Et si la transformation du monde (du travail) commençait par vous ?
15 avr. 2021
8min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
LE BOOK CLUB DU TAF - Dans cette jungle (encore une !) qu’est la littérature traitant de la thématique du travail, difficile d’identifier les ouvrages de référence. Autrice et conférencière sur le futur du travail, notre experte du Lab Laetitia Vitaud a une passion : lire les meilleurs bouquins sur le sujet, et vous en livrer la substantifique moelle. Découvrez chaque mois, son dernier livre de chevet pour vous inspirer.
On n’a jamais autant parlé de « transformation » que depuis la pandémie. Les nouvelles manières de travailler et de manager, les nouveaux outils et modèles d’affaires d’un monde virtualisé et les nouvelles revendications pour davantage de diversité dans les organisations sont rendus de plus en plus visibles. Face à cela, on est souvent tenté de « voir en grand », pour transformer son entreprise à coups de plans et projets « ambitieux » pensés pour le « monde d’après ».
Et si on avait tort de considérer qu’un grand problème requiert forcément une action massive ? Les révolutions ne débutent-elles pas toutes par de « petites victoires » ? Dans ce « manuel d’activisme pragmatique », Philippe Silberzahn, professeur à emlyon business school et spécialiste des organisations, défend l’idée que les « petits pas » sont souvent plus puissants que les grands plans parce qu’ils nous font avancer.
Dans Petites victoires. Et si la transformation du monde commençait pas vous ? (Diateino, 2021), l’auteur offre aux activistes de tout poil une méthode pratique pour faire progresser leur cause. Pour cela, ils/elles doivent d’abord renoncer à rester campé·e·s sur cette posture purement idéaliste qui nous est chère en France : « La posture avant tout morale des idéalistes les rend incapables de traduire leur engagement sincère en résultats concrets. (…) L’histoire a montré que ce ne sont pas forcément ceux qui font le plus de bruit qui sont les vrais acteurs du changement. »
Petites victoires est le septième livre de ce penseur de l’innovation et de la stratégie à l’âge entrepreneurial. Effectuation : les principes de l’entrepreneuriat pour tous (2014) et Stratégie Modèle Mental : Cracker enfin le code des organisations pour les remettre en mouvement, co-écrit avec Béatrice Rousset (2019), sont deux autres ouvrages avec lesquels on peut poursuivre la réfléxion sur la transformation développée dans Petites victoires.
Ce livre sur l’importance des « petits pas » est une lecture indispensable à tout activiste du changement qui rêve de rendre son organisation plus innovante. À propos de cette vieille opposition politique et philosophique entre réformistes et révolutionnaires, l’auteur apporte des idées empreintes de sagesse, de pragmatisme et d’empathie. Quand on part de ce qui existe (et qu’on ne cherche pas à tout détruire), on doit écouter les autres, les comprendre et construire quelque chose avec eux/elles.
« Face à l’ampleur des problèmes auxquels on s’attaque, on peut être radical dans son ambition, mais pragmatique dans son approche (…) on peut commencer en visant des petites victoires, et progresser de manière incrémentale, petit pas par petit pas »
« Nous ne savons pas “faire petit”, ou nous y sommes réticents, car nous avons été conditionnés à “penser grand” depuis toujours. Considérez cet ouvrage comme un exercice de déconditionnement ! »
- Philippe Silberzahn dans Petites victoires.
L’effectuation chez les entrepreneurs
Silberzahn rappelle que le principe des petits pas est au fondement de la démarche de l’effectuation à laquelle il a consacré un ouvrage entier. C’est grâce à un article de la chercheuse Saras Sarasvathy (“Causation and effectuation: toward a theoretical shift from economic inevitability to entrepreneurial contingency”), publié en 2001, que cette logique d’action des entrepreneurs nous est devenue familière.
Elle repose sur cinq principes d’action :
- On fait avec ce qu’on a sous la main. Au lieu de faire des plans sur la comète, on regarde attentivement les moyens dont on dispose et on voit ce qu’on peut faire avec ça.
- On évalue la perte acceptable plutôt que le gain attendu. La première question qui se pose est la suivante : « Au pire, qu’est-ce que je perds si mon action échoue ? » Il est donc préférable de commencer petit pour que l’échec ne soit pas trop coûteux.
