« Les bureaux sont vides » : peut-on encore se faire des amis au travail ?

04. 4. 2024

6 min.

« Les bureaux sont vides » : peut-on encore se faire des amis au travail ?
autor
Nitzan Engelberg

Journaliste Modern Work

prispievatel

Les amitiés au travail sont-elles en voie de disparition ? Entre impact du télétravail généralisé, culture d'entreprise parfois peu positive et afterworks forcés, est-il possible de maintenir des liens authentiques entre collègues ?


« J’ai toujours été quelqu’un de très sociable au travail. Moteur, blagueur, je ne ratais aucun afterwork », témoigne Antoine (1), 28 ans, qui travaille dans le marketing digital. « L’année dernière j’ai accepté une opportunité en full télétravail. Maintenant, j’ai besoin de faire des efforts pour sociabiliser, là où je n’avais jamais eu de mal avant », admet le Lyonnais, reconnaissant avoir réellement changé sa vision du travail : « maintenant, je travaille pour travailler ».

Antoine ne semble pas le seul à avoir récemment tracé un trait sur une vie amicale au bureau. Selon une étude menée par Capterra en 2022 aux Etats-Unis, les relations avec les collègues sont désormais le facteur le moins important de la satisfaction au travail (seuls 11 % l’ont classé parmi les trois facteurs les plus importants). La même année, une étude de Gallup, The Increasing Importance of a Best Friend at Work, révélait que seules deux personnes sur dix avaient un meilleur ami au travail aux États-Unis. Toujours selon l’étude, le pourcentage des moins de 35 ans ayant un bestie au bureau avait baissé de 3 points cette année-là, par rapport à 2019. Dans une interview à Associated Press, Jim Harter, chercheur chez Gallup, pointe du doigt un coupable : le remote généralisé depuis la crise Covid. « Les chiffres nous montrent que les jeunes, avec le télétravail, se sentent plus déconnectés de leur lieu de travail. Ils ont donc moins l’occasion de développer des amitiés que par le passé. »

« Les bureaux sont vides. C’est un peu au hasard si l’on croise quelqu’un. » Pour Gabriel, professeur de français à l’université, c’est bien le Covid qui a tout changé. « Dans ma profession, les gens habitent souvent loin de leur lieu de travail, et dès que nous avons eu la possibilité de travailler encore plus en télétravail ou de dispenser des cours à distance, nous avons cessé de nous déplacer complètement. Les habitudes sont restées. Avant le Covid, il était plus facile de développer des relations interpersonnelles », regrette le jeune homme de 29 ans.

Selon Marie Benedetto-Meyer, sociologue du travail, le télétravail accru impacte nos relations amicales au travail de manière significative : « Lorsque nous travaillons à distance, notre temps est segmenté et fragmenté. Auparavant, il y avait des temps informels avant et après les réunions, où nous pouvions avoir des échanges parfois plus personnels », explique l’experte. Elle mentionne aussi que cette fragmentation du temps perturbe les échanges entre collègues même lorsqu’ils se déplacent au bureau : « On pourrait imaginer passer du temps à sociabiliser, mais c’est difficile car on ne croise pas les mêmes personnes, et on a plein de tâches à accomplir une fois de retour au bureau, ce qui rend les échanges plus artificiels, condensés et parfois ressentis comme obligatoires. »

Ce que Marie Benedetto-Meyer décrit correspond exactement à la situation vécue par Antoine, qui travaille depuis près d’un an en télétravail. Il se souvient du moment où il a réalisé que les interactions avec ses collègues seraient différentes de celles dans son précédent emploi, où il travaillait exclusivement au bureau : « Lorsque je suis arrivé au bureau la première fois après trois mois en télétravail, il y a eu immédiatement ce côté découverte. Maintenant, cela fait plus d’un an que j’y suis, mais il y a toujours cette touche de découverte à chaque fois que je vais au bureau, car il y a toujours de nouvelles personnes qui arrivent. »

Peut-on devenir amis sur Slack ou Teams ?

A l’heure où nous communiquons de plus en plus, nos nouveaux outils ne devraient-ils pas faciliter de nouvelles formes de relations ? Erreur, maintient Alok Patel, consultant senior en management chez Gallup. « Bien que ces technologies soient efficaces pour accomplir le travail, elles manquent de conversations organiques, non liées au travail, qui sont souvent à l’origine des amitiés », explique l’expert. « Il est plus facile de communiquer avec les autres que jamais dans l’histoire de l’humanité. Cependant, certains de ces outils ont été délibérément conçus pour réduire l’interaction humaine, permettant ainsi des méthodes asynchrones pour accomplir le travail avec moins d’interaction directe. Des recherches montrent que ceux qui travaillent principalement à distance ont tendance à être moins connectés en termes de relations. »

Jeffrey Hall, professeur en communication à l’Université du Kansas, est plus nuancé : « Ce n’est pas que des relations de qualité ne peuvent pas se former grâce aux technologies, mais elles sont moins susceptibles de le faire. Être social à travers ce type de technologies nécessite plus d’intentionnalité et de dessein. Les gens ont tendance à ne pas s’engager dans une communication amicale intentionnelle au travail car ce n’est pas la norme, cela demande d’être pro actif et cela peut sembler intrusif ou inutile », explique-t-il.

