« Travailler moins ne va pas rendre notre travail plus utile, ni plus valorisant »

20 feb 2024

5 min

« Travailler moins ne va pas rendre notre travail plus utile, ni plus valorisant »
autor
Gabrielle Trottmann

Journaliste Indépendante

Alors que nous sommes de plus en plus nombreux à rêver d'une semaine de quatre jours, la québecoise Julia Posca, sociologue et chercheuse à l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS) insiste : travailler moins ne sera jamais le remède miracle contre le mal-être au travail.


Le premier chapitre de votre essai, « Travailler moins ne suffit pas », est consacré à la semaine de 4 jours et vous y listez les avantages avancés par plusieurs études. Pouvez-vous en citer quelques-uns ?

La semaine de 4 jours est associée à un meilleur repos, à plus de temps libre pour la vie personnelle, à moins de stress lié à la conciliation entre le travail et la vie de famille, ainsi qu’à de nombreux avantages pour les entreprises : les employé·es sont plus reposé·es, plus motivé·es, leur productivité augmente. Elles et ils ont moins envie de quitter leur boîte et sont moins souvent en arrêt maladie. Les personnes qui l’ont expérimentée rapportent qu’elles sont heureuses de passer moins de temps dans les transports, de consacrer davantage de temps à leur proche…

Par ailleurs, on peut imaginer que la semaine de quatre jours (et non pas la semaine de cinq jours en quatre) aurait des effets bénéfiques sur l’environnement dans la mesure où c’est dans les pays où le temps de travail moyen est plus élevé que les niveaux de gaz à effet de serre sont aussi les plus importants. En outre, réduire les déplacements se traduit automatiquement par une réduction des émissions de gaz à effet de serre.

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Mais malgré tous ces avantages, vous avancez donc que « travailler moins ne suffit pas » ! Qu’entendez-vous par là ?

Travailler moins serait un progrès social certain. Cela s’inscrirait aussi dans une tendance historique : aujourd’hui, on travaille environ deux fois moins qu’il y a deux siècles, grâce à toutes celles et ceux qui se sont battus pour cela.

Mais travailler moins ne remet pas en cause le fait de maximiser les profits au détriment de la santé des travailleurs·euses et de l’environnement. Cela ne va pas rendre notre travail plus utile, ni plus valorisant. On pourrait très bien travailler moins sans remettre en cause nos impératifs de productivité et de performance, et plus généralement, l’organisation capitaliste de notre société qui est à l’origine de tant de mal-être au travail.

Ce n’est pas tout de travailler moins, il faut surtout travailler mieux : se demander si ce que l’on fait a une réelle utilité sociale, si l’organisation qui nous emploie respecte les individus, les valeurs qu’on défend etc.

« Nous défendons la démocratie comme modèle de société… Et pourtant, nous ne l’expérimentons pas au quotidien au bureau, là où nous passons le plus de temps. » - Julia Posca, sociologue et chercheure.

Concrètement, que faudrait-il alors changer dans le travail, au-delà du temps qu’on y passe ?

Une donnée très importante, selon moi, c’est la répartition du pouvoir. Nous défendons la démocratie comme modèle de société… Et pourtant, nous ne l’expérimentons pas au quotidien au bureau, là où nous passons le plus de temps.

Le fonctionnement très hiérarchique de la plupart des organisations participe au manque de reconnaissance et au fait que certains emplois essentiels sont dévalorisés. Il faut favoriser l’essor d’organisations qui mettent les travailleurs au cœur de la décision et remettre les processus de décision collective au cœur de l’économie, comme les Scops, les sociétés coopératives et participatives.

Il faut aussi s’interroger sur nos modes de production : refuser les délocalisations dans des pays où la main-d’œuvre coûte moins cher et où le droit du travail est inexistant, l’obsolescence programmée, valoriser les emplois en fonction de l’utilité sociale et bien sûr protéger les travailleurs, prendre soin de leur santé et de leur bien-être.

« Il me semble que c’est le modèle dans lequel nous vivons qui n’est pas réaliste, qui n’est pas soutenable. » - Julia Posca, sociologue et chercheure.

Vous pensez donc que certaines activités « néfastes » devraient disparaître ? Les traders ou les travailleurs des plateformes pétrolières devraient-ils tous démissionner ?

Certaines activités devraient sans doute se transformer, sans forcément disparaître. Par exemple, la finance qui ne répond à aucun autre besoin que l’accumulation du capital ne sert à rien, mais elle peut aussi servir à rediriger des investissements vers des secteurs qui ont une réelle utilité sociale.