- On co-construit le projet en y associant de plus en plus de parties prenantes. L’entrepreneuriat est avant tout une démarche sociale.
- Plutôt que de chercher à éviter les surprises, on en tire profit. En fonction des réalités du terrain, les surprises peuvent être de bonnes occasions, pourvu qu’on ne soit pas prisonnier d’un plan rigide.
- On crée son propre contexte. On change le monde en fonction de ses croyances, en cherchant à avoir un impact dès la première action.
Désormais mieux connue dans le monde des entrepreneur.euse.s, l’effectuation n’est pas une démarche courante dans les grandes organisations, qui restent souvent « largement pilotées par un plan global délibéré avec une initiative locale limitée ». Le modèle de l’approche « délibérée » se distingue des approches « incrémentales » et « émergentes » qui partent « d’une série de petites victoires qui se cumulent pour construire progressivement un ensemble dont la logique apparaîtra peu à peu ». Les deux approches sont nécessaires pour faire advenir le changement.
« Viser grand » n’est pas toujours une bonne idée
Nous avons appris à analyser un problème et élaborer des grands plans pour le résoudre. C’est ce que l’on attend de nos gouvernements et de nos dirigeants d’entreprise. Pourtant, cela ne marche pas souvent. La première raison, c’est que notre rationalité est limitée. Les problèmes complexes dépassent notre entendement. Les liens de cause à effet peuvent être ambigus. Il peut y avoir un délai entre la cause et l’effet qui rend contestable ce lien. Il peut aussi exister des effets pervers et des conséquences inattendues (l’auteur donne l’exemple des conséquences inattendues du confinement qui a entraîné une augmentation des violences domestiques). Les personnes impliquées ne sont pas forcément d’accord sur une définition du problème, ni sur son degré de gravité : « Comment résoudre un problème si tout le monde ne considère pas que c’en est un ? »
L’idée qu’il faut forcément viser grand pour résoudre un problème repose sur un certain nombre de croyances fausses. Par exemple, l’idée que les moyens mis en œuvre doivent être aussi importants que le problème. Malheureusement, déployer des grands moyens pour résoudre un problème complexe, cela marche rarement. Depuis les années 1970, les Etats-Unis dépensent des milliards pour mener la guerre contre la drogue, mais c’est un échec cuisant. Les grands moyens sont nécessaires pour résoudre un problème technique (la construction d’un pont, par exemple), mais ils sont souvent vains quand il s’agit de problèmes sociaux complexes.
Silberzahn bat en brèche l’idée courante qu’il faudrait nécessairement une vision pour changer les choses. Déconnectée de la réalité du terrain, la vision d’un chef est en fait souvent à côté de la plaque. Elle se fonde aussi sur une forme d’autoritarisme, puisqu’elle doit être imposée d’en haut et exécutée sagement « en bas ». Il y a donc un paradoxe car la vision est censée permettre l’avènement d’un nouveau monde fait d’autonomie au travail. Par ailleurs, elle sert souvent d’excuse pour ne rien faire : « La vision est très pratique pour ne rien faire. On peut accuser la direction générale de produire des plans infaisables, et celle-ci peut accuser ses subordonnés d’être incapables de les exécuter. »
En réalité, une vision peut parfaitement émerger spontanément à partir des principes de l’effectuation. Roosevelt n’avait pas de vision quand il a commencé à s’attaquer à la grande dépression de 1933. Généralement, il est bien difficile de s’attacher à une vision quand le contexte est fait d’incertitudes: « Pourquoi s’imposer un exercice de création d’une vision qui a toutes les chances de consommer une énergie faramineuse ? »
Il est également faux de croire qu’un problème grave est plus mobilisateur. En réalité, c’est souvent la proximité avec le problème qui mobilise davantage que la gravité. Un petit problème dans ma rue (ou mon immeuble) me poussera à agir davantage qu’un grand problème dans un pays lointain, ne serait-ce que parce que je ne me sentirai pas aussi impuissant.e : « La hauteur de l’enjeu conduit à la paralysie et à la peur, empêchant l’action ou donnant l’impression qu’elle est vaine de toute façon. »
Enfin, contrairement à ce que l’on pense couramment, la capacité à résoudre un problème n’est pas liée à la position hiérarchique de celui/celle qui cherche à le résoudre : « En France, quand il y a un problème, on attend du président de la République qu’il le résolve. » Hélas, les personnes haut placées dans la hiérarchie sont parfois bien incapables de résoudre des problèmes sociaux complexes. Ils/elles sont souvent conscient·e·s des problèmes, mais font le constat de leur impuissance à les résoudre.
