Le rôle d’un manager est-il de se rendre inutile ?

03. 10. 2023

4 min.

Le rôle d’un manager est-il de se rendre inutile ?
autor
Paulina Jonquères d'Oriola

Journalist & Content Manager

přispěvatel

Aux antipodes du micromanagement, il existe une autre manière de diriger : tâcher de se rendre inutile. Cette expression, vous l’entendrez notamment émaner de la bouche de grands dirigeants. Mais que signifie-t-elle vraiment ?

« Tous les 12-18 mois, je m’auto-vire de mon poste », dixit Jean-Charles Gorentin. Est-ce à dire que le CTO et cofondateur d’Alan se juge inutile ? Derrière cette phrase choc prononcée dans le podcast CTO’Z, l’entrepreneur explique en fait qu’il doit régulièrement se mettre en retrait afin de se dégager du temps pour explorer des sujets à forte valeur ajoutée, à l’image de l’IA, dont le déploiement aura nécessairement un impact sur le futur de son entreprise. Une vision partagée par Étienne, à la tête d’une équipe de 120 développeurs dans une boîte de la tech : « Je me dis souvent que pour grandir dans ma carrière, et pour faire grandir mon entreprise, je ne dois pas être un point bloquant, d’où cette notion de me rendre inutile. Cela me permet de me concentrer sur d’autres sujets qui vont muscler ma vision stratégique, et donc développer mon leadership ».

On comprend finalement très vite que derrière la phrase choc, les choses sont évidemment bien plus nuancées. « L’esprit de cette formule est vrai, mais celle-ci ne doit pas être prise au pied de la lettre. Si le manager était vraiment inutile, ce serait un pot de fleurs qui ne servirait à rien », affirme le conférencier international et auteur Stéphane Moriou. Or, la fonction managériale existe depuis l’aube de l’humanité : organisé en collectif, l’homo sapiens a toujours instauré une hiérarchie dans le groupe. À mesure qu’il a spécialisé les tâches, le collectif en a confié la responsabilité à certains membres afin d’assurer sa survie. « Et, aujourd’hui encore, on n’imaginerait pas une entreprise tourner sans chef, de même qu’une équipe sportive a toujours besoin de son capitaine », poursuit l’expert.

Quand l’absence du chef ne déstabilise pas les troupes

Selon Stéphane Moriou, le leader est indispensable pour donner le sens. Mais pour cela, il doit organiser sa propre inutilité en s’assurant que son équipe peut fonctionner sans lui. « Une fois seule sur le terrain, l’équipe doit pouvoir prendre des décisions face aux impondérables qui vont nécessairement surgir. Pour cela, les collaborateurs doivent impérativement comprendre le sens de ce qui leur est demandé », précise Stéphane Moriou. Autrement dit, personne ne doit céder à la panique si le commandant n’est plus à bord.

Pour parvenir à ce résultat – et donc à autonomiser au maximum son équipe –, Étienne nous explique devoir procéder à des arbitrages très concrets, comme le fait de ne pas assister à une réunion dans laquelle sa présence n’apporte pas de valeur ajoutée, et nuirait au contraire à la capacité d’innover des équipes. « Je suis responsable de tout ce qui se fait sous moi, mais je ne peux pas être partout. C’est pourquoi je dois nécessairement déléguer une partie de la prise de décisions pour me concentrer sur les sujets de top priorité, critiques et stratégiques. Pour moi, les process sont un piège. Le plus important est de mettre en place des personnes en qui on a confiance », affirme-t-il.

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On vous en dit plus ?

Pour autant, Étienne ne s’évapore pas dans la nature : il est toujours là pour redresser un projet qui déraille, en posant les bonnes questions et en suivant de près les KPI’s. « Je n’hésite pas à entrer dans les détails lorsque cela est nécessaire. Une bonne partie de mon équipe ne se doute pas de ce que je fais en arrière-plan. Il existe ainsi une différence entre mon inutilité réelle, et mon inutilité perçue au sein de mon équipe », observe le CTO qui nous explique passer beaucoup de temps avec ses directeurs et middle managers.

Se rendre inutile pour dépasser le syndrome de l’imposteur ?

La question qui se pose véritablement quand un manager désire se rendre inutile, c’est donc sa capacité à pouvoir sortir de l’opérationnel (ou du moins en partie) pour prendre de la hauteur et anticiper les changements à venir. Mais se délester de la charge opérationnelle ne se fait pas du jour au lendemain. Et cela s’explique assez naturellement par les voies qui ont toujours présidé à l’accession au rôle de manager.

Comme le souligne Stéphane Moriou, la légitimité d’un manager s’acquiert tout d’abord par l’obtention de son titre (bien que le poids de la hiérarchie fasse de moins en moins sens auprès des jeunes générations), et ensuite par une autorité fondée sur l’expertise. « Mais cela ne peut pas durer éternellement. On ne peut pas être le meilleur expert de son domaine pendant 40 ans. De plus, à mesure que l’équipe grandit, il faut maîtriser d’autres sujets », souligne Stéphane Moriou.

L’expert incite donc les managers à cultiver leur « profil en T » (un profil en « T » possède à la fois une très bonne expertise de son domaine (c’est la barre verticale du T) et en même temps une large base de connaissances et de compétences transverses (c’est la barre horizontale du T). Certes, leur verticale doit faire montre de leurs points forts : une vision stratégique, une connaissance parfaite du marché, un grand esprit d’innovation. « Cette expertise est importante pour continuer à gagner le respect de son équipe, et impose de continuer à faire un peu d’opérationnel pour demeurer au contact du terrain dans ce domaine précis. Mais il est également important de maîtriser d’autres compétences transversales afin de prendre de la hauteur », poursuit-il.

Retrouver sa raison d’être

Alors, plutôt que de se poser la question de son inutilité, le dirigeant ne doit-il pas se concentrer sur l’énergie qu’il souhaite allouer aux fonctions dans lesquelles il souhaite être utile aujourd’hui, et demain ? Pour Étienne, la réponse est claire après 15 années de management, mais il lui a fallu du temps pour bien comprendre où était exactement sa place. « Quand on est développeur et qu’on passe manager, on a du mal au démarrage à cesser de coder. Même si mon métier demeure technique, je me demande parfois si je travaille sur le bon sujet car la réussite dans ma fonction actuelle s’apprécie en nombre d’années. Mais lorsque je vois mes collaborateurs grandir et gagner en responsabilités, je suis convaincu que j’ai fait le bon choix. C’est ça qui m’anime. Je ne me verrais plus revenir en arrière. Le management est devenu ma raison d’être et la question de mon inutilité ne se pose plus dans les mêmes termes », conclut-il.


Article édité par Ariane Picoche, photo : Thomas Decamps pour WTTJ

*Le prénom d’Étienne a été modifié.

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