Dans la tête d'un reporter français dans la ville confinée de Lagos, Nigéria

Apr 23, 2020

6 mins

Dans la tête d'un reporter français dans la ville confinée de Lagos, Nigéria
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Elise Assibat

Journaliste - Welcome to the Jungle

Aurélien a déménagé au Nigeria en juillet dernier, juste avant de fêter ses 28 ans. Quand il me répond au téléphone, il est en voiture et revient du Deli’s, où il a fait le plein de courses pour la semaine. Il roule toute fenêtre ouverte et, pour débuter la conversation, me raconte la chaleur qui s’est accumulée tout au long de cette longue journée d’avril sur le béton presque brûlant. Une atmosphère qui lui est maintenant familière même si elle lui donne encore parfois le tournis. L’heure est au coucher de soleil mais la nuit tombe vite, et le ciel est rarement rose. « Je crois que c’est parce qu’on est quasiment au niveau de l’équateur », me dit-il. Mais je l’entends surtout grommeler face à la circulation perturbée d’Ikoyi, le quartier huppé du sud de l’île où il vit, par tout un afflux de policiers déployés en masse depuis un mois. Rejoindre son domicile ne semble pas être une mince affaire. Depuis le 31 mars, Lagos, comme partout ailleurs, est plongé dans un lockdown total. Sa voiture est presque à l’arrêt alors il en profite pour me décrire, encore impressionné, les images qu’il a filmées au drone ce jour-là, à savoir l’immensité des 3 000 km carrés quasi déserts de la plus grande ville du pays. « Une ville fantôme parmi les plus peuplées au monde. De là haut tu te rendais vraiment compte, c’était dingue ! »

Aurélien est journaliste reporter d’images (JRI) et depuis l’été dernier, il est correspondant à Lagos pour un média français. Lorsqu’il est arrivé, il y a maintenant dix mois, la ville lui a tout de suite plu. Un désordre bruyant, du mouvement constant, une immensité géographique doublée d’une histoire envoûtante, formant un tout délicieusement insaisissable. C’est d’ailleurs son rythme de vie effréné qui lui manque le plus depuis le début du confinement. Se frayer un chemin dans les rues bondées de Lagos Island, discuter avec des gens dans les restaurants, dans les bars au bord de la lagune, bref, s’amuser à « prendre son pouls » comme il dit. « C’est à ce moment-là où on se rend compte que quand tu es journaliste, t’as pas le choix, t’es obligé de sentir le tempo qui t’entoure pour en parler. Et parler d’une ville que l’on ne peut plus sentir, ce n’est pas facile. »

Quand tu es journaliste, t’as pas le choix, t’es obligé de sentir le tempo qui t’entoure pour en parler. Et parler d’une ville que l’on ne peut plus sentir, ce n’est pas facile.

Comme ses bureaux ont fermé il y a plusieurs semaines, Aurélien travaille de chez lui même s’il peut encore sortir dehors pour ses reportages. C’est globalement la même rengaine qu’avant m’apprend-il, à l’exception près qu’« en tant que journalistes, on n’est plus les bienvenus, ça se ressent et ça change pas mal la manière dont on bosse. Déjà que dans cette région, il faut travailler avec des yeux derrière la tête, maintenant, il faut faire encore plus gaffe dès qu’on bouge quelque part. » À Lagos, plus de la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté et l’économie y est largement informelle (qui échappent au regard de l’État, ndlr). « Avant la maladie, les gens arrivaient plus ou moins à vivre au jour le jour, mais avec le confinement, ce n’est plus possible du tout. Alors ce n’est pas tant le coronavirus qui fait peur, mais plus les tensions qui se cristallisent autour de la peur de mourir de faim. Et comme les gens ont faim et que l’État ne fait pas grand chose, la colère gronde un peu partout. Forcément ça va finir par péter à un moment ou un autre… »

Ce climat tendu qu’il décrit a déjà commencé à déraper, notamment à Mainland, la partie continentale de la ville mais aussi la plus densément peuplée. « Là-bas, les tensions sont plus que palpables entre les quartiers populaires et les forces de l’ordre, il y a d’ailleurs eu pas mal d’accrochages… Pour le moment on compte plus de morts causées par la police que par le coronavirus, c’est dire…! De fait, le virus n’est pas trop ressenti par les nigérians. Sûrement parce que personne ne sait vraiment combien de personnes ont été infectées , faute de tests. »

Finalement arrivé à destination, il s’interrompt pour échanger avec quelqu’un. Des bribes d’anglais me parviennent et je distingue une voix d’homme à qui il semble offrir de la nourriture. « Are you guys okay ? » La réponse de l’intéressé grésille et me semble lointaine, imperceptible. Ce n’est qu’une dizaine de minutes plus tard qu’Aurélien refait surface. « Il y a un genre de gang dans le coin, on les appelle les aera boys. C’était l’un d’eux, en charge de la répartition de la nourriture du bidonville en bas de chez moi. Je lui ai filé quelques courses, m’explique-t il, et j’en ai profité pour lui demander comment ils faisaient avec le confinement, si ça allait, tout ça… » Et alors ? « Non, bien sûr que ça ne va pas. C’est la merde quoi ». Nous sommes à deux pas du richissime quartier de Banana Island, et la nuit vient de tomber.