C’est un peu plus compliqué pour les industries fossiles. Face à la crise climatique, elles devraient cesser immédiatement tout nouveau projet pétrolier - selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), c’est indispensable pour être en accord avec les engagements pris par la quasi-totalité des Etats dans le cadre de l’accord de Paris, qui vise à limiter le réchauffement planétaire en dessous de 2, et si possible à 1,5 degré. Mais il faut donc réfléchir à ce que ces entreprises peuvent faire à la place et permettre à leurs employé·es de se reconvertir, d’acquérir de nouvelles compétences. Ces changements importants nécessitent un effort de planification écologique et économique.

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Parmi les dysfonctionnements de notre monde du travail, vous pointez le malaise des agriculteur·ices, qui ont pour certains des difficultés à vivre dignement, alors qu’ils et elles nous nourrissent…

C’est symptomatique du décalage entre l’utile et ce qui est valorisé dans notre société ! Bien sûr, les agriculteur·ices ne sont pas les seuls. Les métiers du care, du soin, sont également très concernés : les aides-soignant·es, les urgentistes, celles et ceux qui prennent soin des personnes âgées dans les Ehpad, les éducateurs·ices spécialisé·es, les enseignant·es…

Alors peut-être que travailler moins ne ferait pas de mal aux personnes qui exercent ces métiers, mais l’urgence, c’est surtout de revaloriser leur travail : leur donner les moyens de faire le faire correctement, augmenter leurs salaires…

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Que répondriez-vous aux personnes qui diraient que vos idées sont intéressantes mais pas réalistes ?

C’est sûr qu’actuellement, ce programme ne semble pas simple à mettre en œuvre, notamment parce qu’on manque de temps pour se projeter. C’est pourquoi certaines personnes pensent que travailler moins est une première étape, qui permettra de dégager du temps libre et s’organiser pour construire un autre modèle de société.

Mais il me semble que c’est le modèle dans lequel nous vivons qui n’est pas réaliste, qui n’est pas soutenable. La crise écologique est un désastre pour le vivant et pour notre économie. Les assureurs n’ont déjà plus les moyens de couvrir ses dégâts.

Notre mode de vie dépend de l’exploitation de travailleurs misérables. Des mouvements de révolte éclatent partout dans le monde, sans parler de l’explosion du nombre de burn-out, de maladies liées à l’épuisement professionnel, parce que l’on traite toujours la main-d’œuvre comme quelque chose de jetable… En fait, c’est le fait de ne pas chercher d’alternatives qui n’est « pas réaliste ».

Quels sont les modèles dont on pourrait s’inspirer ?

J’ai déjà évoqué les Scop, et de manière générale, toutes les organisations qui expérimentent un mode de gouvernance horizontale sont intéressantes. Il y a par exemple les crèches coopératives dans le secteur de la petite enfance, qui impliquent les professionnels dans toutes les décisions, les cliniques communautaires créées dans les années 70 avec l’objectif de défendre les droits des personnes malades… Bien sûr, il ne faut pas idéaliser ces expériences : rien n’est jamais parfait. Mais il y a sans doute des leçons à en tirer.

« Le early retirement n’empêche absolument pas les inégalités sociales et les destructions environnementales de se perpétuer. » - Julia Posca, sociologue et chercheure.

En conclusion de votre ouvrage, vous évoquez une nouvelle tendance : le fait d’économiser beaucoup d’argent pour arrêter de travailler le plus tôt possible ( Financial Independence, Retire Early en anglais). Pourquoi n’est-ce pas une bonne idée selon vous ?

Cette tendance a le mérite de montrer que notre modèle n’est pas satisfaisant, mais elle est très individualiste. Mettre suffisamment d’argent de côté pour partir à la retraite à trente ans, ce n’est absolument pas à la portée de tout le monde, contrairement à ce que certaines personnes essayent de faire croire. Un·e prof peut vivre très chichement, réaliser toutes les économies possibles… Cela restera toujours au-dessus de ses moyens !

C’est pareil pour les soignant·es, et de nombreux autres métiers indispensables… Est-ce que c’est vraiment réaliste de se dire qu’on va profiter en laissant ces personnes travailler pour nous pendant ce temps ?

Sans compter que le early retirement n’empêche absolument pas les inégalités sociales et les destructions environnementales de se perpétuer ! C’est à l’opposé de ce qui me semble être la bonne direction : définir collectivement ce à quoi on accorde de la valeur, ce qui vaut la peine de déployer des efforts. Peut-être que si on faisait cela, il deviendrait moins urgent de moins travailler.


Entretien réalisé par Gabrielle Trottman, édité par Clémence Lesacq - Photo Jean-François Hamelin pour WTTJ

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