Quand la culture d’entreprise joue sur les bonnes relations

Bien sûr, il y a également toujours eu des individus sceptiques quant aux amitiés au travail, préférant maintenir une séparation presque totale entre leurs sphères personnelle et professionnelle. Selon une étude de l’IFOP menée en 2023, 40 % des salariés français pensaient qu’il vaut mieux ne pas devenir ami avec ses collègues, afin de séparer sa vie privée et sa vie professionnelle.

Pour Léa, 61 ans, qui travaille comme contrôleuse de gestion dans une entreprise en Israël, cette séparation entre vie personnelle et professionnelle peut également découler d’une culture d’entreprise peu propice au respect de l’intimité. « Les gens au travail semblent bavards, et je ne me sens pas à l’aise de partager des choses personnelles, craignant qu’elles ne se propagent. Cela a commencé avec notre ancien PDG, qui avait tendance à partager des choses personnelles que d’autres lui confiait… J’ai donc décidé de garder mes distances », avoue-t-elle.

Selon l’étude Friends Without Benefits: Understanding the Dark Side of Workplace Friendship de 2018, les amitiés au travail comportent également des aspects sombres et négatifs. Cette recherche a révélé que les amitiés au travail peuvent engendrer, entre autres, un conflit chez les employés entre leur rôle officiel de collègues et celui d’amis. De plus, selon l’étude, les relations amicales au travail pourraient avoir un impact négatif sur la productivité des employés et la qualité de la prise de décision en équipe dans certaines entreprises.

Ella, 29 ans, qui travaille dans un grand cabinet comptable en Israël, affirme que son entreprise craint une baisse de productivité et décourage les relations amicales sur le lieu de travail. Un véritable regret pour la jeune femme : « vos collègues, ce sont ceux qui partagent vos expériences et peuvent vous soutenir lors de journées difficiles. » C’est sans compter un environnement qu’elle décrit aujourd’hui comme « toxique », où personne ne semble vouloir se dire bonjour ou discuter amicalement. « L’essentiel est que le travail soit fait, personne ne se soucie de comment vous allez. Ce qui les intéresse, c’est qui a eu la promotion, qui a eu le bonus. Il y a beaucoup de compétition entre collègues. »

Selon Alok Patel de Gallup, la culture organisationnelle de l’entreprise a un impact direct sur le développement des relations interpersonnelles entre collègues : « Je pense que cela commence par la culture et le leadership au sein de l’organisation. Si la culture et les dirigeants encouragent les amitiés au travail, cela favorisera davantage de liens entre les employés. »

On se voit à l’afterwork ?

Dans l’entreprise d’Antoine, le marketeur lyonnais, des afterworks sont régulièrement organisés par l’entreprise, mais les employés, qui travaillent principalement en télétravail, ne sont pas très enthousiastes : « Je le ressens un peu comme quelque chose de forcé et j’ai du mal à m’investir dans ces moments-là. » Antoine explique que dans son ancienne entreprise, où tout le monde travaillait au bureau, les afterworks étaient plus spontanés car c’était une initiative des employés.

Marie Benedetto-Meyer, la sociologue du travail, souligne l’importance pour les entreprises de trouver un équilibre dans la promotion des relations sociales au travail. « Lorsque les employés ont l’opportunité de se retrouver, de participer à des événements et des activités, cela favorise des interactions plus naturelles. Il est crucial de fournir les outils et les moyens nécessaires, tout en laissant aux salariés la liberté de s’approprier ces opportunités à leur manière », conclut-elle.

Surtout que les avantages d’avoir des amis au travail sont bien documentés. Alok Patel de Gallup, qui a mené avec Stephanie Plowman l’étude The Increasing Importance of a Best Friend at Work, explique que « le fait d’avoir des meilleurs amis au travail est lié à des résultats commerciaux clés. Ceux qui ont des meilleurs amis au travail sont moins susceptibles de subir un incident de sécurité au travail ou quitter l’organisation et généralement plus satisfaits de leur entreprise en tant que lieu de travail idéal. »

Et l’amour dans tout ça ? Si rien n’indique que nouer des liens amoureux au travail soit bon pour votre productivité (on parierait plutôt l’inverse !), une étude de 2022 semble indiquer que les romances au bureau auraient, elles, augmenté après la pandémie ! Un “boum” surprenant qui n’étonne pas la thérapeuthe Laura Young, interviewée par le New York Post : « pendant le confinement, les gens ressentaient un fort sentiment de solitude et grâce à Zoom ils ont pu entrer en connexions plus profondes avec leurs collègues. » Avec le retour au bureau, de nouveaux couples se seraient ainsi formés ! Amour ou amis, certains ont choisi…

(1) Certains prénoms ont été changés pour un souci d’anonymat


Article écrit par Nitzan Engelberg et edité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ

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