« Comment j'ai découvert l'ambition après 40 ans »

Apr 24, 2023

6 mins

« Comment j'ai découvert l'ambition après 40 ans »
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Laetitia VitaudLab expert

Future of work author and speaker

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Souvent définie comme un désir intense de réaliser quelque chose de remarquable et d’en tirer de la reconnaissance matérielle et symbolique, l’ambition peut soutenir une vision de la réussite individualiste, voire égocentrique, qui n’est pas évidente à assumer… au travail comme ailleurs. Notre experte Laetitia Vitaud nous explique comment elle s’est réconciliée avec l’ambition à 40 ans passés, après l’avoir longtemps redoutée.

Les ambitieux sont détestables

J’ai longtemps entretenu (et j’entretiens encore) un rapport ambigu à l’ambition. En partie à cause de cette vision qu’une « bonne personne » doit servir le collectif et mettre ses intérêts égoïstes au second plan. Le désir d’accomplissement n’est acceptable que s’il est au service d’une cause altruiste et se conjugue à la première personne du pluriel. L’ambition pour « nous », c’est admissible. Mais l’ambition pour « je », pas vraiment. Tous les synonymes du mot « ambitieux », comme arriviste, opportuniste ou encore carriériste sont aussi entendus négativement. En somme, être ambitieux, c’est ne pas être quelqu’un de bien.

Pas étonnant que le concept ait mauvaise presse. Et soyons clairs, cela se conjugue encore plus mal au féminin. Les normes sociales et stéréotypes de genre dominants font que ce type de comportement est considéré comme difficilement acceptable de la part des femmes. Je l’ai vite compris en grandissant et je ne suis visiblement pas la seule, tant la croyance semble intériorisée. Encore en 2018, une étude du réseau Professional Women’s Network révélait que, si environ 9 femmes sur 10 considèrent avoir de l’ambition (presque autant que les hommes), 77 % d’entre elles s’accordent pour dire que l’affirmer relève encore du tabou.

Associée à la réussite matérielle et financière, l’ambition était, qui plus est, perçue dans mon milieu familial comme superficielle ou non éthique, parce qu’avoir de l’argent - me faisait-on comprendre - c’est en quelque sorte « l’avoir volé aux autres ». Les ambitieux sont indécents. Et les ambitieuses, des femmes vénales. Oui, la figure de la prostituée plâne encore au-dessus du travail rémunéré des femmes. Celle qui se fait payer au lieu d’offrir gratuitement ses efforts reste souvent suspecte. Cela ne vous étonnera pas : à l’échelle globale, les femmes effectuent la majorité du travail gratuit et les hommes, la majorité du travail rémunéré…

En outre, les incarnations de l’ambition dans le monde économique et politique impliquent un sacrifice total de son temps libre, une pression excessive constante et un stress chronique. On m’a fait comprendre dès l’école que « les filles supportent moins ce stress-là » et que « ce n’est pas fait pour elles ». L’insistance avec laquelle on demandait (et c’est encore trop souvent le cas) en entretien aux jeunes femmes : « Comment comptez-vous concilier vie privée et vie professionnelle ? », a achevé le travail. Résultat : après une expérience ratée en entreprise lors de laquelle je n’ai pas su être assez ambitieuse, j’ai tout lâché pour passer les concours de l’Éducation nationale et enseigner. J’allais enfin être à ma place…

Une reconversion pour plus d’ambition

Les reconversions professionnelles sont souvent le fruit d’une remise en question de ce modèle négatif de l’ambition. Dans son ouvrage Merci mais non merci (Payot, 2021), Céline Alix évoque la situation particulière de ces femmes « ambitieuses » qui finissent par abandonner leur carrière glorieuse pour se tourner vers une vie professionnelle où elles trouvent plus de sens, d’autonomie et d’authenticité. Une décision qui implique un sacrifice financier et politique : renoncer en partie au pouvoir (celui de « changer les choses de l’intérieur », si tant est que cela soit possible) et accepter de gagner moins d’argent… pour « être plus alignée ».

À jouer le jeu de l’ambition selon des règles définies sans elles, les femmes sont non seulement davantage critiquées pour leur transgression, elles se heurtent aussi à des obstables supplémentaires (plafond de verre, discrimination de genre, harcèlement sexuel…). Si j’avais fait une carrière « ambitieuse », peut-être me serais-je également demandé dans quelle mesure la réussite professionnelle a-t-elle besoin d’exclure toutes les autres vies (familiale, personnelle, sociale) ? Je comprends très bien ces individus qui renoncent aux gratifications associées à l’ambition en milieu de carrière pour avoir une meilleure vie. Pour ma part, j’ai emprunté le chemin inverse.

J’ai passé 8 ans à enseigner, soit à soutenir les autres dans leur apprentissage, à aider de jeunes personnes à grandir et s’épanouir, à les conseiller, voire les « coacher » parfois. Mais derrière eux, je me suis effacée : ma « réussite », c’était de les voir réussir. Un peu comme ces parents qui s’accomplissent exclusivement à travers leurs rejetons. Un jour, à force de voir des promotions d’étudiants partir explorer le monde, vivre des aventures exaltantes, tenter des métiers différents, créer des entreprises et y trouver des formes variées de reconnaissance, j’ai eu envie de ne plus me contenter de vivre l’aventure uniquement à travers eux. J’ai désiré prendre leur place. Je me suis retrouvée débutante à la fin de la trentaine, à explorer des pistes diverses, avant de comprendre que c’est dans l’entrepreneuriat que je pourrais trouver du sens… et des sous.

