Peut-on changer le monde en postant des coups de gueule sur LinkedIn ?

Apr 11, 2023

6 mins

Peut-on changer le monde en postant des coups de gueule sur LinkedIn ?
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Paulina Jonquères d'Oriola

Journalist & Content Manager

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Ce sont des posts qui dépassent parfois le million de vues sur des réseaux professionnels comme LinkedIn. Leur point commun ? A travers un récit personnel, ils entendent alerter le monde du travail ou de l’entreprise sur un sujet de société. Mais au-delà des likes, foules de commentaires et partages, font-ils vraiment bouger les lignes ?

Contribuer à faire changer l’algorithme de LinkedIn en publiant un coup de gueule sur le fil même de ce réseau professionnel ? C’est le coup de maître de Pauline Bar, la CEO de The Working Mums. Tout commence il y a trois ans lorsque l’entrepreneure constate avec effroi que les profils assimilés à sa page LinkedIn, ou même à celles de femmes politiques de premier plan, sont souvent dégradants. Parmi les profils recommandés, on retrouve ainsi des « métiers d’escorte, modèles et autres types d’associations douteuses », dénonce alors à l’époque Pauline Bar. Tandis que pour les hommes, les profils sont identiques ou assimilables à leurs positions. Pour Pauline, justicière dans l’âme, l’affront pour les femmes est tel qu’elle n’en dort pas la nuit. « J’ai écrit ce post car j’étais effarée. Je ne comprenais pas que personne n’agisse sur ce sujet. J’avais déjà essayé de contacter la presse, sans succès », se souvient-elle.

A l’époque, la communauté LinkedIn de Pauline est encore restreinte. Pourtant, son post devient viral. La CEO parvient finalement à contacter les équipes de LinkedIn France grâce à l’aide de personnalités politiques. Entre-temps, elle a constitué un solide dossier avec des preuves aux quatres coins du monde. Le sujet, qui est du ressort des équipes tech américaines, finit par leur être remonté. « Je ne suis pas naïve, j’imagine que nous avons dû être plusieurs à alerter, mais au bout de quelques mois, l’algorithme de LinkedIn s’est considérablement amélioré », constate-t-elle, convaincue que chacun apporte sa pierre à l’édifice.

Après ce premier coup d’éclat, Pauline décide de poursuivre sa stratégie LinkedIn pour continuer son combat en faveur de la reconnaissance des femmes au travail. Certains de ses posts atteignent plus d’1,5 million de vues, à l’image de cette tribune, publiée en 2022, sur les difficultés inhérentes aux modes de garde pour les jeunes parents. « Mon post a été exposé à des milliers de salariés d’entreprise. Je peux donc espérer a minima que le message a été entendu. Et puis, il s’agit d’ouvrir le débat au sein des couples puisque c’est ici que se jouent une bonne partie des inégalités », affirme-t-elle.

Un impact à l’échelle macro ?

Ces “tribunes coup de gueule”, de plus en plus présentes sur les réseaux sociaux - et souvent poussées par les algorithmes pour leur côté vindicatif - peuvent-elles alors, au-delà du cas personnel, impacter la société toute entière ? Avocate et membre du Lab de Welcome to the Jungle, Elise Fabing observe avec intérêt ce mouvement. D’ailleurs, elle-même maîtrise parfaitement les Live Instagram pour tenter de faire bouger les lignes en éduquant son audience sur les sujets relatifs au droit du travail. L’avocate parisienne constate que cette thématique a pris une place importante dans la société toute entière, et notamment dans les médias.

« Il est absolument évident que les réseaux sociaux ont contribué à libérer la parole des victimes, ce qui a aussi pu faire peur à certaines entreprises en raison du risque réputationnel », affirme Elise Fabing. Par effet domino, cela peut ensuite influer sur tout l’écosystème à l’instar du mouvement Balance ta startup qui a contribué à faire évoluer certaines pratiques, même si les changements sont timides.

Là où les choses ont vraiment évolué, observe l’experte, c’est sur la question du harcèlement sexuel avec le mouvement mondial #metoo. « On ne peut jamais affirmer avec précision l’impact des réseaux sociaux. Ceci étant dit, il serait difficile de croire que le mouvement #Metoo n’a rien à voir avec la modification de la loi française sur le harcèlement sexuel », affirme-t-elle. De fait, si la loi est modifiée, on peut effectivement dire que les réseaux sociaux jouent un rôle de premier plan au niveau macro.

Pour l’instant, la caisse de résonance d’une plateforme comme LinkedIn ne s’est pourtant pas totalement vérifiée. A part quelques exemples comme celui de Pauline Bar et des profils recommandés, difficile de trouver des coups de gueule qui auraient créé de véritables séismes dans le monde du travail. Par contre, certains posts, devenus virales, permettent à des travailleurs et travailleuses victimes d’injustices sur leur lieu de travail, de se faire entendre sans pour autant passer par la case procès.

Quant au rôle traditionnel des syndicats ? Pour notre spécialiste, le syndicalisme est en perte de vitesse : « je le déplore, très peu de jeunes actifs se syndicalisent, et les réformes Macron sur le dialogue social n’y sont pas pour rien. Dès lors, les réseaux sociaux apparaissent comme un moyen d’expression et de dénonciation des mauvaises pratiques plus accessible aux jeunes actifs ».