Les petites victoires présentent bien des avantages
L’auteur donne la définition suivante d’une « petite victoire » : « Une petite victoire constitue un résultat tangible, complet, mis en œuvre de façon collective et d’importance modérée. » Comme elles visent des objectifs précis, il est toujours possible d’en évaluer le succès sans ambiguïté, d’établier les liens de cause à effet et donc d’apprendre au fur et à mesure des petites victoires. Les coûts de l’échec sont si faibles qu’il devient plus difficile de s’y opposer. Face au succès, on sent sa propre puissance d’action augmenter. La satisfaction qu’on en tire nous pousse alors à poursuivre l’action.
« La première étape est de déterminer ce que nous pouvons faire sur un tout petit bout du très grand problème, la seconde de relier ce que nous faisons au grand problème pour contribuer à sa résolution. Autrement dit, comment agréger notre contribution individuelle à celle des autres, qui sont placés dans la même situation avec les mêmes limites. On voit que la résolution ne peut être que collective. »
Il peut s’agir d’un changement important pour un très petit groupe, d’un changement limité sur une variable importante dans un petit groupe, ou d’un changement limité sur une variable importante dans un grand groupe. « D’une manière générale, il faut préférer propager des changements sur de petits groupes, car plus la taille du groupe augmente, plus les effets propres à la complexité vont être difficiles à anticiper et à contrôler. »
En réduisant le périmètre de l’action, on diminue le niveau d’incertitude et on découvre sa propre capacité à agir. Mais l’un des avantages les plus essentiels des petites victoires, c’est qu’elles sont suffisamment petites pour passer « sous le radar » et ne pas susciter d’opposition. Les opposant·e·s ont tendance à surveiller les grandes choses plutôt que les petites car ils/elles souscrivent le plus souvent aux idées de la vision et du grand plan. Et puis, une petite victoire prouve qu’un autre modèle mental est possible. Par conséquent, elle ouvre une brèche pour d’autres actions dans le même sens.
Puisqu’elle part de la réalité telle qu’elle est (et non telle qu’on voudrait qu’elle soit), l’action motivée par la petite victoire peut être immédiate et ne requiert pas d’autorisation préalable. Comme l’a bien expliqué Saul Alinsky, l’un des maîtres à penser de l’activisme, l’activiste pragmatique s’oppose aux idéalistes qui préfèrent, eux, « disserter sur un monde idéal en se désintéressant de la réalité. »
Comprendre les « modèles mentaux »
Comme Philippe Silberzahn l’a expliqué dans son livre Stratégie modèle mental, co-écrit avec Béatrice Rousset, le changement de « modèle mental » est la clé de toute transformation. « Si les croyances sont erronées, ou obsolètes, ou si elles ne correspondent pas à l’intention de l’organisation (sa stratégie énoncée), celle-ci va dans le mur (…) Si on veut changer l’organisation, il faut changer ce que font ses membres, et donc pour cela changer leurs modèles mentaux. »
Les changements disruptifs menacent l’identité même des individus et des organisations. Il est donc essentiel de s’intéresser à la notion d’identité quand on est activiste. Petites victoires invite les activistes à mieux comprendre les différentes parties prenantes et leurs motivations pour éviter une guerre des camps stérile qui ne fera que renforcer chacun·e dans sa position de départ.
Face à la crise que nous vivons, la tentation est grande de se recroqueviller sur ses positions. « Contrairement à ce que l’on pourrait croire, un changement profond et brutal n’amène pas toujours à remettre en question ses croyances. Il peut dans certains cas servir au contraire à les renforcer, malgré ou peut-être à cause de sa magnitude. Les modèles sont attaqués, ils se défendent. L’organisation devient moins tolérante aux opinions divergentes, et c’est la même chose pour un pays : les opinions se radicalisent, les camps se forment. »
Dans un tel contexte, le modèle des petites victoires est assurément le meilleur moyen de commencer à transformer le monde malgré tout, en commençant petit, à son échelle, et en créant des alliances autour de soi pour agir dès aujourd’hui. « Et si la transformation du monde commençait par vous ? » La lecture de cet ouvrage est un bon point de départ.
Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.
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