Temps de transport : le salarié n’est pas censé être à disposition de sa boîte

21 mars 2023

5min

Temps de transport : le salarié n’est pas censé être à disposition de sa boîte
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Le temps de transport des salariés peut-il être considéré comme du temps de travail... donc être rémunéré par les entreprises ? Réponses d'Isabelle Ayache-Revah, avocate en droit social et de Daniel Weizmann, patron du MEDEF Île-de-France.

48 minutes. C’est la durée moyenne aller-retour que passent les Français agglutinés dans le métro ou dans les bouchons pour se rendre au boulot, selon une étude IFOP x Alphabet de 2021. Et ce chiffre est bien plus élevé pour certains. Or le temps de transport n’est pas considéré comme du temps de travail par la loi, qui en donne cette définition : le temps de travail effectif signifie que « le salarié est à la disposition de l’employeur et se conforme à ses directives sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles ».

« Vaquons-nous vraiment à nos occupations personnelles dans le RER ou en voiture ? »

Pourtant, vaquons-nous vraiment à nos occupations personnelles dans le RER ou en voiture ? La réponse peut paraître claire pour ces salariés du tertiaire qui commencent à bosser dans les transports, en traitant des mails ou révisant leur prez de 9 h 30. Mais l’est-elle pour tous les travailleurs ? Si le paiement du temps de trajet des employés devait être mis en place, il impliquerait à coup sûr un traitement individuel, ce qui rendrait la tâche difficile. Oui mais, faut-il écarter ce dispositif pour tous les types de métiers, d’entreprises et de secteurs ? Envisager un tel scénario n’est-il pas aussi une façon d’évoquer d’autres solutions en faveur d’un meilleur confort financier pour les salariés ? Isabelle Ayache-Revah, avocate en droit social, et Daniel Weizmann, patron du MEDEF Île-de-France, ont accepté d’ouvrir le débat sur un sujet complexe.

Le temps de trajet des salariés peut-il être comptabilisé sur leur fiche de paie, être considéré comme du temps de travail effectif… sachant que certains commencent à travailler sur le chemin du bureau ?

  • Daniel Weizmann - Les problématiques de chaque métier sont différentes, il faut faire attention à ne pas mélanger tous les styles. En France, on a deux types de salariés. Ceux qui pointent, comme les ouvriers qui badgent en arrivant à l’usine : dans ce cas-là, le temps de transport ne peut pas être pris en compte légalement… Et les cadres payés au forfait, qui travaillent huit heures et peuvent bosser de 4 h du matin à midi s’ils en ont envie. Ce qui rajoute de la complexité, c’est qu’en Île-de-France, vous avez une moyenne de 39 minutes pour le trajet domicile-travail. Globalement, les Franciliens passent environ 1 h 30 dans les transports par jour. Ces périodes de trajet ne peuvent pas être payées : sinon cela sous-entendrait que ces salariés travaillent six heures par jour, soit trente heures par semaine hors RTT.

  • Isabelle Ayache-Revah - La règle édictée par le code du travail est que le temps de déplacement n’est pas pris en compte comme du temps de travail effectif. Mais au-delà de l’aspect légal, il peut toujours y avoir des accords d’entreprise pour que le temps de trajet domicile-travail soit comptabilisé.

Fin 2022, la Cour de cassation a reconnu le temps de trajet d’un commercial entre chez lui et son premier et dernier rendez-vous comme du temps de travail. Que pensez-vous de cette décision ?

  • DZ - Je ne connaissais pas ce jugement, mais la réalité c’est qu’un commercial commence à travailler à la porte de son premier client. Là ou je suis surpris de cette décision, c’est que les vendeurs sont des cadres payés au forfait et qu’il est difficile de contrôler s’ils travaillent deux ou trois heures de plus. C’est d’ailleurs pour ça qu’on fait des entretiens professionnels. On veut être sûr que ces salariés-là aient un bon équilibre entre vies professionnelle et personnelle, pour ne pas qu’ils se retrouvent à travailler 14 heures par jour.