Réparer sa situation personnelle

C’est le cas de Daniel, Community manager à Paris, qui publiait en début d’année un post Linkedin faisant suite à une série de micro agressions à caractère homophobe vécues dans son ancienne entreprise. « J’avais remonté les remarques déplacées de ma manager dont j’avais été victime, et cela n’avait eu aucune conséquence, explique-t-il. Si j’ai voulu m’exprimer ensuite en ligne, c’est parce que ce que j’avais entrepris jusque-là n’avait eu aucun écho au niveau managérial et RH. »

En effet, après avoir annoncé sa démission et s’être mis en arrêt de travail, Daniel a reçu une lettre de dispense des services RH, lui signifiant qu’il n’était plus nécessaire qu’il revienne dans l’entreprise. Le jeune homme a donc décidé de faire entendre sa voix sur les réseaux sociaux pour rétablir son intégrité et aider d’autres personnes qui seraient dans la même situation.

Avant de publier sa lettre ouverte, Daniel s’est enquis des répercussions possibles d’un point de vue juridique. « Il faut effectivement faire attention aux risques de diffamation et de dénonciation calomnieuse. Mais si on a des éléments solides pour prouver que ce que l’on dit est vrai, alors la question ne se pose pas », relève Elise Fabing. Okay pour le “name shaming”, donc, mais attention à ses dérives. De son côté, Daniel ne cite pas le nom de son ancienne entreprise dans son post. Il appuie donc sur le bouton “publier”. Il s’attend à 25 likes mais en récolte plus de 2 500. Malgré quelques messages haineux, les retombées sont très positives. On lui propose même des opportunités business. Surtout, d’autres victimes de discrimination lui confient leur histoire.

De son propre aveu, le jeune homme est d’abord terrifié par l’ampleur du phénomène. Jusqu’à ce qu’il soit contacté par le DRH et le cofondateur de son ancienne entreprise. « Il s’est dit très touché par mon histoire et m’a dit que ce que j’avais vécu était inacceptable. J’ai ensuite appris que mon ancienne boîte avait envoyé un mail en interne en parlant de mon post pour rappeler que les valeurs de diversité et d’inclusion étaient centrales dans l’entreprise », poursuit-il.

Suite à cela, l’ancienne entreprise de Daniel a également annoncé sa roadmap en matière d’inclusion : les directeurs vont être formés sur le sujet de la discrimination, les managers coachés, une enquête va être menée, et une référente nommée au sein du Codir. « J’avoue que je ne m’attendais pas à cela. J’ai aussi reçu des messages de remerciements d’autres collègues. Bon, mon ancienne manager est toujours en place et je suis certain qu’elle se fiche de ces sujets, mais je suis heureux d’avoir pu contribuer au global », analyse-t-il, ne regrettant pas une seconde son post.

Faudrait-il des Daniel dans toutes les entreprises pour dénoncer les dérives de certains managers ou certaines politiques d’entreprises ? A cette question, Elise Fabing regrette plutôt la perte de vitesse du rôle traditionnel des syndicats : « Très peu de jeunes actifs se syndicalisent. Dès lors, les réseaux sociaux apparaissent comme un moyen d’expression et de dénonciation des mauvaises pratiques plus accessible aux jeunes actifs. »

Publier pour sensibiliser

Mettre ses tripes et sa vulnérabilité sur la table, c’est aussi ce qu’a osé Pauline Trequesser, fondatrice du collectif Cosme. Et du courage, il lui en a fallu pour poster un selfie d’elle, chauve, alors en plein traitement contre le cancer, avant un autre cliché la montrant guérie. Un post comme prolongement à son « journal de bord de l’entrepreneuse, cancéreuse, heureuse » sur Instagram, et annonciateur du lancement de son podcast Puissance care sur la santé physique et mentale des entrepreneurs et solopreneurs. « A l’origine, j’ai privilégié mes prises de parole sur Instagram car je m’y sentais plus en sécurité que sur LinkedIn. Je n’ai donc réussi à y prendre la parole que lorsque j’étais en rémission », explique-t-elle.

Aujourd’hui, pour la trentenaire, le message est clair : il est nécessaire de lever le voile sur la maladie. « Le sujet est encore tabou, on n’ose pas en parler dans le monde professionnel. D’ailleurs, certains de mes proches n’ont pas compris que j’expose ma maladie sur les réseaux sociaux », poursuit-elle. En racontant son parcours, elle souhaite aussi insister sur la protection sociale des indépendants, encore très faible dans l’Hexagone. En effet, peu d’entrepreneurs et solopreneurs pensent à se protéger. Pourtant, la maladie peut frapper à tout moment, même à 30 ans. « Personnellement, c’est en lisant le post de Pauline que je me suis dit qu’il fallait que je prenne une prévoyance », se souvient Elise Fabing.

Avec son post sur LinkedIn, Pauline Trequesser a touché plus de 800 000 personnes, reçu des centaines d’encouragements et tout autant de témoignages personnels de malades qui n’osaient pas s’ouvrir sur ce sujet si intime dans leur vie professionnelle, ou encore de jeunes femmes qui ont commencé à se palper pour traquer le crabe. « Et, pendant tout ce temps où j’étais malade, ma boîte a continué à tourner. Nous avons fait des centaines de milliers d’euros de chiffre d’affaires » relève-t-elle avec fierté. « Mon message n’est pas un coup de gueule. Il n’y a pas besoin de gueuler pour porter un message haut et fort. J’ai écrit les choses de manière factuelle, et cela a eu une résonance incroyable auprès des gens. Je veux simplement aider les malades à ne pas sombrer dans la spirale du silence au travail », conclut-elle.

Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ

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