Performance, sociabilité : les drogues se consomment comme des « outils » de travail

Apr 03, 2024

5 mins

Performance, sociabilité : les drogues se consomment comme des « outils » de travail
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Romane Ganneval

Journaliste - Welcome to the Jungle

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Cocaïne, alcool, médicaments… Consommer des substances psychoactives pour supporter son travail ou décompresser après une longue journée, n’a rien d’extraordinaire dans notre société actuelle. Cependant, les produits changent, se diversifient, tout comme leur mode de consommation. Sociologue au Centre de sociologie des organisations de Sciences Po (CSO) et directeur de l’ouvrage « Se doper pour travailler », Renaud Crespin estime que selon les métiers et les postes occupés, ces bricolages pharmacologiques s’apparentent de plus en plus à des outils de travail. Après avoir interrogé un large panel de personnes actives, le spécialiste a identifié les quatre principales fonctions professionnelles de la consommation de ces substances au travail.

1. S’anesthésier pour supporter le travail

La première fonction des substances psychoactives au travail est l’anesthésie, caractérisée par l’emploi du mot « tenir ». Les personnes qui en consomment auraient une charge physique ou mentale si importante qu’elles auraient absolument besoin de cette béquille pour tenir la cadence, assurer à leur poste et faire face à toutes les difficultés (personnelles et organisationnelles) qu’elles rencontrent. Parmi les personnes interrogées au cours de ses recherches, Renaud Crespin se souvient par exemple d’une jeune femme qui cumulait un emploi de comédienne et de serveuse : « Elle m’a expliqué que la cocaïne lui permettait de s’adapter aux contraintes de ses deux métiers. Cette drogue était devenue si indispensable à son fonctionnement quotidien qu’elle disait qu’on aurait pu lui en prescrire sur ordonnance. »

Mais dans cette fonction anesthésiante, il s’agit surtout d’atténuer certains affects, des angoisses ou de la culpabilité. « Je pense à un pompier qui disait que, face à des situations de détresse comme lorsqu’il intervenait sur une zone où il y avait des enfants blessés, ou quand il était directement confronté à la mort, il avait besoin de boire un coup après pour prendre de la distance avec ce qu’il avait vécu », détaille le chercheur.

Aussi, la consommation de certains produits permet de ne plus ressentir la douleur physique. Selon une étude Ifop pour Percko publiée en 2022, plus de huit salariés sur dix (86%) disaient souffrir d’au moins un trouble musculosquelettique, dont deux tiers des travailleurs concernés par le mal de dos. Pour trois-quarts des personnes interrogées, ces douleurs seraient directement liées à leur activité professionnelle. « Ce n’est pas un hasard, si la consommation d’alcool est par exemple très élevée chez les carreleurs d’un certain âge, observe Renaud Crespin. Ils en ont besoin pour ne plus sentir leurs genoux. »

Enfin, c’est une façon de tromper l’ennui. Dans les métiers où on attend beaucoup, comme lorsque des machines travaillent à la place de l’humain, que l’on est dans l’attente d’un brief, d’images, de clients… Il est fréquent de consommer pour s’occuper et ne plus ressentir le manque de sens au travail.

2. Stimuler, se désinhiber pour réussir

Rester éveillé lors d’une charrette, optimiser ses capacités mentales et physiques et donc ses résultats, mieux se concentrer, gagner en confiance pour répondre aux exigences toujours plus hautes : ces recherches de performance se retrouvent dans les récits d’usages de substances psychoactives au travail. Ici, les objectifs sont centrés sur la production, la créativité, le défi, la concentration… C’est assez proche de ce qu’on connaît dans les milieux sportifs avec le dopage, si ce n’est que ce dernier renvoie à l’idée de triche pour gagner, ce qui n’est pas le cas ici. « Il ne s’agit pas de gagner, mais de réussir à faire son travail dans le temps imparti, explique le chercheur. Bien sûr, on peut être plus ou moins exigeant vis-à-vis de soi-même, mais c’est aussi une problématique qui relève de l’organisation du travail. Dans certains secteurs, les salariés oscillent systématiquement entre des périodes de fortes activités et d’accalmies. »

