J'ai testé : « Tout détruire dans une Rage Room pour évacuer la pression pro »
27 juil. 2023
9min
« Stressé, fatigué, métro tombé en panne ce matin, envie de vous défouler ou juste de vous amuser ? Seul ou à plusieurs, venez casser : écrans, vaisselles, meubles. » Dans les « Rage Room », des salariés viennent évacuer leurs frustrations professionnelles à coup de batte de baseball. La destruction aurait-elle des vertus curatives ? J’ai testé pour vous.
Le rideau métallique du 23 de la rue Blondel à Paris remonte pour laisser apparaitre David, 34 ans, gérant de la boutique Fury Room. Il m’accueille aux côtés d’Ulysse, un malinois fougueux de trois mois, chargé dans un avenir proche, de surveiller le commerce situé dans un quartier « mouvementé ». De bon matin, un cliquetis monte aux oreilles, un employé trie le bris de verre, porcelaine et composants électroniques dans différents sacs : les restes d’une précédente session de casse. Car sous l’apparence d’un bar somme toute normal, le maître mot ici est « destruction ». Une explicite décoration préfigure déjà l’activité à laquelle je vais me livrer sous peu. Sur les murs, de l’outillage (pieds de biche, massues et battes de baseball), des casques de soldat et de soudeur chromés à la bombe et une inscription sans ambage dans une police d’écriture aux allures militaires : « Choose your Weapon », le tout dans des teintes jaunes et grises qui évoquent une esthétique à la croisée de l’usine et d’un soupçon d’univers à la Mad Max Fury Road.
Si la Fury Room est une marque déposée en 2017 par David, le concept reprend celui d’une rage room : « Un espace où vous pouvez vous défouler et casser les objets du quotidien, dont le nombre varie en fonction de la formule que vous choisirez », détaille le site Internet. La raison d’être d’un tel lieu ? « Vivre en centre-ville peut être extrêmement stressant et nous avons tendance à garder à l’intérieur de nous beaucoup de frustration et de colère, sans moyen de les laisser s’échapper. » La promesse de l’expérience : « Libérez votre colère intérieure dans un lieu sûr et hors de tout jugement. » Une nouvelle façon de se défouler, à partir de 25 euros par personne et pouvant accueillir selon le site, une à 100 personnes. David construit aisément le pont entre le stress de nos vies professionnelles et l’émergence du concept : « On a la chance d’être complet tout le temps car la population est plus électrique, plus tendue, surtout depuis le Covid. On a des clients qui nous disent “j’en ai marre du boulot ou du contexte social.” » Sous des airs ludiques, s’amuser à tout casser serait porteur de bien-être. Un slogan se déroule sur le site : « Sortez de votre style de vie et des codes et lâchez-vous, c’est exactement ce dont vous avez besoin. » Je m’apprête à le vérifier !
