Reprise après un congé mat : quand le bureau devient hostile
29 juin 2023
6min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
LE BOOK CLUB DU TAF - Dans cette jungle qu’est la littérature traitant de la thématique du travail, difficile d’identifier les ouvrages de référence. Autrice et conférencière sur le futur du travail, notre experte du Lab Laetitia Vitaud a une passion : lire les meilleurs bouquins sur le sujet, et vous en livrer la substantifique moelle. Découvrez chaque mois son dernier livre de chevet pour vous inspirer.
Placardisation, harcèlement, sexisme, discrimination, stress… les femmes qui reprennent le travail après un congé maternité sont encore nombreuses à se heurter à un monde du travail hostile. Parce qu’elles ont un bébé, elles sont présumées moins « engagées ». On leur fait payer la « trahison » que représente leur maternité, comme si l’enfant était le rival du taf ! Pour éviter cette hostilité, elles optent pour le silence. Mieux vaut faire comme si de rien n’était. C’est ainsi que la condition des femmes actives à la reprise reste un tabou.
Dans mon expérience, de nombreuses femmes semblent découvrir le féminisme au retour de leur congé mat. Tant qu’elles étaient sans enfant, elles ne voyaient pas de problème. À leur reprise, tout s’éclaire : non seulement le monde du travail est défavorable pour les mères mais les inégalités de genre prennent leurs racines à ce moment-là. La reprise devrait être un baromètre pour les entreprises car l’incompatibilité systémique entre le retour de maternité et une vie professionnelle normale pénalise les mères durablement.
« Les femmes paient cher le prix de leur parentalité : c’est bien à la reprise que les inégalités explosent au foyer — les mères assument 72% des tâches domestiques et familiales — et que leurs salaires diminuent drastiquement — près de 40% d’entre elles étant amenées à modifier leur activité » explique Thi Nhu An Pham dans un livre intitulé La Reprise (Payot, 2023) qui a pour ambition de faire la lumière sur les injustices systémiques de la reprise et de « faire baisser la culpabilité des mères qui pensent être seules responsables de leur sentiment d’échec au quotidien ». Également podcasteuse, l’autrice martèle efficacement ce message dans son podcast éponyme.
Depuis quelques années, la parentalité au travail est devenue un enjeu crucial pour les ressources humaines. Aujourd’hui, les employeurs qui ne prennent pas ce sujet à bras le corps rencontrent des difficultés croissantes pour recruter et fidéliser des salariés.
La reprise est un énorme casse-tête
Avez-vous déjà été au travail dans un état de fatigue tel que vous ressemblez à un zombie sorti tout droit d’un film d’épouvante ? Ou passé tant d’heures à régler des problèmes logistiques que vous vous êtes demandé comment peuvent bien faire les autres pour s’en sortir tout en travaillant ? Ou imaginé tout abandonner tant les montagnes de problèmes vous semblent insurmontables ? Bienvenue au club. C’est le lot courant des parents à la reprise.
Le premier défi consiste à concilier les horaires de travail et ceux de la garde. Finies les réunions à rallonge en fin d’après-midi et les afterworks avec les collègues : vous devez chercher le petiot à la crèche ou relever la nounou. Pourquoi les horaires de la vie de bureau sont-ils si peu compatibles avec ceux de la vie de parent ? Le monde du travail français est régulièrement épinglé pour sa culture du présentéisme. « 77% des femmes et 68% des hommes jugent que la parentalité est insuffisamment prise en compte dans l’organisation du temps et des lieux de travail », comme le souligne Thi Nhu An Pham. Cela ne s’arrange guère avec le temps car les jeunes générations ont des temps de trajet plus longs que leurs aînés (ils sont plus nombreux à habiter plus loin de leur lieu de travail, souvent parce que le logement est trop cher par rapport à leurs revenus).
Notre culture présentéiste produit toujours le même effet : on juge moins « engagées » les personnes qui ont des contraintes familiales les empêchant d’être présents à pas d’heure au bureau. Les personnes concernées perdent en pouvoir et en influence car « cela exclut des réunions qui se tiennent le soir et durant lesquelles d’importantes décisions peuvent être prises, provoquant un hiatus dans la perception de l’investissement professionnel des salariés qui ont l’outrecuidance de ne pas pouvoir s’y rendre, juste parce que leur gamin doit être récupéré ». Hélas, ce phénomène ne disparaît pas toujours avec le télétravail.
Aux difficultés logistiques liées à la garde et à la charge mentale qui accompagnent la vie des parents (et surtout des mères), il faut ajouter une fatigue chronique à cause des nuits hâchées (parfois pendant plusieurs années) et des chamboulements hormonaux post-partum. De plus, la reprise elle-même vient avec son lot de défis : mettre ses connaissances à jour, prendre un nouveau poste, faire la preuve de son autorité quand on vous a oubliée… Alors qu’il serait nécessaire de mettre en place un programme de réintégration (reonboarding), certains managers ne soignent même pas l’entretien post-congé !
