Épuisement de l'ego : plus vous prenez de décisions, moins elles sont bonnes !

19. 2. 2024

5 min.

Épuisement de l'ego : plus vous prenez de décisions, moins elles sont bonnes !
autor
Laetitia VitaudLab expert

Future of work author and speaker

přispěvatel

La fatigue décisionnelle, ça vous parle ? Plus il faut prendre des décisions, traiter de l’information et faire des choix, plus cela devient difficile pour notre cerveau. On prend généralement des milliers de (petites et grandes) décisions chaque jour. Il va sans dire qu’avec la révolution numérique et ses sollicitations constantes, nos facultés cognitives en ont pris un sacré coup. Résultat ? Elles sont de plus en plus épuisées… Au point de faire chuter gravement notre productivité ?

Depuis quelques années, nous sommes nombreux, managers, salariés, prestataires, à éprouver au moins ponctuellement la sensation d’être noyés d’informations (emails, notifications…) et paralysés face aux décisions. Certains procrastinent davantage. D’autres se sentent épuisés et démotivés. Comme il en va de même pour nos interlocuteurs, cela semble ralentir tous les délais de prise de décision et nous rendre collectivement de moins en moins efficaces. L’épuisement de l’ego serait-il ainsi devenu l’ennemi principal du bien-être au travail, avec sa sœur, la dégradation de l’attention ? Puisque la capacité à prendre des décisions est une ressource limitée, il faudrait apprendre à la doser efficacement et améliorer l’organisation du travail pour s’adapter à cette contrainte. Mais comment ?

L’ego aussi a ses limites

Avez-vous remarqué comme les consommateurs apprécient les menus de restaurants épurés, les magasins offrant une gamme réduite et les expériences clé-en-main qui ne leur demandent pas de prendre « trop » de décisions ? Peut-être que vous-même cherchez régulièrement les situations de vie et de travail où vous n’avez rien à décider ? Rien de plus normal…

Dans le processus de prise de décision, la fatigue décisionnelle trahit la détérioration de la qualité des décisions d’un individu après de longues heures à en prendre. C’est le cas, par exemple, d’un·e manager qui a enchaîné les réunions où il a fallu trancher des plans d’action ou d’un·e acheteur qui aurait passé des heures à choisir des fournisseurs, des produits ou des services pour son entreprise. Chaque choix s’accompagne d’un renoncement et d’un effort de mobilisation de l’ego. Ce dernier étant symboliquement l’instance où les décisions se prennent, on parle d’« épuisement de l’ego » (ou « ego depletion » en anglais) pour qualifier ce phénomène qui peut conduire à de mauvais choix et/ou une paralysie.

Le psychologue social américain Roy Baumeister et ses collègues ont avancé un modèle décrivant le contrôle de soi comme un muscle, sujet à la fois à un renforcement et à une fatigue possibles. Leurs recherches ont révélé que l’utilisation initiale du « muscle » du contrôle de soi pouvait entraîner une diminution de sa force pour les tâches ultérieures. Des résultats expérimentaux ont confirmé ce modèle, illustrant ainsi l’existence de l’épuisement de l’égo. Une expérience significative menée par Baumeister et son équipe en 1998 a apporté la preuve, par exemple, que les individus qui avaient initialement résisté à la tentation de manger des chocolats étaient par la suite moins capables de persister dans une tâche de puzzle difficile et frustrante.

Ce phénomène est le résultat de la résistance préalable à une tentation. Ainsi, une personne au régime aura moins de patience et de résistance à l’effort, non seulement à cause de la privation de nourriture, mais surtout, à cause de l’effort de « volonté » exigé par les restrictions alimentaires. Quand les décisions sont irrévocables et importantes, alors l’épuisement est plus fort. C’est ce qu’on appelle « franchir le Rubicon ». Ce type de décisions -à l’image d’un recrutement ou d’un licenciement- sont particulièrement exigeantes sur le plan émotionnel et mental. Notre volonté est limitée : être en situation de devoir l’exercer constamment, c’est mettre en péril sa santé mentale, son bien-être individuel et sa productivité.

