Avons-nous tant à craindre de l’américanisation du marché du travail ?
16 sept. 2024
5min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
Entre la réforme des retraites et les évolutions de l’allocation chômage, le système du travail français semble se durcir ces dernières années, à tel point que certaines voix évoquent une américanisation de notre marché. Mais qu’est-ce que cela signifie ? Une telle vision est-elle vraiment pertinente ? Notre experte Laetitia Vitaud revient sur les idées reçues autour du modèle américain, et ce qu’il pourrait finalement bien nous inspirer.
« You’re fired! » On a tous vu des films ou séries américains qui offrent une impression terrifiante de ce qu’est le marché du travail made in USA. Un milieu où les gens peuvent se faire virer du jour au lendemain, n’ont pas de vacances (ou presque), doivent lutter pour avoir une couverture médicale, ne touchent pas d’indemnités quand ils sont au chômage et n’ont pas de congé parental rémunéré. Bref, une jungle sans pitié !
Alors que les actifs français subissent plus de précarité, qu’il y a plus de contrats courts et d’indépendants, que les arrêts maladie courts ne sont plus indemnisés, que la réforme des allocations chômage se durcit et que le système de retraite devient moins généreux, on pense avec effroi à la réalité outre-Atlantique dont on semble se rapprocher. La polarisation croissante des actifs provoque en France une montée des inégalités, entre des insiders protégés et des outsiders précarisés.
On a vite fait de dénoncer « l’américanisation » de notre marché du travail. Pourtant, s’il est vrai que les emplois précaires se multiplient en France, la vision que l’on a du modèle à l’américaine n’est pas sans un certain nombre d’idées reçues. Et si, au contraire, il y avait dans ce pays quelques sources d’inspiration pour nous ? Voici selon moi trois comparaisons desquelles tirer des leçons pertinentes.
Idée reçue n°1 : en tant que chômeur, il vaut mieux être français
Ce n’est pas si simple que ça. L’idée selon laquelle il n’existe pas d’indemnité chômage aux États-Unis est en partie fausse. L’assurance chômage est gérée conjointement par l’État fédéral et chaque État. Il existe donc de grandes disparités sur le continent. Les habitants du Massachusetts, par exemple, disposent d’un système considérablement plus généreux que ceux du Mississippi. En général, les chômeurs touchent des indemnités pendant quatre mois environ. Mais il existe de nombreux systèmes assurantiels qui viennent s’ajouter à cette base.
Par ailleurs, le chômage est bien moindre aux États-Unis : 3,7 % contre 7,4 % en France en 2023. Surtout, le chômage de longue durée y est nettement plus rare : environ 20 % des chômeurs américains sont sans emploi depuis six mois, contre 40 % en France. Bien sûr, les plus faibles conditions d’indemnisation contraignent les personnes sans emploi à prendre des jobs peu satisfaisants, mais ces derniers sont vus comme des tremplins en attendant mieux. Et puis, les employeurs américains donnent plus facilement leur chance à des candidats « atypiques ».
En France, le système de chômage reste largement plus avantageux. Mais les réformes récentes en ont durci les conditions d’accès. Désormais, les droits peuvent être modulés selon la conjoncture économique. Un calcul plus strict du salaire de référence a réduit le montant des indemnités pour les travailleurs les plus précaires. Les contrats courts, plus nombreux, ne permettent pas toujours de cumuler assez d’heures pour accéder aux droits au chômage. Les personnes qui alternent entre périodes d’emploi et de chômage peuvent se retrouver en fin de droits sans avoir suffisamment cotisé pour renouveler leur droit aux allocations. Les nombreux travailleurs indépendants (notamment micro-entrepreneurs) ne touchent pas d’indemnités quand leur activité chute. Bref, il existe de plus en plus d’actifs français qui ne bénéficient pas du système généreux mentionné plus haut.
En somme, la comparaison n’est pas si aisée. Le système français est beaucoup plus avantageux pour certains travailleurs (en emploi salarié à temps plein dans des conditions classiques). Mais un marché du travail moins dynamique et plus âgiste emprisonne d’autres individus dans un chômage de longue durée dont ils sortent plus difficilement. Les employeurs auront tendance à les stigmatiser. Il est donc essentiel de mettre en balance le système d’assurance chômage avec l’état du marché du travail, ses évolutions et le comportement des employeurs. Si la France réduit les protections contre le chômage, il faudrait en parallèle que son marché fournisse davantage d’opportunités professionnelles à tous les individus (notamment les séniors) pour que cela soit acceptable. Or, cela n’est pas nécessairement le cas.
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Idée reçue n°2 : les syndicats et les grèves sont une passion française !