La dernière fois qu’il a couvert un sujet aussi longtemps c’était pendant la crise des gilets jaunes. « La différence avec le coronavirus, c’est qu’on ne peut pas couper quand on rentre le soir à la maison. Il n’y a plus trop de frontière entre le boulot et la vie privée. Tu passes la journée à raconter la vie des autres autour du Covid, et quand tu rentres, tu restes non stop avec ce même danger qui plane au dessus de ta tête à toi. Ça crée une ambiance assez pesante ».

Il n’y a plus trop de frontière entre le boulot et la vie privée. Tu passes la journée à raconter la vie des autres autour du Covid, et quand tu rentres, tu restes non stop avec ce même danger qui plane au dessus de ta tête à toi.

Pourtant, cette drôle d’excitation, ce sentiment d’être là au bon endroit et au bon moment se ressent de l’autre côté du téléphone et je comprends qu’en réalité, rentrer n’a jamais été une option pour Aurélien. « La plupart des médias étrangers sont partis, alors c’est le moment ou jamais de tenir au courant le reste du monde ! Il y a tout à raconter ici. Le Nigéria c’est 200 millions d’habitants mais c’est aussi un point noir sur la carte dont personne ne parle. Jamais ce pays ne fera la Une en Europe. Et c’est là où tu te rends compte de toute l’importance du travail de journaliste, et encore plus quand t’es à l’étranger, où il faut aller chercher toi même l’info chaque jour, parce que personne d’autre le fera à ta place. On n’est pas à une conférence d’Édouard Philippe où chacun va écrire et réécrire le même discours, ici, il y a que de l’info de première main. Mais quand tu choisis de couvrir un pays instable, ça implique forcément de se retrouver face à une réalité assez dure. C’est un peu à double tranchant ».

On n’est pas à une conférence d’Édouard Philippe où chacun va écrire et réécrire le même discours, ici il y a que de l’info de première main.

Pour tenir, Aurélien me confie avoir dû mettre en place un filtre entre lui et ce nouveau monde. Un moyen vital pour lui d’affronter les images obscures dont il est souvent le premier spectateur. « C’est un pays globalement très dur pour le moral, me raconte-il, parce que là, certes il y a le virus qui court, mais sinon, il y a des attentats tous les jours ici, surtout dans le nord du Nigéria qui est constamment frappé par les attaques terroristes du groupe djihadiste Boko Haram. T’es obligé de te protéger psychologiquement en fait quand tu fais ce boulot, sinon tu te prends tout dans la gueule. Il poursuit «Je suis là depuis moins d’un an et je ressens bien que mon métier ne m’a jamais autant stimulé. Mais je sais aussi que je pourrai pas faire ça pendant des années, parce que si tu passes ta vie à la filtrer, tout s’accumule, et tu vas inévitablement finir par craquer. D’où l’importance d’apprendre le plus tôt possible à gérer ces moments où les nerfs lâchent en te confiant à tes collègues, à ta compagne… Je pense vraiment qu’être ici, quand t’es passionné par le métier, c’est incroyablement enrichissant, mais pour ce qui est de la santé mentale, tu peux pas faire ça éternellement, c’est juste impossible », conclut-il.

T’es obligé de te proteger psychologiquement en fait quand tu fais ce boulot, sinon tu te prends tout dans la gueule.

Inquiet, Aurélien ne l’est donc pas tant que ça concernant la pandémie, il a surtout peur de tourner en rond. « Même si je peux toujours me balader avec ma carte de presse, les sujets restent assez limités, et c’est dur de parler d’autre chose que des quelques distributions alimentaires et des contrôles de polices… ». Pourtant, ça ne l’empêche pas d’avoir des idées plein la tête pour les jours à venir, à commencer par l’envie terrible de suivre un médecin dans le tunnel d’une journée de Covid-19. « On en a vu partout sauf en Afrique ! ». À la différence qu’ici, aucun journaliste en cinq semaines de crise sanitaire n’a pu mettre un seul pied dans l’un des dix-sept hôpitaux de la ville. « Le problème c’est que le gouvernement bloque certains accès, dont les hôpitaux, pour contrôler totalement leur discours, m’explique-t-il, alors évidemment, ils ont aucune envie que des images ou des papiers sortent à ce sujet ! » Jusqu’à maintenant, ses demandes ont déjà été une bonne dizaine de fois laissées sans réponse. Pas grave, Aurélien réessaiera demain, puis après-demain et encore plus s’il le faut. Il est là pour trois ans, et il est hors de question d’en gaspiller une seule minute.

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