  • IAR - Ça pourrait ouvrir une brèche, mais la vraie question est de savoir si pendant ce temps-là, le salarié est à la disposition de l’employeur. Dans cette histoire, le commercial appelait les clients sur ses heures de transport et il avait demandé à ce que ce soit reconnu. De fait, il ne pouvait plus vaquer à ses occupations.

Si ce cas particulier devenait une généralité, quelles seraient les difficultés pour les entreprises, notamment celles qui pratiquent le télétravail ?

  • DZ - Les difficultés se situeraient au niveau des différences entre les salariés d’une même structure. Quand on pilote une entreprise, on ne peut pas faire dans la dentelle. On ne peut pas dire à quelqu’un qui va lire ses mails dans le métro : « Toi, je te paie tes heures ». Il y a des métiers où c’est tout simplement impossible, comme ceux qui incluent l’accueil de clients : on ne peut pas démarrer avant l’ouverture des magasins. Faire des règles à géométrie variable sur ce sujet spécifique me semble impossible car c’est l’essence même du travail qui est injuste. Moi, j’ai des salariés dans le Loiret sur un site industriel qui n’ont pas accès au télétravail, et d’autres à Paris avec deux jours à distance par semaine. La difficulté des entreprises serait donc de faire des différences en fonction des métiers. Ma société compte 600 personnes : si on devait modifier la réglementation, ce serait un casse-tête chinois. Vous imaginez ? Entre la durée de trajet et le mode de transport, qui diffèrent selon les salariés… C’est infaisable.

« Les employeurs n’ont pas du tout envie de payer les temps de transport. »

  • IAR - Les employeurs n’ont pas du tout envie de payer les temps de transport. Dans la mesure où vous avez un exode vers les campagnes, si cette rémunération était mise en place, il ne faudrait pas que cela incite les gens à travailler à 1 h de trajet de leur lieu de travail. Ce temps de trajet se situe tout de même dans une zone grise. L’employé n’est pas censé être à disposition de l’entreprise, mais dans le secteur tertiaire, cela pose problème, parce que dès que vous répondez à vos mails avant d’entamer votre temps de travail effectif, vous travaillez. Et on observe clairement un inconfort chez ceux qui bossent pendant ce laps de temps.

La rémunération du temps de transport pourrait-elle devenir un levier de la marque employeur pour attirer de nouveaux talents ?

  • DZ - Je ne crois pas et je pense même que ce n’est pas un vrai sujet de discussion avec les salariés. Par contre, le télétravail l’est. En termes de recrutement, ça dépasse largement la question du temps de trajet.

  • IAR - C’est certain que prendre en compte ce temps de trajet permettrait d’attirer de nouveaux talents vers les entreprises. Quand vous avez des petits salaires, les salariés peuvent changer d’employeur pour 50 euros de plus. Tout ce qui peut aider à vous distinguer de la concurrence vous donne un avantage certain pour recruter.

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Enfin, peut-on aussi y voir une mesure d’urgence pour aider les salariés à faire face à l’inflation ?

  • DZ - Le problème, c’est que l’entreprise ne peut pas se substituer à tout. Elle ne peut pas payer pour contrebalancer toutes les variations financières, comme l’inflation en ce moment, sinon ce serait très difficile économiquement pour les organisations. On fait quand même des choses pour aider les employés. La prime Macron permet notamment aux collaborateurs de compenser la perte de pouvoir d’achat, et le taux d’adhésion à cette mesure a été très fort.

  • IAR - Oui cela pourrait, mais ce serait un peu mélanger tous les sujets dans un monde du travail qui est encadré par des règles strictes. En revanche, il n’y a rien qui interdit une entreprise de dire qu’elle donne un jour de repos ou deux en plus pour prendre en compte les temps de trajet. Même si en temps d’inflation, les salariés préfèrent de l’argent, cela peut aussi faire la différence.

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Article édité par Ariane Picoche, photo : Thomas Decamps pour WTTJ

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