Pourquoi sommes-nous tous susceptibles de faire des choix immoraux au travail ?

18 jun 2020

8 min

Pourquoi sommes-nous tous susceptibles de faire des choix immoraux au travail ?
autor
Coline de Silans

Journaliste indépendante

Dans la vie, vous vous êtes toujours considéré comme quelqu’un de droit. Plus Gandhi que Balkany en somme (oui, on aime les comparaisons de l’extrême). Et pourtant, la dernière fois, quand votre manager vous a demandé, la bouche en cœur, de gonfler un peu les chiffres pour convaincre un prospect, vous l’avez fait. S’arranger avec la vérité pour atteindre les objectifs fixés par le client, gonfler un devis pour faire plaisir à son boss et booster le chiffre d’affaires, ou encore mentir au petit nouveau pour aller déjeuner avec votre groupe de collègues préféré… Il est courant d’avoir déjà dû prendre, à plus ou moins petite échelle, une décision immorale au travail.

*Alors qu’est-ce qui nous pousse parfois à aller à l’encontre de nos valeurs ? Pour mieux comprendre les mécanismes qui nous poussent à agir de cette façon au travail, nous avons décortiqué ce qui se joue derrière nos prises de décisions, et avons discuté avec Guido Palazzo, professeur en éthique des affaires à l’Université de Lausanne._

Personne n’est à l’abri d’agir de façon immorale

Actuellement, le sujet des violences policières enflamme les réseaux sociaux, suscitant l’indignation à travers le monde. Parmi les accusations portées, le silence généralisé de la police, dont de nombreux membres ont assisté à des scènes de violence de la part de leurs collègues, sans s’y opposer. Et pourtant, il semble évident que tous les policiers ne cautionnent pas ces dérives. Mais alors qu’est-ce qui explique que l’on puisse parfois laisser faire, sans réagir, un comportement que l’on juge immoral ? De façon générale, comment gérer lorsqu’une décision nous semble aller à l’encontre de nos valeurs ? Pire encore, comment faire lorsque c’est nous-mêmes qui sommes à l’origine de cette initiative ? Pour Guido Palazzo, il faudrait commencer par prendre conscience que nul n’est à l’abri de l’immoralité.

« Quand on pense aux scandales financiers de ces dernières années, on a toujours tendance à se dire que cela ne pourrait jamais nous arriver, explique le professeur. Et pourtant, les plus grands crimes commencent toujours par de tout petits pas ». Contrairement aux idées reçues, qui voudraient qu’une décision immorale émane de quelqu’un qui l’est tout autant, c’est en fait le contexte, bien plus que la personnalité, qui est souvent à l’origine d’une « mauvaise » décision.

L’effet mouton

L’un des premiers éléments qui peut peser dans la balance lorsque nos choix prennent le mauvais chemin est l’effet de groupe. En effet, dans une entreprise où les petites entorses à la morale sont légion, et où personne ne s’en offusque, il peut s’avérer difficile de s’ériger en défenseur de la justice, seul contre tous. Cet effet moutonnier est d’autant plus frappant dans les sociétés qui valorisent une forte culture d’entreprise, où les salariés sont invités à être amis plus que collègues, à passer du temps ensemble hors du travail, et où l’individu se doit d’appartenir au « groupe » pour être crédible. Cette philosophie se retrouve par exemple chez les grands noms de la Silicon Valley, comme Google ou Facebook, mais aussi dans certaines start-up qui s’en sont inspiré, et dans lesquelles, bien souvent, le sentiment d’appartenance au groupe est tellement fort qu’il met en sourdine les avis personnels des salariés.

Cet effet prend encore plus d’ampleur si le leader est charismatique, c’est ce qu’on appelle « la preuve sociale » en psychologie : plus le statut social ou la notoriété de la personne observée est élevé, plus nous aurons tendance à l’imiter. D’où le caractère inédit du récent « coup de gueule » des salariés contre Mark Zuckerberg quand ce dernier a refusé de censurer certains posts de Donald Trump : si aujourd’hui le réseau social est de plus en plus critiqué, son fondateur a néanmoins longtemps bénéficié d’une aura liée au succès fulgurant de Facebook, et ses prises de positions n’avaient jusqu’à maintenant que rarement été remises en cause par ses employés.