J’ai en effet découvert qu’on peut faire ce qu’on veut de l’ambition : pour ma part, cela signifie jouir de la liberté professionnelle que me procure la liberté matérielle (l’argent) et la relative influence (un tout petit pouvoir) que me donne l’écriture sans avoir à payer le prix d’un jeu désagréable dont je n’ai pas choisi les règles (le présentéisme, les jeux politiques, le bullshit…). Le monde n’est pas binaire avec d’un côté, le sens et de l’autre, l’argent. En réalité, les reconversions professionnelles sont une méthode efficace pour augmenter ses revenus. Selon une étude Deloitte, les cadres français changent d’emploi ou d’entreprise tous les quatre ans pour bénéficier d’une augmentation salariale de 10 à 15 % (pour un quart d’entre eux, elle est même supérieure à 20 %). Mais comme l’argent reste tabou, on parle relativement peu des reconversions sous cet angle.

Middle age, une puissance nouvelle au milieu de la vie ?

L’âge médian des femmes françaises est de 44 ans (mon âge). Cela veut dire que la moitié d’entre elles sont plus âgées. Pourtant, on continue à faire comme si les notions de potentiel et d’ambition ne pouvaient s’appliquer qu’avant cet âge. Comme si à 44 ans, les jeux étaient faits. Sophie Dancourt évoque à ce propos le « syndrome du couvent » : « Il y a une injonction à disparaître qui évoque cette période où les veuves devaient quitter la société des vivants pour partir au couvent. Cette image forte résume bien ce que les femmes de notre génération ressentent quand elles passent le cap fatidique des 50 ans […] elles sont alors priées de se mettre de côté pour laisser les autres continuer à vivre sans elles. Ce syndrome du couvent n’est jamais explicite. Il s’exprime insidieusement sous la forme d’innombrables injonctions au jeunisme. »

Et pour cause, même si on constate des progrès remarquables en la matière, les femmes de plus de 44 ans restent relativement moins représentées dans les médias : c’est-à-dire qu’elles sont bien moins de la moitié de l’ensemble des femmes que l’on voit dans les films, publicités et séries… Or, les statistiques démographiques sont de notre côté : nous serons plus nombreuses demain puisque l’âge médian augmente. Sans compter que beaucoup d’entre nous refusent de partir au couvent ! Si j’ai longtemps éprouvé cette gêne extrême, un brin adolescente, à l’idée d’être remarquée (voire humiliée) en sortant du moule, j’éprouve désormais une joie enfantine dans le fait de ne pas être invisible. Vouloir être vue des autres, ce n’est pas en soi quelque chose de malsain, au contraire. Ça ne l’est que si vous ne les voyez pas comme des égaux et que vous cherchez à les dominer ou manipuler.

Parfois, je me demande s’il n’existe pas un super pouvoir du milieu de vie (et pourquoi pas de la seconde moitié de la vie) qui ne demande qu’à être découvert, un potentiel d’ambition, de créativité et de liberté, brimé par la société, qui voudrait être libéré, délivré… Mon ambition d’aujourd’hui serait qu’on apprenne collectivement à libérer cette puissance, pour le bien de tous et toutes.

Pour ma part, j’y suis parvenue grâce à 4 choses :

  • J’ai cherché à me détacher de ce qu’on attendait de moi en termes d’ambition : on valorise les femmes pour leur empathie et leur service au collectif mais on récompense (matériellement) les ambitieux qui ne poursuivent que leurs objectifs individuels. De nombreuses femmes pensent qu’on finira par les valoriser pour ce qu’elles font par altruisme. Or au travail, cette valorisation ne viendra pas toute seule. J’ai pris quelques distances avec ce modèle féminin.

  • J’ai trouvé des rôles modèles féminins plus âgés afin de réinventer l’ambition dans une carrière non linéaire : de plus en plus de femmes ouvrent la voie aux autres, à l’image de Bénédicte Tilloy dont j’admire la reconversion et la puissance créative qu’elle déploit aujourd’hui, Frédérique Cintrat pour qui « l’ambition n’a pas d’âge », qui vient de publier un ouvrage intitulé Ré-entreprendre sa vie après 50 ans (Dunod, 2023), ou encore Catherine Barba, dont l’énergie folle l’a menée à créer une école pour les indépendants (Envi) à la fin de la quarantaine avec trois autres femmes inspirantes de sa génération.

  • J’ai appris à « jouer » pour vendre, demander de l’argent, proposer des services : si c’était si gênant au début parce que je le prenais trop au sérieux. La maturité m’a aidée à mettre tout cela à distance. Je prends désormais les choses plus à la légère. Il y a une dimension théâtrale dans mon travail et j’y prends du plaisir.

  • Je m’entoure de personnes inspirantes et bienveillantes au travail : ce n’est pas parce que je suis indépendante qu’il faut toujours travailler toute seule ! On trouve la complémentarité grâce aux « collègues » qu’on se choisit et avec qui on imagine des projets intéressants. Je demande de l’aide et je pose des questions sans peur d’avoir l’air ignorante.

Il y a quelque chose de politique dans la revendication de l’ambition au féminin (à tout âge), y compris dans sa dimension matérielle — l’argent et la visibilité — car derrière tous ces tabous se cachent encore une répartition des richesses, du travail gratuit et rémunéré, de la place dans l’espace public, de l’autorité et du pouvoir trop inégalitaire. J’aimerais tant que ma découverte individuelle se conjugue à la première personne du pluriel…

Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.

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