Première session de destruction ludique
Au-delà du comptoir, des combinaisons suspendues et des casiers occupent le vestiaire de l’arrière boutique : le nécessaire pour entamer une session. Après avoir écouté les consignes de sécurité, David m’attribue des équipements à ma taille : « plastron, pantalon anti coupure, chaussures de sécurité, gants, visière, tour de cou… », inventorie le gérant. J’ai la dégaine d’un Brav-M, mais ici, le deuxième maître-mot c’est « sécurité. » « On met un point d’honneur à protéger tout ce qui peut saigner », évoque David au souvenir d’un client qui s’est un jour perforé l’artère fémorale en ne respectant pas les consignes. Après le choix d’une playlist « métal » qui je trouve concorde avec la scène qui va se dérouler dans quelques minutes, j’emprunte un escalier menant à la cave. Pour l’occasion, David m’a préparé une Mad House, comprenez : « Des items qui rappellent une ambiance d’appartement ou de bureau (assiettes, verres, TV, ordinateur portable, meubles et d’autres appareils électroniques). On a aussi la formule “House breaker” dans laquelle on trouve de la vaisselle et des bouteilles en verre. »
En pénétrant dans la “Mad House”, l’air frais et humide de la cave m’envahit et j’aperçois ce qui ressemble aux reliques d’un banquet d’un autre temps : des bouteilles de verre sans étiquette et de la vaisselle en porcelaine achalandent une robuste table en bois grossier et sans âge. « Je remonte pour te lancer la playlist. En général c’est 10 minutes pour les formules découvertes, mais tu verras qu’au-delà de 20 minutes, même au frais dans le sous-sol, tu seras tout dégoulinant », me lance David avant de claquer la porte derrière lui. Je sélectionne mon arme, une batte, style gourdin d’environ 30 centimètres, parfait pour mon gabarit. Un peu impressionné par le silence insonorisant de la cave faiblement éclairée, je scrute les items et me demande lequel je vais fracasser en premier ? « Du Hast Mich », Rammstein bourdonne déjà dans mes oreilles et si je ne comprends pas l’allemand, cela suffit à m’énerver. Montée d’adrénaline, mains moites, j’empoigne fermement mon gourdin, lève mes mains jointes au-dessus de mes épaules, et assène un coup énergique diablement destructeur sur une bouteille qui explose et projette une constellation d’étoiles de verre sur les murs (en effet, la visière est utile.) Étrange, casser cette bouteille m’a procuré une grande satisfaction.
Je suis un grand optimiste qui laisse généralement une chance à sa journée, ce qui fait que je suis rarement de mauvaise humeur de bon matin. Et s’il me force à aller contre une tendance hédoniste toute naturelle à refuser l’effort, je considère mon travail comme une source d’enrichissement. Pour jouer le jeu, je m’évertue donc à repenser aux pires moments de ma vie professionnelle : le visage de ce manager tyrannique, les soixante onglets ouverts sur mon écran, les notifications en flux continu de messages reçus dès 8h du matin, un open space plein à craquer : un cri rauque de guerrier (ou de coquelet) s’échappe de ma gorge et je m’acharne sur une chaise de bureau, une imprimante, un écran : les coupables tout désignés. Une chaleur envahit mon corps, le sang afflue à mon cerveau. Faire du bruit, s’agiter en mouvements violents, voir l’impact, les débris projetés, respirer l’humidité qui se gonfle de sueur et d’ondes de chocs, tout cela est tout simplement jouissif. Boom, un coup de marteau dans l’écran ; Cling-cling, les assiettes qui valsent tel des frisbees, un German Suplex porté sur cette chaise dont j’ai au préalable réduit les roulettes à l’état d’atome… Plusieurs musiques passent, combien de temps s’est-il écoulé ? Mon esprit se brouille. Passée cette colère d’Achille, il n’y a plus rien à casser, si ce n’est la coriace imprimante qui me nargue. Mais j’abandonne le lieu du massacre et remonte à la surface, les muscles bien éprouvés et plus léger, un peu comme après une intense séance de sport, condensée en 20 minutes. De quoi vous faire économiser une séance chez le psy ? J’ai quelques questions à poser à David.
