Entretien en 2042 : à quoi pourrait ressembler un monde en 100% télétravail ?

21 oct. 2021

5min

Entretien en 2042 : à quoi pourrait ressembler un monde en 100% télétravail ?
auteur.e
Noemie Aubron

Directrice générale et consultante @ 15Marches

Noémie Aubron est consultante, directrice générale de 15marches, une agence d’innovation et auteure de Futur(s), une newsletter qui met le futur en récit. Dans cette nouvelle inédite créée pour Welcome to the Jungle, elle imagine un monde où nos bureaux sont des espaces fermés connectés dans nos appartements et nos collègues, des adresses de messagerie.


Mardi, 21 mars 2042, 10h (GMT+1). Lena attend patiemment dans la salle d’attente que son interlocutrice se connecte. Par habitude, elle en profite pour ajuster ses critères de langue. Les propos de son interlocutrice seront par défaut traduits en Français. Un message lui rappelle qu’elle peut activer le filtre antidiscrimination fuseau horaire. Cela permet de neutraliser la lumière du soleil, rendant ainsi impossible l’identification de sa position géographique.

Lena est curieuse de démarrer cet entretien d’embauche. Sandra, la recruteuse, apparaît à l’écran.

Entretien d’embauche en 2042 : gardez la distance

« - Bonjour Lena, enchantée de vous rencontrer !

- Bonjour Sandra, de même !

- Je vois que vous avez activé le filtre antidiscrimination fuseau horaire. Si, conformément à la législation, vous pouvez choisir de ne pas communiquer votre localisation géographique, je dois m’assurer que vous avez bien pris connaissance du fait que la majorité de l’entreprise est coordonnée sur le GMT+2.

- Oui, Sandra, c’est très clair.

- Parfait ! Merci en tout cas d’avoir accepté cette rencontre. Comme vous le savez, Polène est une entreprise assez différente du reste du paysage mondial largement en full remote. Même si nous accueillons des profils qui refusent de se déplacer ou qui n’en n’ont pas les moyens, nous privilégions avant tout le lien professionnel physique, un combat mené par notre directrice. Cela n’est pas toujours simple, et vous imaginez bien que nous devons être créatifs pour donner envie à nos futurs collaborateurs de se déplacer dans nos locaux.

- Oui, je me doute. J’ai lu des articles et des témoignages de collaborateurs, mais je ne vous cache pas que j’ai du mal à me représenter à quoi ressemble la vie quotidienne de vos collaborateurs. Je n’ai jamais connu de contexte comme celui-ci. Mon employeur actuel propose une formule aux antipodes de la vôtre. J’ai un box de travail installé par l’entreprise dans mon appartement, et le temps que je passe assise dans mon siège est décompté de manière très précise. Cela me permet de séparer physiquement et temporellement mon travail de ma vie privée, ce qui me convient pour l’instant.

- La plupart des collaborateurs de Polène sont passés par là. Mon rôle, Lena, est de m’assurer que vous avez la capacité de vous adapter et de vous épanouir dans notre système hors norme.

Le son et la vidéo de la communication se coupent. Lena réapparaît à l’image quelques secondes plus tard.

- Excusez-moi, mon fils a encore réussi à pirater la serrure connectée de mon box. C’est censé être très efficace contre les interruptions de ce type, mais il est vraiment malin !

- Pas de souci Lena, je comprends. Où en étais-je ? Ah, oui, m’assurer de votre capacité à vous épanouir et vous adapter à un nouvel environnement professionnel. Comme je le disais, nous sommes très intéressés par votre profil, et nous avons recueilli plusieurs recommandations extrêmement favorables d’anciens collègues concernant vos compétences. Si l’idée de nous rejoindre vous titille, nous proposons un stage d’immersion chez Polène d’une semaine pour découvrir notre modèle. Nous sommes situés dans un petit village de Bretagne en bord de mer. Toutes les maisons de la commune appartiennent à notre organisation et sont mises à disposition des collaborateurs. 85% d’entre eux habitent ici tandis que les autres habitent dans d’autres régions du monde. Nos bureaux sont situés à cinq minutes à pied du cœur du village. Vous pourrez donc vous installer en famille pendant une semaine pour expérimenter notre manière de vivre et de travailler. Comme votre conjoint travaille à distance, nous avons également des box pour des externes dans nos bureaux. Et grande nouveauté cette année : nous avons rouvert l’école du village. C’est la dixième réouverture d’une école physique à en France.

