Lettre de motivation : et si on arrêtait les formules de politesse pompeuses ?

02. 2. 2024

6 min.

Lettre de motivation : et si on arrêtait les formules de politesse pompeuses ?
autor
Manuel Avenel

Journaliste chez Welcome to the Jungle

prispievatel

« Chère Madame » ; « j’ai l’honneur de vous annoncer » ; « veuillez agréer l’expression de mes sincères salutations »... Pourquoi en faisons-nous des tonnes avec les bonnes manières pour exprimer notre souhait de rejoindre une entreprise dans nos lettres de motivation ? Spoiler alerte, cette amabilité n’est pas la conséquence d’une cure de carottes.

D’après Dominique Picard, psychologue et autrice de Politesse, Savoir-vivre et Relations Sociales (éd. Que Sais-je, 2024), la politesse et le savoir-vivre sont un ensemble de règles proposant des modèles de conduite adaptés aux différentes situations sociales. Le terme qui tire son origine du latin politus, signifie « au sens propre, l’action de polir et, au figuré, celle d’orner avec élégance ». Elle joue un rôle fondamental de codification culturelle et prévoit « ce qu’il convient de faire en toutes circonstances, en ville comme au travail ». En facilitant les rapports interpersonnels, elle évite aussi que l’on s’enfonce dans des situations gênantes, explique la spécialiste : « Ne dit-on pas, d’ailleurs, que la politesse est “l’huile dans les rouages” des relations sociales ? » Dans ce cas, le recrutement est une mécanique bien rodée.

S’il est bien un lieu d’interaction sociale où la codification échappe parfois à notre logique, c’est le travail. Et encore plus dans son antichambre qu’est la candidature. « À l’attention de… » ; « Veuillez agréer mes sincères salutations » ; « Je vous prie de croire », « Je vous prie d’agréer, Madame, Monsieur, l’expression de mes sentiments distingués » ; « Avec mes respectueux hommages » ; « Je reste à votre entière disposition »… Pourquoi, dès lors que nous écrivons une lettre de motivation, nous nous transformons en poètes du XIXe siècle ? Ô rage, ô désespoir, de n’avoir su retenir votre attention : Lamartine ne l’aurait pas mieux écrit. Cette supplique à genoux ressemble à s’y méprendre à la déclaration d’amour imbibée d’eau de rose, d’un amant qui brûle, « dans l’attente d’une réponse de votre part ».

Le pire, c’est que ces phrases nous semblent si ridicules qu’on n’oserait même pas les prononcer à l’oral. Certes, l’accès à l’emploi n’est pas toujours aisé et l’on comprend le besoin de coller aux normes en vigueur pour ne pas prendre le risque de voir sa candidature rejetée. Mais alors qu’on a tendance à clôturer un échange après un entretien d’embauche par un aimable « au revoir et à bientôt j’espère », pourquoi en est-il autrement des formules de politesse dans les lettres de motivation ? Pourquoi exiger de nous autant de courbettes lorsque nous postulons ? Les recruteurs seraient-ils des adeptes de la vénération ? Aimeraient-ils, un tantinet sadique, nous voir rampants et obséquieux ?

L’hypothèse d’une survivance à l’écrit de la politesse à travers les âges

Les vertus de la politesse

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les formules de politesse n’ont pas été inventées pour flatter l’égo des recruteurs. En fait, ces phrases prêtes à l’emploi servent à plusieurs conventions. Les lettres de motivation, tout comme les CV, suivent ces normes. Écrire des formules de politesse permettrait de montrer que l’on a compris et qu’on est prêt à les respecter : une « formalité » qui appuie le sérieux de notre candidature et contribue à créer une image positive de nous en tant que candidat. Bien que Rousseau écrivait à propos de la politesse qu’elle est une qualité trompeuse, car elle « permet d’avoir les apparences de toutes les vertus sans en avoir aucune », il n’y connaissait visiblement rien aux processus de recrutement. Car, en fonction du secteur d’activité, certaines entreprises attachent encore de l’importance au respect des conventions. Cependant, il est important de noter que les pratiques évoluent, et de plus en plus de recruteurs font confiance à la sincérité et à l’authenticité dans les lettres de motivation.

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La France et son incroyable savoir-vivre

Comme la lettre de motivation se fait de plus en plus rare, les formules de politesse vont-elles aussi disparaître ? Pas si sûr. D’après un sondage Ipsos de 2019, parmi les préoccupations des Français sur la transmission des valeurs intergénérationnelles, la politesse arrive en tête, devant le respect de l’environnement et les sciences et connaissances. Et ce n’est pas non plus un truc de boomer, puisque sur 1003 jeunes (âgés de 15 à 22 ans) sondés par l’Ifop en 2017, le respect et la politesse arrivaient en tête des qualités les plus importantes. Mais pourrions-nous en passer pour autant ?

