difficulté. Ainsi, plus personne n’aurait besoin de se forcer à « avoir le cœur à l’ouvrage », ni à être productif malgré les difficultés. Avec cette petite intervention chirurgicale, on garderait la banane même après avoir perdu un proche ou s’être fait larguer quelques minutes avant d’arriver au bureau ! Même pas mal !

Après et c’est là que l’histoire se complexifie : comment démissionner quand on déteste son travail et que son exter (son « soi » en dehors du travail) refuse de le faire puisqu’il ignore l’existence même de cette réalité ? En voulant faire passer des messages à leurs doubles, les salariés de Lumon Industry soulignent ici tout l’intérêt de l’équilibre de la vie que nous menons : si chacun traverse un jour au moins une phase où il déteste son travail, il est toujours possible d’apaiser cette douleur en parlant à des proches, en mangeant quelque chose que l’on aime ou en faisant une activité qui fait du bien. D’un autre côté, quand sa vie personnelle bat de l’aile, on peut trouver de la satisfaction dans sa vie professionnelle ou du moins un réconfort temporaire. Ainsi, toute la difficulté qui réside dans la dissociation : aucun tourment ne peut être soulagé.

Et si la série nous montrait finalement que nous faisons fausse route en voulant tout compartimenter ? « Équilibre vie pro / vie perso, ça sous-entend que la vie pro et la vie perso sont deux entités, séparées, hermétiques. Or il y a la vie, point. Avec des composantes professionnelles, familiales, amicales, de couple, individuelles qui s’emmêlent, s’entrechoquent, se nourrissent, se répondent », argue en ce sens Sandra Fillaudeau, experte du Lab et fondatrice du podcast Les équilibristes, dans une tribune. Pour elle, la séparation n’existe que dans une boîte Bento et ce n’est pas plus mal. D’abord, parce que les rencontres que nous faisons chaque jour dans un contexte privé peuvent nous inspirer professionnellement, mais aussi parce que les compétences que nous développons au travail nous aident au quotidien. « C’est grâce à cette formation à la prise de parole conseillée par notre manager, que l’on fera un discours émouvant au mariage de notre sœur. Et c’est parce qu’on est à la tête d’une famille que l’on développe de précieuses capacités de priorisation, d’organisation et de leadership », écrit l’experte.

Est-on le même au bureau et dans notre vie privée ?

Évidemment, le scénario signé Dan Erickson (un parfait inconnu qui livrait des fruits et des légumes avant qu’Apple ne vienne le chercher) ne s’arrête pas à la seule question de la séparation de la vie privée et vie professionnelle. Au fil des épisodes, de nouveaux questionnements sur le travail moderne émergent. Prenons l’exemple de Mark Scout dans les premiers épisodes - joué par le génial Adam Scott que l’on a déjà vu dans Parks and Recreation -, qui a choisi de se dissocier pour surmonter son deuil suite au décès de sa femme : il ne cesse de montrer à ses collègues qu’il est déterminé à suivre toutes les procédures, même les plus absurdes et cherche toujours à impulser une bonne énergie chez les autres collaborateurs pour augmenter leur productivité. Cette posture fédératrice et soumise aux règles est assez payante : les managers qui surveillent les faits et gestes de l’équipe via des caméras de surveillance le nomment chef de service.

En miroir à ce que les salariés vivent chaque jour, chacun est alors amené à se poser cette question : suis-je le même au bureau et dans ma vie personnelle ? Et c’est vrai qu’il y a de quoi réfléchir. Entre nous, qui n’a jamais essayé de flatter sa hiérarchie dans le but d’obtenir une promotion ou une prime ? Qui s’est déjà révélé bien plus compétiteur au bureau que dans sa vie personnelle ? Après une phase d’adaptation ou d’observation, chacun comprend les règles de l’organisation où il travaille et sait ce qu’il est nécessaire de mettre en place pour en tirer un maximum de bénéfices. En d’autres termes, tout faire pour être bien vu pour obtenir le maximum de gratification dans la limite de l’acceptable, n’est-ce pas justement cela la raison d’être du travail en entreprise ? À chacun de se forger sa propre opinion.

Comme vous le présagez déjà, l’histoire va bientôt dégénérer : les héros qui ne cessent de se demander quel genre de personne ils sont à l’extérieur et quand ils ne sont pas au bureau, ce qu’ils font comme travail et pour quelle raison, vont ruser et se mettre en danger pour obtenir de vraies réponses. Vous sentez la tension monter ? Pas question d’en dire plus, seulement que la saison 2 de ce petit bijou qui bouscule les idées reçues sur le travail est actuellement en tournage.

Édité par Manuel Avenel
Photo Apple TV