- Cela me plaît bien. D’ailleurs, cela ressemble assez à notre précédent projet de vie. Nous avons un temps emménagé dans un micro-quartier de designers à Montpellier, pour se retrouver au plus près de notre communauté professionnelle. Certains trouvent cela étouffant, j’ai pour ma part beaucoup aimé cette proximité. En revanche, depuis que nous avons des enfants, la vie est plus facile dans un environnement plus diversifié. Nous habitons donc désormais dans un immeuble-vie classique.

- Prenez du temps pour y réfléchir Lena, ce n’est pas un choix facile. On peut se recontacter la semaine prochaine pour faire le point.

- Oui, parfait, merci Sandra. Au revoir !

- Au revoir ! »

Une relation au travail toujours plus déconnectée ?

Lena est perplexe. Elle se déconnecte du mode de navigation privée de son box de travail, puis rejoint son compagnon et son fils dans la cuisine.

« Pedro, par pitié, arrête de rentrer dans mon box. Quand il est fermé, c’est que je travaille, ok ? Dis, mon chéri tu connais Polène ?

- C’est cette boîte en Bretagne qui essaie de lutter contre le travail à distance, c’est ça ?

- Oui. Je viens de discuter avec eux, ils aimeraient que je les rejoigne.

- Ils ont quoi comme système d’exploitation pour leurs box de travail ? Tu ne supporterais pas de repasser sous Pomme.

- Non, Théo, je me suis mal exprimée. C’est pour un poste en physique dans leurs bureaux en Bretagne.

- Euh, tu veux dire qu’il faudrait déménager ?

- Je ne sais pas, ça pourrait être une expérience à vivre, non ? En plus, ils ont une école en présentiel. Tu imagines, Pedro pourrait aller à l’école avec des copains, comme nous à l’époque !

- Mais tu te rends compte de ce que cela veut dire ? Tu pourrais vraiment envisager de quitter Montpellier ? On a tout ici, nos amis et notre famille. C’est rare de trouver dans une ville de cette taille une communauté professionnelle aussi dynamique dans nos métiers. Sans compter que l’on a passé plus de dix ans à construire cet immeuble-vie pour faire venir un boulanger, un infirmier et un réparateur de vélo ! Tu sais combien c’est précieux et difficile ! On a nos racines ici !

- Moi aussi Théo, je tiens à cette vie, et à cette ville. Tu sais que j’y suis depuis mes quinze ans, quand mes parents ont décidé de quitter Paris durant la pandémie de 2020. J’apprécie aussi le fait que notre quartier se soit construit autour d’un projet politique. On a réussi ensemble à échapper à la consommation par écran et robots interposés qui m’horripile tant. Je ne comprends toujours pas comment on peut parler à son boulanger ou son médecin au travers d’un écran de téléphone. Bref, je mesure combien c’est important tout ce qu’on partage avec nos voisins. Mais parfois, j’aimerais bien voir du pays.

- Lena, tu veux vraiment rejoindre cette boîte de hippies ? De toute façon, tu ne peux pas me demander de renoncer à ma vie sociale. J’ai tout ici. Je ne peux pas abandonner ma mère qu’on a enfin réussi à loger dans l’immeuble. On n’aurait pas d’autre choix que de la laisser entre les mains d’un compagnon à distance. Tu te rends compte, la laisser discuter trois heures par jour avec quelqu’un à l’autre bout de la France via un écran ? Elle va vraiment déprimer… Et il faudra que je lui achète un robot SilverCare pour être sûr qu’on prenne soin d’elle au quotidien. Non, ce n’est pas possible pour moi.

- Je pensais que ça pouvait valoir le coup de tenter de travailler sans l’interface d’un écran. Mais tu as raison, c’est probablement une folie. Personne ne comprendrait ce choix. Et puis, c’est vrai, c’est bien que Pedro puisse rester avec sa mamie et ses copains de l’immeuble. Au moins, il ne risque pas d’attraper des maladies de l’extérieur…

- Je suis désolé, Lena, je ne veux pas te couper les ailes. Mais ça me semble vraiment farfelu. Je ne vois pas bien l’intérêt de vouloir se rapprocher de personnes avec lesquelles tu ne partages qu’une seule chose : ton employeur. Et en ce qui me concerne, je n’aurais absolument aucun point commun avec eux ! Mais tu peux toujours essayer un poste chez eux à distance, non ? »

Lena sent alors une petite main tirer très fort sur son t-shirt. Pedro lève les yeux vers elle et lui demande :

  • Maman, c’est vrai que Papa et toi vous vous êtes rencontrés à l’école physique ?

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Photo par Welcome to the Jungle
Édité par Romane Ganneval

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