Individualisation et RH : un cocktail explosif ?

31. 1. 2024

4 min.

Individualisation et RH : un cocktail explosif ?
autor
Barbara Azais

Journaliste freelance

Salaire, primes, temps de travail et flexibilité à la carte… Faut-il individualiser la gestion des ressources humaines pour séduire et fidéliser les salariés ? Le concept fait débat et peut, à terme, se retourner contre les entreprises.

Depuis la crise sanitaire, les travailleurs ont revu leurs critères d’exigence et priorisent désormais l’équilibre vie pro / vie perso (53 %), le sens (37 %) et la flexibilité au travail (36 %), derrière le salaire (57 %), selon une étude du cabinet de recrutement Robert Half. Un changement de paradigmes auquel les organisations sont contraintes de s’adapter pour attirer de nouveaux talents et les fidéliser. Alors que l’humain a toujours placé l’entreprise au cœur de son existence, c’est désormais l’entreprise qui doit placer l’humain en son cœur. Notamment en tenant compte des besoins et contraintes de ses salariés. Si des progrès ont été faits en ce sens, notamment avec la mise en place du télétravail, de la semaine de 4 jours ou encore du congé menstruel, il n’est pas évident de repenser une organisation en satisfaisant tout le monde. Face à ce casse-tête, émerge doucement mais sûrement le concept (pas si nouveau) de l’individualisation en gestion des ressources humaines (GRH). « Ça fait 25 ans qu’on en parle », rappelle Thomas Chardin, fondateur et dirigeant de Parlons RH. Concrètement, l’individualisation des GRH repose sur la personnalisation de la relation qu’entretient l’entreprise avec chacun de ses salariés. Mais objectivement, « on est encore très loin de la personnalisation des différents processus ou pratiques RH. Quand on instaure 1 à 2 jours de télétravail par semaine par exemple, on ne personnalise pas. On applique des pratiques collectives ».

Répondre à tous les besoins humains, une mission RH impossible ?

L’individualisation des GRH voudrait que l’entreprise crée des conditions de travail sur-mesure pour chacun de ses collaborateurs. Un concept « utopique et irréaliste », selon Anne-Lucie, 43 ans, DRH d’un grand groupe dans l’agro-alimentaire. « On a joué le jeu en proposant du télétravail et en permettant à certains parents d’aménager leurs horaires quand cela était compatible avec leur poste, mais on ne peut pas faire du cas par cas pour tous ». S’adapter aux mutations de la société et se montrer attractifs fait sens, mais l’individualisation des GRH se heurte aux réalités de certaines entreprises. « Quand on gère plus de 2000 personnes, on ne peut pas proposer des jobs à la carte à tout le monde ». Pour Elliot Bernard, consultant chez Calista Conseil, l’individualisation peut éventuellement fonctionner « à court terme dans des petites structures qui ne cherchent pas à se développer ».

Mais là encore, rien n’est vraiment sûr. Car « chaque génération a des besoins différents. Les milléniaux veulent du sens au boulot, les Z sont plus volatiles et souhaitent profiter en dehors du travail. À cela s’ajoutent les étapes de vie : les mariages, naissances, décès, problèmes de santé, etc. Ça bouge tout le temps, donc leurs attentes évoluent continuellement ». Et selon la Théorie de l’anomie développée par Émile Durkheim (1858-1917), l’un des fondateurs de la sociologie moderne, les désirs de l’être humain sont infinis, mais les moyens des institutions pour les satisfaire sont limités. « Il arrivera donc forcément un moment où l’entreprise ne pourra plus répondre aux besoins personnels de chacun… et aura, en plus, détruit le collectif. »

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L’hyper-individualisation, la gangrène du collectif ?