Clairement les femmes et les hommes (ou plus généralement les premiers et les seconds parents) ne sont pas tout à fait logés à la même enseigne. Celui ou celle qui reprend le travail après un congé parental de quelques jours a au moins l’assurance d’avoir la mère (ou le premier parent) à la maison pour s’occuper du bébé et du foyer. En revanche, le premier parent n’a pas de conjoint à la maison à sa reprise.
« 1 femme discriminée au travail sur 4 l’a été en raison d’une grossesse ou de sa maternité ».
Un imaginaire réducteur et essentialisant
Au retour, quand tout va bien, les parents reçoivent des félicitations et des cadeaux de la part des collègues. C’est toujours bienvenu. Mais le regard des collègues et managers peut aussi parfois être délétère. Comme l’écrit Thi Nhu An Pham, certains collègues, en pensant bien faire, demandent à la mère s’il n’est pas « trop dur » pour elle de laisser son enfant si petit entre les mains d’une inconnue. Ils supposent que la plus grande difficulté pour une mère qui reprend le travail est la séparation d’avec son enfant. En plus de suggérer qu’elle devrait se sentir coupable d’abandonner son enfant à une autre, ce genre de remarques lui rappelle qu’elle est d’abord et avant tout une mère (c’est son essence) et que son travail n’est qu’une fonction d’appoint.
« À bien des égards, la séparation peut aussi être vécue comme une libération après des semaines à ne parler que par onomatopées et où les motifs de fierté de soi se bornent à réussir un panier d’une seule main en balançant la couche sale à la poubelle… » écrit l’autrice non sans une pointe de provocation. « Si l’endroit du lien mère/enfant est le seul au sein duquel la détresse des mères est légitimée par la société, il semble naturel que ces dernières y cherchent le réconfort, même si le poids du tabou, lui, reste intact et que cela ne résout finalement pas le fond du problème — à savoir que leurs besoins logistiques et économiques se trouvent de part en part entravés au sortir du congé maternité ».
Il est pourtant essentiel de questionner le caractère supposément unanime de cet imaginaire collectif autour de « l’image d’une mère éplorée qui retourne au travail à contrecœur ». Les mères sont souvent ambivalentes. Et leurs sentiments sont souvent mélangés. Cet imaginaire réducteur nous fait dévier des enjeux collectifs qui sont au coeur du sujet de la reprise : l’organisation du travail, le présentéisme, la trop faible accessibilité des modes de garde, la moindre implication des seconds parents qui ne bénéficient pas de congés suffisamment longs pour s’investir pleinement dans leur rôle de parent.
Les discours sur la reprise ne sont pas inoffensifs car ils alimentent la discrimination envers les mères au travail. Forcément, si le seul problème qui la concerne, c’est de « laisser son enfant » alors elle n’a pas d’ambition professionnelle. CQFD. On arrive à ces chiffres affligeants : « 1 femme discriminée au travail sur 4 l’a été en raison d’une grossesse ou de sa maternité » et « plus de 1 Français·e sur 3 a été victime de discrimination au retour d’un congé longue durée ».
L’arnaque du « comme avant »
La conclusion de l’ouvrage est sans appel : le monde du travail est maternophobe et la maternité constitue la première source des inégalités de genre au travail. Les travailleuses indépendantes ne sont pas épargnées car leurs difficultés financières « commencent dès la fin de leur grossesse, avec un impact durable sur leur trésorerie et leur niveau de stress au moment de la reprise ». Pour celles qui vivent seules avec leur(s) enfant(s), le risque de pauvreté est exacerbé : « un énorme stigmate pèse sur les mères célibataires, présumées moins ambitieuses, moins disponibles » — c’est la double peine.
Il y a indéniablement un « avant » et un « après » avec la maternité. Ce moment pivot qu’est la reprise peut être un point de bascule vers une dépendance financière et le ralentissement de la carrière. « La reprise est le reflet de toutes les charges et injonctions qui pèsent sur les femmes, le baromètre de la culture sexiste et maternophobe du monde du travail, et le catalyseur de toutes les inégalités sociales. » Il serait donc grand temps pour les employeurs, les politiques et la société toute entière de prendre le sujet de la reprise à bras le corps !
La reprise est une étape nouvelle qui donne naissance à une identité nouvelle, y compris professionnelle. C’est un moment où l’on se demande qui l’on est et qui l’on deviendra. Il y a 50 ans, l’anthropologue Dana Raphael, a imaginé le mot matrescence (contraction de « maternité » et « adolescence ») pour désigner cette phase post-accouchement pendant laquelle la nouvelle condition de mère, les relations avec les autres et l’identité de la personne sont en question. À l’issue de cette transition, la personne en est augmentée de compétences nouvelles — sens des priorités, productivité, vision de long terme, gestion de projet, compétences managériales qu’il est grand-temps d’apprendre à valoriser au travail…
Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ
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