Manager : quel maître du télétravail êtes-vous ?

29 avr. 2020

8min

Manager : quel maître du télétravail êtes-vous ?
auteur.e
Laetitia VitaudExpert du Lab

Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes

Avec le confinement et la crise du covid-19, on parle aujourd’hui du télétravail de manière assez binaire. Il y a les postes qui le permettent (ceux qui se font derrière un ordinateur) et ceux qui ne le permettent pas (le soin, la logistique, le transport). Par conséquent, soit votre équipe est en télétravail, soit elle ne l’est pas. Entre les deux, il n’y a plus que deux options : le chômage partiel ou l’arrêt définitif de l’activité.

En réalité, le télétravail, comme le management, est loin d’être binaire. Il existe des manières multiples d’organiser le travail de ses équipes à distance et des outils innombrables. Avant le confinement, on pouvait aussi parler d’un continuum à propos de la quote-part de télétravail. Il y a un monde entre une journée de temps à autre, pour laquelle une autorisation explicite doit être donnée, et du télétravail quand on veut où on veut dans la flexibilité la plus complète.

En matière d’organisation du travail, les différences de cultures sont déterminantes. Nous ne sommes pas égaux devant le télétravail. Pour assurer la continuité de l’activité, de nombreux/nombreuses managers ont dû propulser leur équipe en télétravail à temps plein du jour au lendemain. Cependant, la culture, le mode de travail et les outils avec lesquels ces équipes avaient déjà l’habitude de travailler les mettent aujourd’hui dans des situations très inégales. Beaucoup se contentent de répliquer l’organisation (présentielle) du travail de bureau… mais sans le bureau pour le faire.

Pour mieux comprendre où vous vous situez dans le continuum du télétravail, voici en bref les 5 niveaux qui existent. Pour ceux/celles qui aiment les arts martiaux, c’est un peu l’équivalent des ceintures de judo (de la ceinture blanche à la ceinture noire), mais nous les appellerons niveau 0 à niveau 4. Selon où vous vous situiez sur cette échelle avant confinement votre manière de vivre le télétravail forcé sera nécessairement différente. Pour chaque niveau, nous vous proposons d’examiner la culture et le management, les outils et la réalité du travail telle qu’elle est perçue par ceux/celles qui le font. (Attention, cette échelle concerne les emplois de bureau qui pourraient techniquement être effectués à distance, pas les emplois de services qui requièrent un contact direct avec les clients ou des déplacements).

Le niveau 0 du télétravail : « Le travail, ça se fait au bureau, un point c’est tout »

Culture et management : Le niveau 0 convient aux entreprises dans lesquelles le management pyramidal est particulièrement strict. Si on n’est pas sur le dos de ses équipes, il ne se passera rien, le travail ne sera pas fait. On retrouve ici de nombreux éléments de ce que Douglas McGregor avait déjà théorisé en 1960 (The Human Side of Enterprise) sous le nom de « théorie X » : du fait de leur aversion naturelle vis-à-vis du travail, la plupart des travailleurs/travailleuses doivent être contrôlé.e.s (voire menacé.e.s) pour travailler ; ils/elles n’aiment pas les responsabilités et préfèrent être dirigé.e.s ; ils/elles déploient leur intelligence uniquement pour contourner les règlements. Donc, au niveau 0, le télétravail, au fond, c’est pour les gens qui veulent faire des grasses matinées.

Outils : La sécurité des données est une crainte importante. On se méfie profondément des applications basées sur le cloud. Les outils proposés aux équipes ne permettent donc pas le travail à distance. Tout doit passer par la DSI qui fait des plans de très long terme. Et puis quand on vient d’engloutir plusieurs centaines de milliers d’euros dans un outil, on ne va pas l’abandonner du jour au lendemain. (Attention, il ne s’agit pas de dire que la cybersécurité n’est pas un sujet d’importance critique.)

Réalité : Il existe un peu de télétravail officieux puisque les individus sont tous/toutes équipé.e.s aujourd’hui d’un smartphone personnel. Certaines conversations avec les collègues se font sur des outils qui ne sont pas fournis par l’entreprise (en particulier, Whatsapp). Et quand c’est possible, les travailleurs/travailleuses contournent les systèmes existants (c’est ce que l’on appelle le bypass). Mais ce télétravail-là vient se rajouter à la présence au bureau, obligatoire.