Casser pour réparer, les vertus de la destruction
Dès la naissance du concept, la rage room est liée au monde du travail auquel on associe des comportements contrôlés et une maîtrise de soi : « Tout commence par un événement au Japon, raconte David. Un employeur devait licencier pas mal de salariés et avait créé une salle dans le style rage room dans laquelle il avait mis des photos de lui pour que ces personnes puissent se défouler. » Et lorsque le gérant dresse le portrait robot du client type de la boutique, je comprends un peu plus le rapprochement : « Une personne de 25-35 ans, qui travaille sous pression pendant 10h par jour, en start-up. Une population qui est beaucoup sur la retenue. Nous avons d’ailleurs plus de femmes que d’hommes, car à mon avis, il est socialement moins accepté pour les femmes d’extérioriser ce genre d’émotions. Mais ici, c’est un espace de liberté dans lequel on peut s’exprimer. »
Pour le reste les situations sont très variées, de la bande de potes qui veut s’amuser, au malheureux qui s’est fait larguer. « On voit aussi des parents qui veulent renouer le lien avec leur ado (en mode Pascal le grand frère), des EVJF, et bien entendu des teambuildings qui représentent tout de même 30% de mon chiffre d’affaires », détaille David qui s’étonne de la fidélité de certains clients qui reviennent à plusieurs reprises dans l’année. Côté objet, les écrans d’ordinateur ou de télévision sont les stars : « sans écran, on fermerait », assure David. Viennent ensuite les imprimantes également plébiscitées : « Au bureau, c’est toujours l’objet qui t’emmerde un peu et incarne ce côté rébarbatif du travail. » Si les clients ne se confient pas toujours, David a souvent le plaisir de les voir descendre en tirant un peu la tête et remonter avec la banane. « Nous, on reste un divertissement, une catharsis, un défouloir, ce que tu veux, mais on a aussi des gens qui viennent pour des choses graves, des histoires lourdes. Parfois psy et patient se retrouvent ici car ils estiment qu’ils ont besoin de faire sortir des choses. Je ne verse pas dans la thérapie, ce n’est pas mon métier, moi je reste dans ce que je sais faire, le divertissement. »
Mais forcément, tout cela m’évoque Demolition, le long métrage de Jean-Marc Vallée dans lequel Jake Gyllenhaal détruit à coup de masse, les objets, meubles et murs de sa maison, pour surmonter le deuil de sa femme. La destructothérapie aurait-elle des vertus ? Ce concept, d’autres l’ont développé au point d’en faire un outil de thérapie. C’est le cas de Jennifer Le Guen, thérapeuthe ludique qui exerce du côté de Rennes.
Atelier psycholudique : « On ne casse pas pour casser »
Pour une après-midi ou une journée entière, Jennifer propose de lâcher prise dans des ateliers défouloirs. Une démarche qu’elle souhaite la plus éco responsable possible : « on travaille avec des ressourceries et les objets que l’on casse sont dépollués et non réparables. La casse est triée, les matériaux recyclés, parfois à destination d’artistes mosaïstes. » Une version plus encadrée de la rage room car incluse dans un parcours de thérapie, me glisse-t-elle au téléphone. « Socialement, il n’est pas acceptable de montrer ses colères, sa frustration et on a plutôt tendance à vouloir les réfréner ou les cacher. Mais le problème, c’est que ces émotions s’accumulent et ressortent de manière plus fracassante, avec dégâts, et se déversent parfois à l’encontre d’objets ou de personnes éloignées des raisons de cette colère », pose-t-elle. Le but de son atelier : réapprendre à comprendre ses émotions. Un gros temps de cet atelier est ainsi consacré à la recherche de ce sentiment de colère et à la mise en place de solutions pour éviter ces déchaînements viscéraux. « On ne casse pas pour casser et il n’est pas question de laisser une personne avec son émotion en mettant simplement un sparadrap dessus. Ma démarche s’inscrit dans une approche holistique, globale, où l’on a une vision générale du besoin de la personne. »
