« Le leader doit être fort, charismatique, dominant » : et si on cassait ces codes ?

04. 3. 2024

4 min.

« Le leader doit être fort, charismatique, dominant » : et si on cassait ces codes ?
autor
Sophie Dussaussois

Journaliste, éditrice et auteure de documentaires pour la jeunesse

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On l’imagine intelligent, rationnel, capable de surmonter les obstacles. Dans l’inconscient collectif, le leader reste un homme. Cette représentation déconnectée des mutations actuelles est urgente à déconstruire. Le leader ne colle plus à son image.

Nourrie par les récits de la mythologie grecque et la théorie des
« grands hommes » du XIXe siècle, l’imagerie liée aux leaders a la dent dure. Le temps ne fait rien à l’affaire : quelle que soit l’époque ou le continent, celui que l’on suivra les yeux fermés est un héros. Forcément fort, forcément masculin. Le fantasme est délétère. Selon Sarah Saint-Michel, maître de conférences à l’Université Paris Dauphine-PSL, agrégée d’économie gestion et première Française à avoir réalisé sa thèse de doctorat sur les femmes et le leadership, il est urgent de revoir la copie.

Dans Théories du Leadership paru en mai 2023 aux éditions La Découverte, la chercheuse revient sur les différentes conceptualisations du leadership et montre la nécessaire adaptation du leader d’aujourd’hui aux enjeux économiques, sociaux et environnementaux de nos sociétés. « Une question de survie », assure-t-elle.

Vous avez entrepris de déconstruire la représentation classique du leader. Pourquoi doit-elle évoluer ?

Sarah Saint-Michel : Les chercheurs l’ont montré : la représentation des leaders d’hier et d’aujourd’hui est restée la même. Il s’agit d’un homme qui a fait de grandes écoles. Les Anglo-Saxons l’expriment de façon très claire : think leader, think male. Cette image hégémonique est due à la fois à notre société qui reproduit les modèles qu’elle connaît, et à nos perceptions. On accorde du leadership à une personne qui nous inspire confiance, et le biais cognitif est clairement du côté masculin. L’un des objectifs de cet essai est d’expliquer ces mécanismes de fonctionnement. Derrière la notion de leader, il y a le mythe du héros qui sauve le monde. Or le leadership est un processus d’influence par lequel un individu va motiver et inspirer un collectif de travail pour atteindre un objectif partagé. Le leader n’est pas un héros. Il n’a même pas besoin d’occuper un poste à haute responsabilité et il existe des leaders à tous les étages de la hiérarchie.

Quelle est la différence entre un leader et un manager ?

S.S-M. : Ce sont les deux faces d’une même pièce. Le manager produit un cadre de fonctionnement. Il vérifie que les process sont bien établis, que les bonnes personnes sont à la bonne place, il produit de l’ordre et de la rigueur. Le leader, lui, donne du sens au travail. Il a une vision et apporte ce supplément d’âme qui donne de l’élan au collectif. Il doit prendre le temps de connaître les attentes de ses collaborateurs pour les faire grandir. Selon certains chercheurs, les leaders produisent même du désordre, car ils changent les manières de faire et de penser. Pour qu’une organisation soit opérationnelle, elle a besoin des deux, l’ordre et le sens.

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La représentation du leader est restée la même, alors que la notion de leadership, elle, a changé. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

S.S-M. : Dans les années 1930, les organisations étaient cloisonnées, très hiérarchisées. Les managers entretenaient des relations distantes avec leurs collaborateurs. Aujourd’hui, les entreprises sont plus souples, plus agiles, et cette distance hiérarchique diminue. Malgré ces mutations, deux études datées de 1994 et de 2018 montrent que l’image du leader reste identique dans le temps, mais aussi sur tous les continents ! Cette représentation universelle produit des attentes : le leader doit être fort, dévoué à la tâche, charismatique, dominant… Le seul changement pointé par l’étude de 2018 est l’émergence de la créativité. Le leader est désormais aussi vu comme une personne innovante, capable de porter les changements, ce qui est très en lien avec le contexte de mutation que l’on vit.

Les chercheurs ont tenté de démontrer des traits de caractère communs aux leaders, des prédispositions innées à guider, à inspirer.

S.S-M. : Oui et ce présupposé n’est pas concluant. Nelson Mandela l’a dit : « Je ne perds jamais, soit je gagne, soit j’apprends ». Les recherches sur les caractéristiques génétiques communes au leadership confirment ce propos : elles n’existent pas. Au contraire, les chercheurs ont démontré que le leadership s’apprend et peut se développer tout au long de la vie à condition d’en avoir envie et d’évoluer dans un contexte favorable. La pratique du leadership n’est pas un sprint, mais un marathon.

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Quelles sont les conséquences de ces représentations masculines du leader sur l’accès des femmes aux postes de pouvoir ?

S.S-M. : On est passé de l’image du plafond de verre à celle du labyrinthe. Simone Veil, Gabrielle Chanel, Sanna Martin… Toutes ont brisé cette barrière invisible qui empêche les femmes de devenir des leaders. Aujourd’hui les travaux des chercheurs prouvent que pour atteindre ces positions, les femmes cheminent dans un labyrinthe. Elles font face à des obstacles beaucoup plus subtils et insidieux, comme le sexisme bienveillant qui peut se manifester après un congé maternité par exemple, et qui altère la confiance en soi. Ces mécanismes sont liés à la socialisation des filles et des garçons. Ils se reproduisent dans le choix des études supérieures, puis au sein des entreprises. Comme le modèle du leader reste masculin, soit les femmes ne s’y reconnaissent pas et s’autocensurent, soit elles jouent un rôle et se sentent obligées de changer leur personnalité.

Selon les courants actuels de la recherche, les leaders efficaces sont authentiques, éthiques, inclusifs et même serviteurs ! Ces valeurs ne sont-elles pas aux antipodes de l’art de diriger ?

S.S-M. : L’authenticité implique la conscience de soi, de ses forces et de ses faiblesses, pour mieux entrer en interaction avec ses collaborateurs et les coordonner. Cette valeur rejoint celles de l’intelligence émotionnelle et de l’optimisme : elles sont inspirantes et fédératrices. Ainsi, loin de l’image du héros dominant, froid, rationnel et déconnecté de ses émotions, le leader efficace se met au service du collectif de travail pour générer de la performance. Cette émergence de l’humain dans toute sa diversité est une tendance de fond.

Pourquoi ?

S.S-M. : Le transhumanisme et l’intelligence artificielle posent la question de la place de l’être humain et par extension celles des attentes que nous entretenons vis-à-vis de nos leaders. Ma conviction profonde est qu’il est essentiel de redonner toute sa dimension humaine aux leaders, capables de trouver un consensus entre la diversité des points de vue et des intérêts divergents. À l’heure des enjeux climatiques, les décisions que nous prendrons aujourd’hui impacteront les générations futures. C’est la raison pour laquelle, changer nos représentations pour être à l’écoute de ces points de vue multiples est aussi une question de survie.

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Article édité par Ariane Picoche, photos : Thomas Decamps pour WTTJ

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