Le secteur de l’architecture semble particulièrement concerné lorsqu’un professionnel répond à un appel d’offres et qu’il a un temps extrêmement réduit pour créer une ébauche de projet. Idem pour les journalistes et auteurs qui doivent rendre des écrits avec des deadlines serrées ou encore les artistes qui subissent une pression à la productivité créatrice. La consommation de produits pour lutter contre la panne d’inspiration ou la page blanche est relativement commune. « Typiquement, c’est ce qu’il se passe quand, face à un stress important, on va fumer du cannabis ou boire un verre pour oublier le moment du rendu et se perdre de nouveau dans son dessein, jusqu’à ce que son inspiration l’emporte, détaille Renaud Crespin. Cet instant où les contraintes disparaissent et où on arrive de nouveau à se concentrer sur l’essentiel, fait de ces substances un véritable outil de travail. »

3. Favoriser la récupération

Réussir à s’endormir après une longue journée, décompresser après une activité intense pour être de nouveau opérationnel pour un nouveau cycle de travail le lendemain, voilà une fonction fréquente des produits psychoactifs au travail. Renaud Crespin se souvient de la rencontre avec cette jeune chargée de production dans l’audiovisuel : « Sur une période d’essai de huit mois, elle a dû envoyer chaque soir un programme réalisé dans la journée. Elle arrivait au bureau à 10h, recevait les images dans l’après-midi, écrivait et montait son sujet dans la soirée, avant de rentrer chez elle vers 2h du matin. Et recommencer le jour suivant. Pour y arriver, elle consommait du café et du tabac toute la journée, prenait souvent un verre à midi avec les équipes, un rail de coke dans la soirée pour finir à temps, puis des somnifères pour trouver le sommeil. »

Quand le salarié rentre chez lui épuisé et qu’il sait qu’il doit être tout aussi performant le lendemain, le stress peut prendre le dessus et les pensées envahissantes peuvent l’empêcher de dormir. Généralement, pour aider à la récupération, ce sont la consommation de médicaments, d’alcool et de cannabinoïdes qui sont privilégiée.

4. Développer et entretenir les liens professionnels

Enfin, la consommation de substances aide à sociabiliser lors des soirées, des dîners professionnels, des pots et autres moments collectifs organisés dans le cadre du travail. En France, pays viticole, il y a une tradition à consommer des produits collectivement et particulièrement de l’alcool. Ces traditions sont d’autant plus importantes selon les secteurs d’activité et le niveau hiérarchique des salariés, puisqu’ils participent à renforcer les liens et favoriser le sentiment d’appartenance. « Par exemple, dans le bâtiment où il est fréquent d’être recruté via son réseau personnel, il est d’usage que la personne embauchée renvoie l’ascenseur en payant son coup à ceux qui lui ont fait confiance, raconte le chercheur. Idem pour un stage où l’on remercie les salariés expérimentés d’avoir transmis leur savoir ou pour se faire accepter par ses pairs. »

C’est généralement lors de ces moments festifs que les travailleurs tissent des liens avec leurs collègues ce qui, in fine, bénéficie au groupe puisqu’ils renforcent l’adhésion à l’entreprise, motivent les salariés et améliorent l’esprit d’équipe. Cette sociabilité est particulièrement importante au moment de l’accueil de nouveaux salariés, de promotions ou de départ de l’entreprise.

Finalement, à travers ces exemples, Renaud Crespin montre que la banalisation du recours à des produits psychotropes, de plus en plus diversifiés, ne relève pas – uniquement – de la recherche de performance. Elle n’est pas non plus soluble dans cette image de l’employé alcoolique chronique qui hante nombre de services. Pour le spécialiste, remettre systématiquement la faute sur le salarié contribue à écarter l’analyse des responsabilités et des dynamiques collectives qui expliquent bien souvent leurs recours. Pour cela, il ne faut plus stigmatiser certains produits, ni disqualifier leurs usagers, mais bien libérer la parole.


Article écrit par Romane Ganneval ; édité par Aurélie Cerffond ; Photo Thomas Decamps pour WTTJ