Après ce travail de réflexion, les participants sont invités à personnaliser leur émotion en inscrivant le nom d’une peur ou d’un trauma resté au travers de la gorge sur les objets. « Cette phase vise à faire réfléchir et à chercher en soi les choses bloquées pour permettre d’avancer. Ma colère, d’où vient-elle ? », interroge la thérapeute. L’objet fait figure de transition qui libère et dirige la colère en un point précis. « Certaines personnes viennent nous voir à des moments charnières, car elles subissent trop de pression, ont vécu un décès, sont en dépression… J’ai aussi la visite de groupes de collègues qui viennent dans le cadre de teambuilding et dans une démarche de management et de compréhension des non-dits du groupe, ou des employés pour qui cela se passe juste mal dans leur travail et qui cherchent un exutoire. Avec la casse, symboliquement, on brise le schéma de l’émotion négative et l’on se dirige vers plus de légèreté pour la personne. »
Emotion : mode d’emploi
Mais pourquoi casser fait-il du bien au juste ? J’interroge Jennifer sur ce point. « À la base, nous sommes des animaux ne l’oublions pas. Nous avons hérité de ce qu’on appelle le cerveau reptilien, qui fonctionne un peu par action/réaction. La colère c’est une émotion qui nous dit que quelque chose atteint une limite pour nous qui devient dangereuse. L’humain a évolué de cette manière qu’il réagit à des choses différentes que s’il était resté dans la nature. Par exemple lorsque ses valeurs sont confrontées à une dissonance cognitive. Pour se protéger de cela et détruire la cause du problème (car le corps a une implication importante dans la gestion des émotions), il va rejeter, crier, casser, faire preuve de violence pour éloigner l’ennemi. Ce sont les vestiges de cela qui expliquent que détruire peut faire du bien. » En soi, la colère serait donc une partie des émotions primitives, que l’on ne peut complètement nier ou mettre sous le tapis. Mais d’autres moyens d’évacuer celle-ci existent, comme le sport. « Le tout est de trouver son moyen de l’exprimer. » Comme il n’est pas toujours facile d’aller voir un thérapeute, passer par le ludisme peut rendre la démarche plus simple. Lâcher prise aurait ainsi des vertus, à l’instar du cri primal, aussi utilisé par Jennifer dans ses ateliers. « On amène les gens à sortir quelque chose d’enfoui, d’animal, de sauvage, venant du fond des tripes. Hurler permet d’évacuer et de procurer tout un tas d’émotions. Et le résultat est assez fou, lorsqu’on permet à quelqu’un de sortir un vrai cri profond dans un lieu adapté où l’on n’est pas transi par la peur de déranger. »
La violence ne résout pas tout
Comment conclure cet article sans l’avis d’une spécialiste des souffrances liées au travail ? J’ai contacté Daphnée Breton, psychologue du travail qui m’a éclairé sur ces pratiques. « Il est avéré que le lâcher prise permet de faire baisser le niveau d’angoisse, de stress, d’anxiété, c’est le propre des méthodes de type méditation ou de la sophrologie », reconnaît-elle. De l’avis de cette dernière, se défouler et faire sortir les émotions contenus tout au long d’une journée de travail par exemple, peut avoir un effet positif à un instant donné. Car le mal-être et la souffrance au travail sont une réalité croissante. « En 2022, le deuxième motif des arrêts maladies était les troubles psychiques. C’est en partie lié à la question des dégradations des conditions de travail. Cette stat’ montre bien que les travailleurs sont de plus en plus abîmés par le travail. Il y a plusieurs décennies, on était plutôt sur une pénibilité physique. On a connu avec la modernité une amélioration de cette pénibilité physique, qui s’est en fait transformée. Aujourd’hui, on a beaucoup plus de charge mentale que physique, même si des obligations sont portées par le code du travail : les employeurs doivent fournir les moyens aux travailleurs leur permettant de bien faire leur travail et de répondre aux objectifs, ils sont dans l’obligation de préserver la santé mentale et physique et d’adapter le travail à l’homme et non l’inverse. » Or, l’intensification des rythmes de travail, les conflits de valeur, la dégradation des rapports sociaux continuent d’être un terreau fertile à la dégradation de la santé des travailleurs au sens large. De-là à tout régler par la destruction ? « Il ne faut pas évacuer ou individualiser les problématiques liées au travail, mais agir dans le cadre des organisations. En d’autres termes, il faut aussi et surtout soigner le travail. »
Article édité par Gabrielle Predko ; Photo par Thomas Decamps
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