Un autre corollaire de l’effet de groupe est la dilution de la responsabilité. Selon cette théorie, si plusieurs personnes se retrouvent face à une décision qui semble injuste, aucune d’entre elle ne s’en offusquera car chacune comptera sur l’autre pour s’en indigner. Résultat, chacune pensant cela individuellement, personne ne dira rien. C’est ce qui s’est produit par exemple lors du meurtre de Kitty Genovese, à New York, en 1963. La jeune femme fut assassinée alors qu’elle rentrait chez elle, en présence de 38 témoins, dont aucun n’a appelé la police, persuadé que quelqu’un d’autre le ferait. En entreprise, cela peut se retrouver lorsqu’une action est menée et que plusieurs personnes ne sont pas d’accord en raison de son caractère immoral, mais que, chacun attendant que l’autre s’y oppose, personne n’en prenne finalement l’initiative.

Toutefois, l’effet de groupe n’est pas le seul élément à prendre en compte quand il s’agit de prendre ou de contester une décision qui va à l’encontre de nos valeurs, ce phénomène peut aussi résulter de la pression d’un management tyrannique.

Le poids du leadership

Dans un contexte post-crise où la pression économique s’est accrue, les entreprises vont avoir de plus en plus besoin de s’accrocher à leurs résultats, et de booster leurs performancesau mépris, parfois, de l’éthique des méthodes pour y arriver. Dans les entreprises où le management est drivé par le profit, et face à une compétitivité exacerbée, celui qui rechigne à se plier aux consignes a plus de chances de se retrouver sur un siège éjectable. « À un moment donné, on s’est retrouvé en compétition avec d’autres agences sur un appel d’offres, raconte Leslie, chef de projet en agence digitale. Résultat, il fallait absolument pondre la meilleure présentation en un temps record, à un budget attractif. Comme on n’avait pas eu le temps d’avoir tous les montants des postes de dépense, j’avoue qu’on a pas mal trafiqué les chiffres. Au début, je ne voulais pas, mais j’étais encore en période d’essai, je jouais mon poste sur cet appel d’offres, et mon manager m’avait très clairement fait comprendre que de toute façon, si je n’étais pas d’accord, je pouvais partir tout de suite».

À une époque où trouver du sens à son travail représente le Graal, pouvoir dire à son manager qu’une action nous met mal à l’aise, ou va à l’encontre de nos valeurs, est crucial. Mais si ledit manager n’a pas pour habitude d’être contredit, ou a adopté un management par la peur, le challenge peut se révéler éprouvant. « Un manager tyrannique, ou qui n’a pas l’intelligence de s’entourer de proches collaborateurs qui le challengent et le contredisent, créera aussi un contexte favorable à l’aveuglement moral, donc aux décisions immorales », précise Guido Palazzo.

De la même façon, une culture d’entreprise qui joue sur la compétitivité entre salariés, qui adopte des processus d’évaluation humiliants, ou qui incite à obtenir des résultats sans prêter attention à la méthodologie peut vite devenir propice à la prise de décision immorale et conduire à cet « aveuglement » dont parle Guido Palazzo.

Le risque de la routine

Cette suspension de nos jugements, ce refus de voir que notre choix ne correspond pas à nos valeurs, peut aussi être le résultat d’une pratique routinière. Si jour après jour, nous mettons des petits coups de canifs dans le contrat de valeurs qui nous définit, il est facile de s’y habituer, et d’arriver dans une situation où ce qui nous paraissait complètement immoral, il y a encore quelques temps ne nous fait même plus tiquer. D’où le fait que certains célèbres resquilleurs ont été les premiers choqués par l’ampleur de ce qu’ils avaient accompli une fois arrêtés, comme Jérôme Kerviel. Pour rappel, le trader avait profité du système de la Société Générale et du laxisme de ses supérieurs pour prendre des risques inconsidérés sur les marchés financiers, aboutissant ainsi à une fraude de plusieurs milliards d’euros.