Un problème en augmentation constante

Si le concept n’est pas nouveau, le problème de l’épuisement de l’ego et ses conséquences sur la productivité et le bien-être au travail ont plutôt tendance à prendre de l’ampleur, principalement à cause de nos usages numériques débordants. Selon une étude menée sous la direction d’Oracle en avril 2023, le nombre croissant de décisions que nous devons prendre est fortement exacerbé par l’augmentation du volume des données diffusées et consommées sur Internet. Tout cela engendre un sentiment de frustration et de mal-être chez les individus confrontés à cette trop grande masse d’informations, sapant ainsi leur confiance en eux.

À force d’exercer le « muscle » de sa volonté pour trier ces informations, supprimer les mails inutiles, exercer son esprit critique pour juger de la véracité d’une information… on abaisse sa capacité à résister à l’effort dans d’autres domaines cognitifs. Cette situation d’infobésité complexifie énormément tous nos processus de prise de décision, affecte négativement la qualité de vie des managers et des salariés, et dégrade le bon fonctionnement des organisations en créant une plus grande inertie organisationnelle. C’est un peu comme si toute l’organisation en était grippée.

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On vous en dit plus ?

L’étude révèle que pour 87 % des Français, le volume croissant de données rend la prise de décisions excessivement complexe, et pour 63 % d’entre eux, le nombre de décisions quotidiennes a décuplé au cours des trois dernières années. Ces mêmes 87 % de Français estiment que l’infobésité rend les décisions, tant personnelles que professionnelles, beaucoup plus ardues, tandis que 39 % d’entre eux ne savent plus quelles données ou sources privilégier. Face à la surcharge informationnelle, 71 % des habitants de l’Hexagone ont déjà abandonné une décision, et 79 % pensent que cette incapacité à décider a un impact négatif sur leur qualité de vie.

Mais alors, que faire pour enrayer ce phénomène ?

Le problème de la surcharge informationnelle est lié, aujourd’hui, en grande partie à l’augmentation exponentielle de la quantité de données produites et diffusées en ligne. Les IA génératives amplifient cette surcharge à une vitesse que je serais bien en peine de réussir à évaluer. Autrement dit, c’est un problème collectif, un peu comme le réchauffement climatique ! Il s’agit là d’un sujet systémique, face auquel les seuls outils de développement personnel ne suffisent pas. Pratiquer la méditation, s’essayer à l’hypnose et faire du sport le matin au réveil, ça ne fait pas de mal, mais ce n’est pas suffisant ! Il est essentiel, à l’échelle d’une organisation, de réfléchir collectivement et de concevoir des systèmes qui limitent l’épuisement de l’ego.

Néanmoins, si vous êtes à une position où il vous faut prendre régulièrement des décisions qui affectent la vie et le travail d’autres individus, j’envisage trois idées utiles :

Éliminez le plus de décisions possible dans le reste de votre vie : quelqu’un qui, à l’image d’un chirurgien ou d’un pilote d’avion, à des vies entre ses mains, doit s’épargner le plus de décisions possibles dans les autres domaines. Même quand vous ne sauvez pas des vies, bénéficier de toute l’aide décisionnelle qu’on pourra vous apporter est un vrai plus. Menu unique au restaurant, uniforme… tous les moyens sont bons. Pourquoi croyez-vous que Steve Jobs avait une tenue vestimentaire unique !

Effectuez vos décisions importantes en début de journée : si l’épuisement augmente au fur et à mesure que le nombre de décisions s’accumule et si la qualité de ces décisions décline en conséquence, alors, mieux vaut décider des questions les plus importantes en premier. Ainsi, les mauvaises décisions ne concernent que les sujets secondaires. Peu importe que votre journée de travail commence à 7h ou à 11h, c’est au début qu’il faut programmer les tâches les plus critiques.

Éliminez complètement le multitasking : faire plusieurs choses à la fois, cela nourrit la fatigue décisionnelle et l’épuisement de l’ego. Ménagez-vous des espaces physiques et temporels pour une concentration protégée sur une activité unique. Limitez artificiellement les sollicitations qui vous parviennent. Ulysse a fait mettre des bouchons de cire dans les oreilles de son équipage pour les empêcher d’entendre le chant des sirènes (pour que lui, attaché au mât, puisse en profiter sans danger pour sa vie). Vous pouvez utiliser des applications qui vous empêchent de surfer sur les réseaux sociaux par exemple.

Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.

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