Une hyper-individualisation RH peut entraîner une perte de liens et de cohésion au sein des équipes, soulignent les experts. « Quand on considère que le plus important c’est la personne et uniquement la personne, on risque de détruire le collectif », estime Thomas Chardin. « Plus on individualise la politique RH en se centrant sur les besoins et désirs de chacun, plus on crée des inégalités, complète Elliot Bernard. Et les liens de solidarité se distendent. » On peut alors voir apparaître des tensions entre collaborateurs, de la jalousie, de l’envie ou un sentiment d’injustice s’ils constatent qu’un collègue a négocié plus de flexibilité ou un salaire plus élevé à un poste équivalent. « À vouloir faire plaisir à tout le monde, on peut en arriver à ne faire plaisir à personne. »

Contrairement à l’idée selon laquelle offrir un job sur-mesure aux salariés peut contribuer à renforcer leur engagement, cela peut en fait les amener à se désolidariser. « Quand le PSG achète les meilleurs joueurs du monde, il leur parle d’intérêt commun, de collectif, de l’image du club, illustre Eliott Bernard. Mais ils s’en fichent, car l’hyper-individualisation qui fait que tous leurs désirs sont satisfaits les détourne du collectif. Ils signent, viennent jouer et prennent leur chèque, même si les résultats ne sont pas au rendez-vous. »
C’est pareil en entreprise : « Plus on personnalise la réponse aux désirs des salariés, plus on dégrade le sentiment d’appartenance. Les travailleurs n’ont plus l’impression de faire partie d’une équipe, d’un ensemble. Alors que c’est cet ensemble qui permet à l’entreprise de réaliser sa mission ». Pour Philippe Pierre, ancien DRH et sociologue spécialisé en management interculturel, la sur-personnalisation peut aussi entraîner « une perte de repères et une fragilité des statuts, avec des collègues qui ne se connaissent plus, ne créent pas de lien et n’ont plus de réciprocité ». Or les liens au travail sont importants pour favoriser le bien-être,la créativité, l’innovation et la coopération, et préserver la santé mentale.

Vers une approche RH plus « holistique »

Il ne s’agit pas non plus d’être inflexible. Tout est une question de dosage, selon les experts. Si à l’origine, la pratique RH a une fonction sociale, avec pour principal objectif de faire prévaloir les droits des travailleurs, elle joue aujourd’hui un jeu d’équilibriste : « Elle peut à la fois individualiser et avoir une approche collective pour favoriser la cohésion, estime Thomas Chardin. Il ne faut pas opposer les deux, qui peuvent se compléter ». Il est donc possible d’individualiser (mais pas d’hyper-individualiser, la différence est importante), de façon raisonnable, dans certaines situations, pour redonner « du sens au H de ressources
humaines
», sans mettre à mal le socle culturel commun. Ouf, on y est !

Pour cela, Philippe Pierre préconise de viser l’équité et non l’égalité. « Si on individualise, il faut le faire dans une logique d’équité. Au sein d’une équipe, il s’agit d’identifier les différences pouvant profiter à tous. » C’est-à-dire cerner les salariés, s’intéresser à eux et tenir compte, non seulement de ce qu’ils ont à apporter, mais de ce qu’ils sont : citoyens, aidants, pères, mères, etc. En effet, « l’entreprise est d’abord une affaire de société ». Les organisations peuvent par exemple interroger leurs employés et les laisser choisir entre un fixe ou un variable, des chèques vacances ou des tickets restaurant, des cartes cadeaux ou un abonnement annuel au cinéma, etc. Il est dans leur intérêt de prendre en compte les aspects sociétaux (inflation, hausse du chômage, etc) et la situation de chacun (mariage, divorce, veuvage, etc) pour permettre à leurs salariés de faire des ajustements en fonction de leurs besoins individuels. « Il s’agirait d’avoir une approche RH plus holistique », affirme Thomas Chardin. Mais sans pour autant faire du clientélisme, du favoritisme et de l’hyper-individualisation, qui (on ne le répétera jamais assez) détruirait le collectif.


Article édité par Ariane Picoche, photo : Thomas Decamps pour WTTJ

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