Je vous prie de… trouver des alternatives aux formules de politesse

Ruth Cimpoy a passé onze ans dans le recrutement et les ressources humaines dans l’IT. De son expérience, elle retient que si les lettres de motivation ont tendance à disparaître avec la possibilité de postuler directement sur des job boards ou des plateformes d’entreprises, les formules de politesse restent bien tenaces : « Sans faire de généralité, mon opinion sur le sujet est que j’ai toujours trouvé ces formules très pompeuses. De quand datent-elles ? Pourquoi ce format ? Je l’ignore, mais elles sont impersonnelles, et si elles aident à structurer, on peut aussi trouver d’autres alternatives. »

Elle préconise pour sa part, si une entreprise requiert une lettre de motivation, ou s’il vous tient à cœur de gratter du papier, de partir sur un texte qui vous ressemble : « La lettre est un outil qui permet d’en savoir plus sur vous au-delà du CV et de faire le lien avec les compétences que vous avez et souhaitez proposer à l’entreprise en fonction de ses besoins. » Alors, gagner en spontanéité, en naturel et en authenticité pourrait vous aider à vous distinguer de la masse qui a tendance à alourdir son récit de ces formules ampoulées. « On peut très bien remplacer un “Veuillez agréer mes sincères salutations” par “j’ai hâte de vous rencontrer et de pouvoir échanger avec vous”. Il faut se ramener à des situations concrètes et se demander, “si j’avais l’entreprise en face de moi, est-ce que je dirais vraiment “veuillez agréer mes sincères salutations” ? Non, on la saluerait par quelque chose de plus spontané comme “J’ai hâte d’aller plus loin dans les échanges.” »

À rebours de l’empowerment des candidats et du rééquilibrage du rapport de force, qui plane dans l’air du temps, les formules de politesse pourraient trouver une nouvelle gamme d’expressions moins marquées par la verticalité. Bien entendu, se sentir à l’aise face à la page blanche qu’on adresse à un recruteur n’est pas facile et tout n’est pas à jeter dans la structure actuelle. « On peut garder des éléments de base, comme l’entête, nom, prénom, contact, date et lieu, à qui on écrit (le nom de l’interlocuteur est idéal), un objet qui spécifie la nature de la lettre. L’essentiel c’est de progresser en entonnoir “vous, nous, moi”. On parle d’abord de l’entreprise, avant de parler d’un potentiel “ensemble” et de détailler ses propres compétences », évoque l’ancienne recruteuse. Elle recommande enfin, de miser sur le storytelling : « Pour moi, l’idéal pour contrer ces formules prêtes à l’emploi et se démarquer, est de sortir du cadre. J’ai une anecdote à ce propos : je me suis reconvertie dans la communication sans en avoir le bagage académique ou professionnel. Dans ma lettre, j’ai expliqué que l’écriture était ma passion, et dit comment cela allait me servir dans le contexte pro. Et je l’ai terminée par un “au plaisir d’échanger”. »”

Pour aller plus loin : une brève histoire de la politesse (on vous conjure de rester)

Dans Histoire de la politesse de 1789 à nos jours (éd. Champs - Champs histoire, 2020), Frédéric Rouvillois, essayiste, romancier et juriste français, retrace l’histoire en dents de scie du savoir-vivre dans notre pays. D’après ses observations, elle se découpe en plusieurs phases : avec des temps morts pendant la Révolution française, la fin de la Première Guerre mondiale ou l’après Mai 68, et des temps forts, comme pendant la Restauration et les dernières décennies du XIXe siècle (âge d’or de la politesse bourgeoise) et le début du XXIème siècle, ainsi que des moments d’incertitude comme la nôtre.

Comme pour la mode, certains usages disparaissent aussi vite qu’ils apparaissent… Par exemple, parce que la hiérarchisation s’opposait aux principes d’égalité et de fraternité, un courant d’anti politesse se développe à la Révolution. On y observe une politesse « verticale », avec l’interdiction du vouvoiement ou des termes comme « Monsieur » ou « Madame ». « Une tentative de neutralisation, de nivellement des différences », explique l’auteur. Bien qu’imparfaite, puisqu’elle n’abolit pas les rapports entre le maître de maison et les domestiques, par exemple, malgré un habile “renaming” les figurant comme des « hommes ou femmes de confiance » plutôt que des « laquais »… Ce qui nous rappellerait presque le passage du terme « salarié » à celui de « collaborateur ».

Après les grossièretés de la Révolution, fleurissent ensuite des manuels de politesse qui se confondent avec les manuels de savoir-écrire du parfait secrétaire. Les règles en matière de littérature épistolaire y sont troublantes de ressemblances avec nos chères missives de motivation. On s’étonne de retrouver dans Correspondance dans toutes les circonstances de la vie de la baronne de Staffe, des formules similaires aux nôtres pour répondre… aux faire-part de décès. Ainsi des « j’apprends la triste nouvelle avec une vive émotion » ou « exprime sa douloureuse sympathie et ses affectueux sentiments » ; « prie ses enfants de croire à la part douloureuse qu’elle prend aux malheurs qui les frappent »… « Le stéréotype figé apparaît en définitive préférable aux risques de la fantaisie : en l’occurrence, on le voit, il suffira de changer les noms », explique Frédéric Rouvillois.

En serait-il de même pour nos lettres de motivation ? Bien heureusement, nous avons épuré nos textes d’autres conventions de politesse, comme le fait de laisser un grand écart entre la ligne de la date et la ligne de début d’une lettre, qui marquait la plus grande considération que l’on devait à son destinataire selon l’adage « la dépense exprime la déférence ». Nous échappons aussi aux règles de pliage de lettre en fonction du destinataire, « en carré pour les rois… », s’il vous vient l’envie d’écrire une missive à un monarque. Enfin, si ajouter un « Monsieur » ou « Madame » après l’expression finale « je vous prie d’agréer » était déjà considéré sous la IIIe République comme le propre de personnes « qui ne sont certainement pas de la première jeunesse », faut-il vraiment continuer avec ces expressions ?

Nos sincères salutations !

Article édité par Romane Ganneval, photographie par Thomas Decamps

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