On a vu avec les mouvements contre la réforme des retraites à quel point les travailleurs français étaient encore capables de se mobiliser pour défendre leurs intérêts collectifs. À propos des Français, certains étrangers sont convaincus qu’ils sont « toujours en grève ». L’esprit de rébellion, l’art de râler et de ne pas se contenter de ce qu’on a, peuvent certainement être salués comme des caractéristiques culturelles qui contribuent à améliorer les conditions de travail et de rémunération.
Attention aux idées reçues cependant : les syndicats et la négociation collective sont puissants aussi aux États-Unis. À toutes les élections, les candidats démocrates cherchent à se faire adouber par les grandes organisations syndicales, comme l’American Federation of Labor and Congress of Industrial Organizations (AFL-CIO), le United Auto Workers (UAW) ou encore la National Education Association (NEA). En 2023, le taux moyen de syndicalisation était d’environ 8 % en France contre 10,1 % aux USA. Il faut souligner que les conventions collectives négociées par les syndicats français s’appliquent à une large majorité des travailleurs malgré un faible nombre de travailleurs syndiqués, contrairement aux USA. Donc voilà un point pour la France malgré la faiblesse du taux.
Mais, en matière de syndicalisation et de regain de la négociation collective, les États-Unis empruntent ces dernières années une autre direction que la France : l’activité syndicale est clairement en augmentation. Le soutien public est fort, comme en témoigne un sondage Gallup qui révèle que 71 % des Américains appuient l’action syndicale. Des campagnes réussies à Amazon, Starbucks ou Apple ont attiré l’attention des grands médias et inspiré d’autres travailleurs à se syndiquer. Sans oublier la naissance de nouveaux syndicats qui ont vu le jour dans des domaines historiquement peu syndiqués, à l’image de Starbucks Workers United dans la restauration.
Enfin, le nombre de grèves et d’actions syndicales américaines a considérablement augmenté ces dernières années. La volonté des travailleurs de faire grève reflète une meilleure confiance en leur pouvoir collectif, particulièrement forte chez les plus jeunes. En France, en revanche, cette confiance en a pris un coup après l’échec des mouvements d’opposition à la réforme des retraites.
Idée reçue n°3 : les Américains et la retraite, ça fait deux
S’il y a bien un domaine où la France domine largement, c’est le niveau de vie des retraités et la force du système par répartition. Les retraités français bénéficient en général d’un niveau de vie plus stable grâce à des pensions moyennes relativement plus élevées et un système de sécurité sociale qui couvre une part importante de leurs besoins (en particulier les soins de santé). Aux États-Unis, les retraités doivent souvent compléter leur pension avec des économies personnelles, des pensions privées et/ou une activité complémentaire. Il n’est pas rare de voir des personnes âgées travailler dans toutes sortes de services. La retraite par capitalisation met les individus à la merci des marchés financiers, de sorte qu’on peut perdre sa retraite à la suite d’une crise !
Les taux d’activité des personnes de 55-64 ans et 65 ans et plus sont nettement plus élevés aux USA (65 %) qu’en France (moins de 60 %). Et un quart des plus de 65 ans travaillent, contre moins de 15 % en France. A priori, on peut penser que les personnes âgées sont « forcées » de travailler par nécessité et s’arrêter à cette analyse. Mais la réalité, ici aussi, est un peu plus nuancée ! L’âgisme est combattu plus activement outre-Atlantique et le chômage des séniors est moins fort. Les employeurs rechignent moins à embaucher des « vieux ».
Enfin, les Américains travaillent en moyenne moins tard qu’on ne l’imagine et les Français plus longtemps : l’âge moyen effectif de départ à la retraite est d’environ 65 ans là-bas contre 63 ans en France ! L’écart n’est donc pas si grand que ça. Tandis que les Américains choisissent souvent de partir avant d’avoir l’intégralité de leurs droits, de nombreux Français vont au-delà de l’âge légal de départ à la retraite pour toucher une pension digne de ce nom.
En conclusion, la réalité de l’américanisation du monde du travail est bien plus complexe et nuancée qu’au premier abord. Si le modèle américain est souvent présenté comme un épouvantail, il faut reconnaître les efforts déployés aux États-Unis pour améliorer les conditions de travail et les rémunérations ces dernières années. Cette dynamique positive montre que, loin d’être une menace, les pratiques et les succès américains peuvent offrir des leçons précieuses pour la France. Malgré l’échec de l’opposition à la réforme des retraites, nous ne devrions notamment pas perdre de vue la force du collectif et de la négociation, qui restent les outils indispensables pour construire un avenir du travail meilleur. Loin des clichés et des préjugés, explorons les meilleures pratiques de chaque modèle pour enrichir notre propre système !
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Article rédigé par Laetitia Vitaud et édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.
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