Le niveau 1 : « Nous avons commencé une phase de test sur 1% du personnel. Après 18 mois d’études, 15% du personnel pourront prendre 1 journée par mois en 2022. »

Culture et management : Pyramide et silos restent une réalité, mais l’entreprise prépare sa « transformation » parce que les temps changent. La théorie X est encore dans l’ADN, mais on en a conscience ! On sait que pour que l’entreprise reste attractive vis-à-vis des candidat.e.s, on ne doit pas avoir l’air trop ringard. On maîtrise le jargon de la « transfo ». D’ailleurs, on en parle peut-être un peu trop, de la « transfo ». N’y aurait-il pas là un cas de « transfo-washing » ?

Outils : Comme au niveau 0, il y a des freins en ce qui concerne le choix des outils et la cybersécurité. Tout passe par la DSI et cela ne s’improvise pas. Mais on en a conscience ! Et on travaille d’arrache pied pour trouver des solutions prometteuses d’ici 2024. Par ailleurs, on teste quelques outils sur le cloud dans certaines équipes… et on sait que les startups font autrement.

Réalité : Entre ce qui est formel et ce qui est informel, il y a un monde. D’une équipe à l’autre, les pratiques sont différentes. Les individus utilisent déjà des outils de SaaS (software as a service) dans leur vie privée (et parfois professionnelle, mais officieusement). Le présentéisme est pesant. Il faut prendre un jour de congé pour recevoir le plombier alors que, franchement, on aurait pu travailler une demi-journée à la maison !

Le niveau 2 : « On pratique le télétravail régulièrement … mais la culture de l’équipe, c’est tellement important, qu’on se retrouve en video call continûment »

Culture et management : Le télétravail est une réalité parce qu’il faut bien se rendre à l’évidence que les outils de travail, internet et le smartphone ont donné aux travailleurs/travailleuses le don d’ubiquité. On peut travailler de partout. Mais quand on n’est pas présent physiquement au bureau, il faut se rendre présent en ligne, tout le temps. Le travail, le vrai, ça se fait quand même au bureau. Sans ça, comment préserver la culture et l’esprit d’équipe ? On aime le collaboratif, donc pour collaborer, on va collaborer ! Du coup, quand on fait du télétravail, on réplique l’organisation du travail de bureau… online. Les travailleurs/travailleuses se sentent sans cesse obligé.e.s de prouver qu’ils/elles sont bien en train de travailler. Ils/elles sont tout le temps connecté.e.s à leurs collègues. Et on fait beaucoup de réunions en visioconférence. Normalement, pour être en télétravail, il faut en avoir fait la demande auprès de son manager. Il reste donc bien quelques relents de théorie X… On ne profite pas pleinement des possibilités offertes par le télétravail.

Outils : Les équipes ont une relative liberté en matière de choix des outils de télétravail. D’ailleurs, il y a un outil collaboratif dans le pack Microsoft, qui s’appelle Teams. Tous ceux qui ont le pack Microsoft (c’est-à-dire tout le monde) peuvent l’utiliser. On a une bonne maîtrise des outils de visioconférence parce qu’on en a testé beaucoup.

Réalité : Beaucoup des entreprises propulsées dans le télétravail avec la crise du Covid-19 se trouvent à ce niveau 2. Pas facile de basculer en 100% télétravail du jour au lendemain ! L’inconvénient pour beaucoup de travailleurs/travailleuses, c’est qu’ils/elles ont un peu l’impression d’être à un niveau de stress supérieur. Ils/elles doivent passer plus de la moitié de leur temps en calls et peuvent avoir l’impression de ne plus pouvoir se concentrer sur leur travail. Les personnalités les plus introverties ne s’y retrouvent pas vraiment. Dans certains cas, c’est comme si on cumulait le pire du présentiel (avec la sensation de ne pas être maître.sse de son temps) et le pire du virtuel (une communication appauvrie par le manque de rituels physiques, une sensation d’isolement et de stress accrue). Zoom, c’est pratique, mais une overdose de Zoom, c’est pénible ! Mais bon, on continue à travailler tant bien que mal et on fait ce qu’on peut.