Quand la routine se crée, c’est donc là que survient le danger selon Guido Palazzo : « Si les décisions immorales se répètent, c’est là que la routine se crée et que l’aveuglement survient, explique le professeur d’HEC. On ne pense plus, et on passe en mode automatique, on ne réalise même plus qu’on a un conflit de valeurs et c’est là que ça devient dangereux. »

À l’image de Leslie, qui a accepté de trafiquer les chiffres une fois, faire une entorse à ses valeurs peut vite devenir une pente glissante, au risque de se transformer en une véritable habitude. Et si chaque décision prise séparément peut certes s’expliquer (par un management par la peur, par un effet de groupe…) la somme de toutes finira par creuser un fossé entre les valeurs que l’on souhaitait privilégier initialement, et celles que l’entreprise favorise, suscitant un certain mal-être. Alors, pour éviter d’en arriver là, comment faire pour ne pas prendre de décisions immorales au travail ?

Apprendre à ne pas tomber dans le piège du conflit de valeurs

Encore faut-il savoir quelles sont les valeurs qui nous importent. Dans le cours qu’il donne à HEC, Guido Palazzo demande souvent à ses élèves d’identifier trois valeurs clés auxquelles ils sont attachés. Pourquoi ? Parce que s’entraîner à réfléchir sur ses valeurs permet d’être mieux préparé pour le jour où celles-ci sont remises en question.

Autre astuce que prodigue le professeur, lorsque l’on est confronté au risque de se laisser aller à un comportement immoral, toujours essayer de se donner des alternatives. « Il est important de savoir se donner le choix. Plutôt que de se dire « je dois faire ça car je n’ai pas le choix », il vaut mieux opter pour « ok, que pourrais-je faire autrement ? » Plus facile à dire qu’à faire, on vous l’accorde, mais néanmoins nécessaire si l’on veut garder un certain contrôle et ne pas se retrouver esclave de nos décisions.

Enfin, apprendre à relativiser et à prendre de la distance, peut aussi permettre de faire des choix plus en accord avec nos valeurs. Est-ce si grave de rendre un rapport deux heures plus tard, si celui-ci a été réalisé dans une démarche qui correspond plus à nos valeurs ?

Diane Girard, coordonnatrice régionale, pour le Québec, de l’Association des praticiens en éthique du Canada, préconise de réfléchir sur les valeurs que l’on souhaite prioriser dans une situation donnée, et s’il y a conflit, d’en parler avec les parties intéressées. En effet, ce qui cause la souffrance quand on se retrouve face à une décision qui nous semble immorale, vient surtout de la difficulté à accorder nos valeurs avec celles des autres. Par exemple, pouvoir exposer à son manager qu’il est plus important pour nous de rendre un rapport juste mais en retard, qu’à l’heure et mensonger, nous permettra de mettre des mots sur ce qui nous ronge, et de soulager ce malaise. S’entendre avec les autres sur les fins que l’on souhaite atteindre et les moyens d’y parvenir quand nous sommes face à un conflit de valeurs, et prendre le temps d’instaurer un réel dialogue à ce sujet, sont des points clés pour relativiser selon la consultante en éthique.

Ne pas négliger le coût d’une décision immorale

Cette mise à distance apparaît d’autant plus nécessaire en contexte de crise, où certaines décisions peuvent vite être motivées par la peur d’un éventuel licenciement, ou du chômage, et non guidées par nos valeurs profondes. Si certains peuvent parfois se sentir acculés face à un marché de l’emploi qui offre peu de portes de sortie, il ne faut néanmoins pas négliger le coût psychologique d’un conflit de valeurs : agir fréquemment d’une façon que l’on juge immorale a des répercussions aussi bien physiques que psychiques.

« Sacrifier une valeur importante pour soi pour en actualiser une autre imposée par son supérieur, son groupe ou les normes de l’organisation, sans que cela « fasse sens » ou soit raisonnable d’un point de vue personnel, sera générateur de malaise. Si le malaise persiste, la souffrance s’installe ; **la perception d’incohérences répétées peut notamment contribuer à la perte de sens du travail et à l’épuisement professionnel** », diagnostique Diane Girard dans son ouvrage, Conflits de valeurs et souffrance au travail*.

Et s’il était temps de profiter du climat ambiant de libération de la parole, dans lequel les injustices sont de plus en plus pointées du doigt, pour expérimenter le pouvoir salvateur d’un « non » face aux décisions qui remettent en question nos valeurs ?

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Photo d’illustration by WTTJ

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