Rémunérations : et si demain, le salarié n’avait plus besoin de négocier ?

20. 6. 2023

4 min.

Rémunérations : et si demain, le salarié n’avait plus besoin de négocier ?
autor
Paulina Jonquères d'Oriola

Journalist & Content Manager

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Parce qu’il a toujours détesté les négociations salariales, Virgile Raingeard, CEO de Figures, a trouvé la parade : offrir aux entreprises un maximum d’informations sur le marché pour les aider à proposer d’emblée des salaires justes et équitables.

Ne vous fiez pas à son apparente bonhomie : Virgile Raingeard est un redoutable entrepreneur, ex VP People chez Comet et Directeur RH chez Criteo. Mais l’homme sait aussi manier à merveille l’art de ne pas se prendre trop au sérieux, tout en abordant un thème… on ne peut plus sérieux : l’argent. Il nous explique ici comment ce sujet est arrivé dans sa vie, et comment il accompagne les entreprises vers plus de transparence, justice et équité dans le traitement de leur politique salariale.

Quand avez-vous pris conscience du tabou que représente l’argent dans l’univers professionnel ?

Je suis un peu biaisé car mon premier job était expert en rémunération – j’ai un background universitaire à la croisée des RH et de la data. J’avais accès à tous les salaires des employés de mon entreprise, en Europe et au Moyen-Orient. Je me souviens de mon manager me disant que j’allais devoir faire abstraction de ce que j’allais découvrir, sinon je ne pourrais pas en dormir. Et surtout, que rien ne devait fuiter, comme si la rémunération avait quelque chose de mystique. Effectivement, j’ai découvert des écarts de salaire monumentaux et injustifiés, notamment entre hommes et femmes. Même si certaines femmes progressaient sur l’échelle des responsabilités, leur salaire d’entrée était si faible que le rattrapage était impossible. D’ailleurs, cette inégalité H/F a fait l’objet de mon mémoire de fin d’études.

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Quel rapport entretenez-vous personnellement à l’argent ?

Je n’ai jamais négocié mon salaire, partant du principe qu’on me proposerait quelque chose de juste. En revanche, j’ai toujours expliqué au recruteur que je n’hésiterais pas à claquer la porte de l’entreprise si je découvrais que l’on ne m’avait pas traité équitablement. L’intégrité est une valeur centrale pour moi. Par contre, il est clair que l’argent n’est pas l’un de mes drivers. D’ailleurs, dans mes derniers changements de métier, je suis parti pour des salaires plus faibles. Aujourd’hui, je gagne moins qu’il y a 5 ou 6 ans.

Avec Figures, vous espérez donc créer un monde idéal où le salarié n’aurait pas besoin de négocier ?

Effectivement. Cela n’est pas étranger au choix même du nom de la boîte : « figures », cela veut dire « chiffres » en anglais, et « visages » en français. Voilà qui symbolise bien cette dualité entre un sujet à la fois rationnel et hautement émotionnel.

Concrètement, à quels besoins répondez-vous ?

D’abord, au manque de données sur les salaires. Pour moi, le manque d’équité se passe en interne (des écarts injustifiés), mais aussi en externe (est-ce que la personne est payée à la valeur du marché). Faute de données, on tombe rapidement dans des négociations sans fin. Et celles-ci ont tendance à tourner en faveur de ceux qui râlent le plus, et non pas ceux qui bossent bien, parce que les RH sont débordés. Avec Figures, nous permettons aux entreprises d’avoir une vision claire des salaires pratiqués sur leur marché, par type de métier ou géographie. L’autre besoin que nous adressons est d’offrir le bon outil pour piloter les politiques salariales. À ce jour, beaucoup de RH débordés utilisent encore un tableau Excel avec des formules rentrées à la main. Nous proposons justement d’accompagner les entreprises sur ce point en leur permettant de construire leurs grilles de salaire avec un outil performant.