Le niveau 3 : « Le deep work, c’est important. Travaillons de manière asynchrone au moins la moitié du temps ! »

Culture et management : Dans l’équipe, le travail se divise en deep work (travail créatif concentré) et shallow work (travail plus superficiel, comme les emails et les réunions). L’équipe a des bureaux parce qu’il n’y a pas de meilleur endroit pour les réunions et les rituels d’équipe, mais on n’est pas obligé d’y être tout le temps. On y va si on a des réunions ou des RDV avec les clients, et puis pour le plaisir de voir les collègues et boire un café, pour brainstormer aussi. Le reste du temps, on travaille de manière asynchrone, de manière à tirer le plus profit du travail à distance, qui est avant tout un moyen de mieux se concentrer pour faire une tâche créative, écrire, réfléchir, construire… Culturellement, le télétravail n’est pas vraiment un sujet, car on penche plutôt du côté de ce Douglas McGregor a appelé la « théorie Y » : le contrôle et la punition ne sont pas les seules manières de faire travailler les gens ; on se réalise en tant que travailleur quand on est associé.e aux buts de l’organisation ; on est toujours capable d’apprendre (growth mindset) ; dans les bonnes conditions, on aime les responsabilités et on en a même besoin pour se développer ; enfin, on préfère laisser les gens s’auto-organiser.

Outils : Les outils, ça nous connaît. Le SaaS (software as a service), on a baigné dedans quand on était tout petit. Tout ce qu’on fait est sur le cloud. D’ailleurs, c’est notre métier parce que notre activité consiste soit à vendre du SaaS, soit des services de cloud, soit des conseils sur l’un ou l’autre. On sait que l’agilité de l’équipe s’accompagne d’itérations successives. Les outils, on en change souvent. Ce sont les utilisateurs qui tirent l’innovation (bottom up).

Réalité : Le problème, c’est qu’on a tous tendance à travailler un peu trop parce que les limites entre le travail et le loisir sont floues. C’est pourquoi on aime bien pratiquer la « detox » numérique de temps en temps pour se ressourcer et améliorer ses capacités cognitives. L’ubiquité des moyens de communication offre la plus grande flexibilité dans la gestion de son temps, mais ce n’est pas pour autant facile de bien gérer son emploi du temps. Il faut créer des limites, parfois artificielles, pour conserver une frontière entre la vie privée et la vie professionnelle.

Le niveau 4 : « On n’a jamais eu de bureau. »

Culture et management : La culture et le management présentent de nombreux points communs avec le niveau 3, mais sans bureau. On a l’habitude de travailler au quotidien avec nos équipes dispersées. Ces équipes peuvent même être sur plusieurs fuseaux horaires. Nos « collaborateurs/collaboratrices » ne sont pas forcément salarié.e.s car ils/elles sont nombreux/nombreuses à être indépendant.e.s. La dispersion de l’équipe et l’absence de bureau sont même un argument de recrutement, le moyen d’accéder aux meilleurs talents partout dans le monde. On communique beaucoup sur le travail à distance car c’est le moyen de faire rayonner la marque employeur, et de faire avancer des idées sur le management.

De temps en temps, on se voit entre collègues, mais pour ça, il faut voyager et louer un espace de coworking. Deux fois par an, pour que toute l’équipe fasse connaissance, on organise une retraite d’équipe dans un lieu charmant. Chez nous, même l’onboarding se fait à distance : pour que tout se passe bien, on a imaginé un système de buddies pour que personne ne se sente abandonné.e — il y a un buddy pour le rôle qui peut répondre aux questions propres au rôle dans l’entreprise, un buddy leader (on ne parle pas de manager), et un buddy pour la culture qui s’assure que la nouvelle recrue est un bon fit. Nos bibles, ce sont tous les livres de Jason Fried et David Heinemeier Hansson, les fondateurs de Basecamp et auteurs de Rework, Remote et It Doesn’t Have To Be Crazy At Work.

Outils : Comme les équipes du niveau 3, on est des native du remote et des outils collaboratifs qui permettent le travail à distance. En fait, on a même tout inventé en la matière. On est les pionniers de l’open source et du travail collaboratif. Basecamp, Buffer, Gitlab, Automattic… c’est nous !

Réalité : Pendant longtemps, les entreprises sans bureau sont restées très marginales. On les voyait comme des « hippies » un peu extrêmes. Aujourd’hui, avec la crise que nous traversons, ces entreprises apparaissent comme des pionnières qui ont une longueur d’avance. Surtout, la crise du Covid-19 s’accompagne d’une crise économique de grande ampleur pendant laquelle les entreprises doivent tenir financièrement, l’absence de coûts fixes comme ceux liés aux bureaux présente un avantage considérable. On peut aisément imaginer que les entreprises qui feront ce choix de ne pas avoir de bureau seront de plus en plus nombreuses. Il est toujours possible de louer des salles de réunion ou des bureaux « à la demande » ponctuellement quand on a besoin de se réunir et de se voir « en vrai », car même quand on n’a pas de bureau, on apprécie toujours les moments précieux qui se jouent quand on est physiquement en présence de ses congénères.

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