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Qu’est-ce qui cloche aujourd’hui dans la manière de penser les politiques salariales ?

Déjà, c’est le fait de ne pas se questionner sur la philosophie de rémunération que l’on veut mettre en place dans son entreprise. Par exemple, Netflix a toujours déclaré vouloir avoir les meilleurs et les payer au plus haut du marché, et ne pas hésiter en contrepartie à se séparer d’éléments moins performants. À l’inverse, d’autres boîtes vont plutôt jouer sur d’autres aspects, comme les avantages, le sens donné au travail, la flexibilité, etc. Ce qui importe, c’est la cohérence entre la culture, la mission et l’expérience que l’on propose. C’est essentiel car personne ne peut prétendre offrir de salaire parfaitement juste. La localisation, les salaires en interne et en externe, tout cela joue sur la politique de rémunération, et toutes les boîtes ne vont pas opérer les mêmes choix. L’autre point, c’est que les entreprises ne sont pas très structurées, elles n’ont pas toutes de grilles de salaire, ne font pas d’audit pour savoir si leurs salariés sont bien payés. Les décisions ne sont pas assez basées sur la data. Du coup, cela crée une dette salariale qui peut engendrer de l’animosité. Avec Figures, nous encourageons justement les entreprises à prendre des décisions basées sur les données pour réduire la négociation.

Comme vous l’avez évoqué, en matière de politique salariale, beaucoup de choses entrent aujourd’hui en jeu. Il y a notamment la question des BSPCE, très propre au secteur des startups que vous connaissez sur le bout des doigts. Est-ce que certaines boîtes jouent un peu trop sur ce tableau ? C’est une critique qu’on entend souvent en ce moment…

Je crois aux BSPCE. Mais il est vrai que l’on observe un côté « miroir aux alouettes » autour d’eux. Les salariés sont mal éduqués sur ces questions et ne savent finalement pas vraiment ce à quoi ils peuvent prétendre. Du coup, soit par naïveté, soit par volonté, certains dirigeants survendent des packages. Car dans la réalité, la probabilité pour que ces BSPCE valent un jour quelque chose est très minime. L’entreprise doit donc être très claire sur ce que cela peut valoir un jour.

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Cela revient finalement à aborder la question de la transparence. Celle-ci doit être la nouvelle étoile polaire des organisations, y compris en matière de rémunération ?

Clairement. C’est une lame de fond dans toute la société. Et pour cause, la transparence, ça marche. De nombreuses études ont montré qu’elle permet de lutter contre les inégalités salariales. Cette transparence est possible avec une politique salariale structurée. Elle permet de donner davantage de contexte aux salariés, leur expliquer comment leur salaire est déterminé, comment ils se positionnent par rapport aux autres. Jusqu’ici, l’opacité ne bénéficiait qu’aux entreprises, mais je crois que cela va changer. Par-delà la législation – l’UE a adopté des mesures en mars 2021 pour garantir que les femmes et les hommes dans l’UE perçoivent une rémunération égale pour un travail égal –, je suis convaincu que les entreprises qui ne joueront pas le jeu de la transparence perdront grandement en attractivité. Alors, elles sont de plus en plus nombreuses à devancer ce changement de paradigme en publiant leurs grilles de salaire en externe.

La dernière étape de cette transparence, est-ce la publication nominative des salaires en interne ?

Si je n’hésite pas à promouvoir les grilles de salaire externes, je suis en revanche plus mesuré sur la transparence nominative. Je la pratique dans mon entreprise, mais il faut savoir que le sujet peut être très mal vécu, car comme nous l’avons dit en préambule, la question de l’argent demeure très personnelle. Pratiquer cette transparence nominative ne peut se faire que dans un certain contexte, parce que la culture d’entreprise s’y prête et parce que l’entreprise a parfaitement maturé sa politique salariale, et peut donc l’assumer de A à Z.


Article édité par Ariane Picoche, photo : Thomas Decamps pour WTTJ

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